La librairie indépendante: un réseau culturel de proximité
Le Grand Est compte environ 150 librairies indépendantes, généralistes ou spécialisées, réparties sur l’ensemble des 10 départements. Des librairies qui participent au maillage culturel du territoire et sont parfois, dans certaines communes rurales, à l’instar des bibliothèques, le seul lieu culturel de proximité.
Le maintien d’un vaste réseau de librairies dans l’Hexagone a notamment été rendu possible par la loi sur le prix unique du livre (la loi du 10 août 1981, dite loi Lang), garante de la diversité éditoriale et de l'accès au livre. Elle permet en effet de bénéficier d’un prix de vente identique, où que l'on soit en France et quel que soit le lieu d’achat, grande chaîne commerciale, plateforme internationale en ligne ou petit libraire indépendant.
La Bulle Ludivresque à Fismes: un lieu d'échanges et de partage
L'ouverture d’un commerce est toujours un pari mais dans le domaine de la librairie, c’est d’autant plus vrai que les librairies ont une des marges nettes les moins rentables du commerce de détail, selon une étude du Syndicat de la librairie française.
Si l'on ajoute un contexte économique incertain et le choix courageux de s'installer dans une commune de moins de 6 000 habitants, le projet d'Emmanuel Romain et Pauline Singer, épaulés par Lugdivine Bernard, présidente de l'association "La Bulle Ludivresque", d'ouvrir une librairie indépendante à Fismes (Marne) a tout pour attiser la curiosité.
En effet, réussir une implantation à la campagne implique, tout en développant économiquement l'entreprise, d'aborder le commerce autrement, de réinventer les règles, autour du partage et de la convivialité. Lieu de rencontre, la librairie doit s'ouvrir à des publics venus de tous les horizons et s'adapter aux différents usages de lecture, tout en créant ce "plus" que n'auront jamais les grandes enseignes commerciales, et qui fait tout le sel du projet: le lien social.
Rencontre avec Emmanuel Romain et Pauline Singer, après quelques mois d'ouverture
Comment a débuté cette aventure ?
Emmanuel Romain. Le constat, c’est que la librairie qui existait depuis 60 ans ferme et que ce n’est pas acceptable. Début 2022, la librairie historique de Fismes avait été revendue et 18 mois plus tard, elle était en liquidation judiciaire. Le jour de la liquidation, j’étais dans le bureau du maire pour lui dire que je souhaitais reprendre l’activité. J’étais très attaché, comme client, à cette librairie. Entrepreneur, je recherchais une activité sur le secteur. Pauline, de son côté, était à la recherche d'un nouveau poste dans le secteur de la librairie.
Pauline Singer. J'ai, derrière moi, une dizaine d’années d’expérience dans le métier, de l’espace culturel aux petites librairies, en passant par la grande librairie de centre-ville. Lorsque j’ai appris que la librairie de Fismes venait de fermer, j’ai tout de suite souhaité fédérer un projet de librairie coopérative. Et puis j’ai rencontré Emmanuel...
Emmanuel Romain. Entre temps, les murs de l’ancienne librairie avaient été vendus et nous avons mis 14 mois à ressortir le dossier. Nous sommes aujourd’hui dans un local situé à 80 mètres de la librairie historique, dans l'ancienne caserne des pompiers, devenue un temps Office de tourisme, un local appartenant à la commune. Il a été nécessaire de le mettre aux normes et de faire des aménagements, ce qui a finalement été une chance pour le projet. En effet, une librairie à la campagne ne peut pas être un commerce comme les autres, il faut que ce soit un lieu de vie. Dès le début, il nous semblait indispensable que les habitants, les futurs clients, se saisissent du lieu.
Comment impliquer les habitants dans le projet?
Emmanuel Romain. Nous souhaitions que les gens se sentent investis dans l’usage et dans le retour à la vie de ce lieu; le succès de l’entreprise reposait, pour moi, sur l’implication des habitants. Par exemple, tous les artisans qui ont travaillé sur le projet sont des environs de Fismes. Un ferronnier a réalisé les étagères, les planches en bois proviennent de l’ancienne station Total, certains meubles appartenaient à l’Office de tourisme. Ces meubles, comme la banque d’accueil par exemple, ont été retaillés par un artisan cuisiniste. Des petits meubles ont également été donnés par des habitants, et du matériel offert par l’ancien libraire historique. Enfin, une maman a imaginé la structure enfantine en forme de capsule spatiale et son mari l’a réalisée à la découpe laser. L’idée était que tout soit local et que les gens se sentent embarqués dans une aventure. Parallèlement, Pauline nous a fait connaître une cigale, un système de participation financière en indivision volontaire, gage que les personnes seraient convaincues et qu’elles viendraient pour le projet et non pour le profit. Nous avons ainsi embarqué 20 personnes supplémentaires. On ne partait pas de rien et c’est ce qui, je pense, a convaincu la banque.
Mobiliser des capitaux sur le projet a été difficile?
Emmanuel Romain. Ça nous a pris 14 mois. À côté de l’investissement personnel, il a fallu convaincre les banques. En amont, nous avons obtenu la confiance de la Banque Publique d'Investissement (BPI) sur la garantie du prêt, le soutien du club de financement citoyen qui investit dans des petites entreprises, "Les cigales", et nous avons également été subventionnés par la DRAC Grand Est et la Région Grand Est dans le cadre du soutien à la filière du livre.
Ouvrir une librairie, qui plus est en milieu rural, est-ce un pari?
Emmanuel Romain. Il faut tout d’abord rappeler que Fismes est sur le territoire des Rèmes, qui a donné son nom à Reims, là où Jules César a mis une raclée aux Belges et où il a dit que de tous les peuples qu'il a combattus, "les Belges sont les plus braves". C’est une commune ancrée dans l'Histoire, qui a subi les conflits du XXe siècle, a été détruite à 80%, mais où il a une vraie identité ; une ville reconstruite, mais où les gens ont une certaine fierté. Il y a également un particularisme.
Il s'agit d'une commune d’environ 5.800 habitants, mais la zone de chalandise isochrone [secteur géographique, tracé selon un temps de trajet, d'où proviennent les clients d'un magasin ou d'une entreprise], qui est déterminée en fonction du temps de trajet nécessaire pour se rendre au point de vente, comprend une population de 44.000 personnes à moins de 20 minutes de route, avec un salaire médian supérieur à la moyenne nationale et des comportements d’achat spécifiques. Nous n’avons que quelques mois d’ouverture derrière nous, mais les prévisions sont conformes. C’est sur la durée qu’il va falloir tenir. La question de l'accès à la commande publique est aussi un sujet important, sur lequel nous serons attentifs.
Pauline Singer. Je confirme qu’il y une ambiance particulière à Fismes. Les gens sont accueillants, à l’écoute. Je suis libraire depuis 12 ans, nouer une relation de confiance avec une clientèle fidèle prend du temps, mais ici, après à peine quelques mois, des clients me disent déjà "si c'est Pauline qui conseille, c’est bon pour moi!".
Comment avez-vous travaillé l'assortiment?
Pauline Singer. L'assortiment a été construit le plus large possible, sachant qu’il y a toujours des niches. Par exemple, je ne m'attendais pas à ce qu'il y ait une clientèle si spécifique pour les livres d'histoire. La BD, qui n’existait pas historiquement à Fismes, fonctionne bien également, ainsi que l’offre jeune public. Nous proposons également de la papeterie et des jeux.
Emmanuel Romain. Nous avons à peu près atteint le nombre de références que nous souhaitions, mais l’objectif est de continuer à grandir. L'ancienne librairie mesurait 180 m² (avec la presse), contre 87 m2 aujourd'hui, et je pense qu'on peut encore se développer car l'attente de la clientèle est là. Nous avons très vite touché les gens du centre-ville de Fismes parce qu'il y avait une vraie attente et les gens des alentours commencent à venir.
Vous proposez tous les services de commande en ligne?
Pauline Singer. Nous sommes sur plusieurs plateformes nationales de commande en ligne et bien entendu sur la plateforme régionale Les libraires de l'Est, comme sur le pass culture. Il est possible de commander ou de réserver en ligne, puis de payer en ligne et venir chercher les livres en magasin, sans frais.
Emmanuel Romain. Je dois avouer que je suis un peu déçu ! La machine à café n’a pas encore le succès escompté, et ce malgré les différentes sortes de grains proposés… Nous verrons cet hiver.
Et concernant les réactions du public?
Pauline Singer. Le plus beau compliment que j'ai entendu, il y a quelques semaines, vient d’une dame qui est arrivée et m’a dit, "c'est vraiment la librairie dont je rêvais". Et d’ajouter "Regardez, j'en ai les larmes aux yeux".
Emmanuel Romain. De mon côté, c’est quand un libraire, dans le métier depuis trente ans, m’appelle et me dit, "J'ai des clients qui reviennent de chez vous. Ils m'ont dit que c'était génial. J'aimerais bien qu'on fasse connaissance". Là on se dit qu'on a fait le boulot.
Un ex-libris spécial "Astérix"
Fismes est la ville natale d'Albert Uderzo. Bien que n’y ayant pas vécu longtemps, il y a toujours été très attaché. Une vraie dynamique existe autour de l’auteur et la commune dispose de fresques, de dessins et de planches.
La librairie de Fismes est, historiquement, l'un des plus gros vendeurs d'Astérix lors des sorties de nouveaux albums.
Un ex-libris Astérix a été créé tout spécialement et il est apposé sur les exemplaires vendus à la librairie, pour lesquels il existe même une demande internationale!
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