Qui étaient les sculptrices du XIXe siècle ? Françaises ou étrangères, souvent filles ou épouses d’artistes, ces artistes ont été les camarades d’atelier, les amies, ou même les rivales de Camille Claudel. Certaines ont exercées avant elle, d'autres lui ont succédée. Et, pour autant, la plupart sont aujourd'hui complètement méconnue.
Coproduite par le musée Camille Claudel, le musée des Beaux-Arts de Tours et le musée de Pont-Aven, l'exposition "Au temps de Camille Claudel" met à l'honneur les créations d’une vingtaine de ces sculptrices. Grâce à des prêts d'institutions nationales ou internationales, 90 objets (sculptures, portraits, photographies et correspondances) redonnent vie à l’entourage artistique féminin de Camille Claudel, depuis ses débuts dans le Paris cosmopolite des années 1880 jusqu’à son internement en mars 1913.
La présence des œuvres des femmes dans les musées
L’idée de l'exposition est née au musée Camille Claudel de Nogent-sur-Seine, qui abrite la plus grande collection au monde d’œuvres de l’artiste.
Le musée détient un ensemble de sculptures de nombreux artistes de l’époque, notamment Alfred Boucher, Antoine Bourdelle et Auguste Rodin. Mais parmi ceux-ci, une seule femme autre que Camille Claudel y est représentée : Lucienne Gillet.
Cette absence pourrait laisser penser que les sculptrices étaient peu présentes à la fin du XIXe siècle et il s'agissait de montrer qu'il y en avait d’autres, de dire d'où elles venaient et de s'interroger sur leurs liens avec Camille Claudel.
Sur ces différents aspects, l'équipe du musée ne partait pas de rien, "Les travaux pionniers de l’historienne de l’art et commissaire de l’exposition Anne Rivière – notamment compilés dans son "Dictionnaire des sculptrices" – ont démontré qu’un très grand nombre de femmes avaient exercé professionnellement la sculpture". Pour les commissaires scientifiques de l'exposition, il s’agissait "de sortir Camille Claudel de l’isolement dans lequel elle est trop souvent enfermée, et de mettre en lumière d’autres sculptrices talentueuses reconnues en leur temps et oubliées aujourd’hui". La construction du propos général de l'exposition est partie de ce constat. Camille Claudel constitue le pivot autour duquel sont rassemblées les sculptrices marquantes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. L’exposition suit un fil chronologique en s’intéressant à celles qui ont exercé avant, pendant et après elle.
Exposition d'intérêt national : un label d'excellence
L'exposition est labellisée "Exposition d'intérêt national". Le label valorise le discours muséal innovant et l'approche thématique inédite de l'exposition. Il salue également les dispositifs de médiation mis en place permettant de toucher des publics variés et la co-production inédite entre les trois musées.
Entretien avec Pauline Fleury,
co-commissaire de l'exposition
Camille Claudel n’était pas « un cas » isolé mais pouvons-nous pour autant parler d’une communauté artistique ? Et quel rôle y jouait Rodin ?
Pauline Fleury : Nous connaissons bien des communautés d’artistes autour de 1900, mais elles ne sont que très rarement exclusivement féminines. En revanche, on peut identifier de véritables réseaux de solidarité entre femmes artistes. Les sculptrices du tournant du XXe siècle ont dû élaborer des stratégies pour exercer leur métier, faute d’accès à un enseignement institutionnel et en raison des préjugés persistants sur leur prétendue faiblesse. L’une de ces stratégies consistait à se regrouper dans les mêmes espaces de travail. L’atelier de Camille Claudel, situé à Paris, au 117 rue Notre-Dame-des-Champs, qu’elle partageait avec plusieurs autres femmes, est un parfait exemple. Une section de l’exposition est consacrée à cette colocation d’apprenties sculptrices où Claudel faisait figure de meneuse.
Une autre stratégie adoptée par certaines sculptrices était d’intégrer l’atelier d’un sculpteur reconnu, comme celui d’Auguste Rodin. Plus qu’un professeur, il formait les femmes qui l’assistaient en les faisant travailler sur ses propres commandes, parmi lesquelles "La Porte de l’Enfer" et "Les Bourgeois de Calais". Elles bénéficiaient ainsi de l’accès à des modèles et à des matériaux – tous deux très coûteux – mais aussi, pour ses collaboratrices les plus proches, de son réseau de collectionneurs et de critiques. Madeleine Jouvray, par exemple, a bénéficié du soutien de Rodin et a longtemps travaillé pour lui comme praticienne, exécutant la taille de plusieurs de ses marbres. Elle y a gagné une grande maîtrise du marbre, mais au détriment de sa propre carrière de créatrice.
Ces artistes étaient reconnues à l’époque, comment explique-t-on qu’aujourd’hui, à part Camille Claudel très peu le sont encore ?
Pauline Fleury : Dix-huit sculptrices venues des quatre coins de l’Europe sont exposées. La diversité des nationalités – française, allemande, anglaise, suédoise ou encore écossaise – témoigne du rayonnement de Paris, alors considérée comme le foyer artistique mondial.
La plupart de ces artistes étaient reconnues de leur vivant : elles exposaient dans les Salons, recevaient les honneurs de la critique et obtenaient des commandes officielles. C’est le cas, par exemple, de Marguerite Syamour (1857-1945) ou de la Suédoise Agnès de Frumerie (1869-1937).
Plusieurs raisons peuvent expliquer l’oubli dans lequel elles sont tombées après leur mort. La première, indépendante de la question du genre, tient sans doute au fait que ces artistes se rattachaient à la tradition figurative de la sculpture du XIXe siècle, qui sera progressivement éclipsée par les avant-gardes du XXe siècle. Il a fallu attendre la création du musée d’Orsay en 1986 pour que cette période de l’histoire de la sculpture soit de nouveau mise en valeur. Aujourd’hui, les sculptrices les plus connues sont celles qui ont exercé dans les premières décennies du XXe siècle et que l’on rattache à la modernité, comme Jane Poupelet ou Yvonne Serruys, toutes deux ayant déjà fait l’objet d’une exposition monographique.
Une autre explication tient à leur situation personnelle : certaines étaient épouses d’artistes, restées dans l’ombre de leur mari ; beaucoup ne se sont pas mariées, n’ont pas eu d’enfants, et n’ont donc pas eu de descendants pour défendre leur mémoire. Enfin, l’ombre portée par l’immense notoriété de Camille Claudel a également contribué à reléguer ces artistes au second plan.
Comment avez-vous conçu le parcours de l'exposition ?
Pauline Fleury : la première partie du parcours s’intéresse aux pionnières qui, avant l’arrivée de Camille Claudel à Paris à l’automne 1880, ont su s’imposer sur une scène artistique parisienne alors largement dominée par les hommes, grâce à des parcours et stratégies variés.
La deuxième partie réunit les camarades d’atelier de Camille Claudel, rencontrées au cours de ses années de formation dans les années 1880. La troisième séquence de l’exposition aborde l’atelier d’Auguste Rodin où entrent Camille Claudel ainsi que plusieurs autres sculptrices. Enfin, l'exposition se clôt sur « l’après Claudel », avec une nouvelle génération d’artistes souvent comparées à elle par la critique et qui ouvrent la voie à la modernité en sculpture.
Il s’agit d’une coproduction avec deux autres musées, pourquoi ces établissements et comment avez-vous travaillé ?
Pauline Fleury : "Au temps de Camille Claudel, être sculptrice à Paris" est la première exposition du musée Camille Claudel coproduite avec deux autres institutions. Les musées de Nogent-sur-Seine, Tours et Pont-Aven partagent une volonté commune : faire reconnaître les artistes femmes.
Le musée des Beaux-Arts de Tours conserve d’importantes collections de sculptures du XIXe siècle, dont plusieurs œuvres de Marie Cazin présentées dans l’exposition. Le musée de Pont-Aven valorise la création féminine à travers sa programmation d’expositions parmi lesquelles on peut citer" Artistes voyageuses", "L’appel des lointains" (2023) et "Anna Boch, un voyage impressionniste" (2024).
Plusieurs étapes de la préparation du projet ont été mutualisées, en particulier le transport des œuvres : choix vertueux sur le plan écologique, il a également permis d’obtenir des prêts de pièces importantes, valorisant les artistes à la hauteur de leur talent, parfois au prix de provenances lointaines. Les œuvres sont donc, à quelques exceptions près, les mêmes d’une étape à l’autre, mais mises en valeur dans des scénographies différentes. Certaines pièces sont exclusives à une étape, comme le portrait de Louise Claudel réalisé par Camille Claudel, visible uniquement à Nogent-sur-Seine, ou bien le pastel de Ghita Theuriet représentant Camille Claudel, visible uniquement à Pont-Aven.
Engagés pour l’accessibilité, les trois musées ont conçu ensemble des outils de médiation et des événements. Une visite théâtralisée autour des "Causeuses" de Camille Claudel produite par la compagnie "Le Hasard n’a rien à se reprocher" est par exemple jouée dans chaque lieu.
Pouvez-vous nous présenter le dispositif de médiation mis en place pour cette exposition ?
Pauline Fleury : la médiation écrite se décline en textes de salle et en cartels, offrant des éclairages sur le contexte de formation et de production de cette époque, ainsi que les biographies des sculptrices et leurs œuvres. Des livrets de visite ont également été élaborés : un livret en lecture simplifiée, co-conçu par les médiatrices en charge de l’accessibilité des trois musées, un livret traduisant les textes de salle en anglais et un livret de visite en famille proposant des activités pour observer les œuvres.
Ces dispositifs écrits sont enrichis par des capsules audios réalisées par le collectif de chercheuses F.A.R. (Femmes Artistes en Réseaux) et proposent un contenu étoffé sur les trajectoires professionnelles de cinq artistes. Par ailleurs, des extraits du documentaire "Camille Claudel, sculpter pour exister" (2023, CFRT Productions) apportent un éclairage complémentaire sur le contexte historique et les relations entre Claudel et ses consœurs.
Un espace de pratique artistique, "L’atelier des petits et des grands", intégré au parcours de l’exposition, invite les visiteurs à poser les uns pour les autres et à modeler leurs portraits.
Enfin, la programmation culturelle – ateliers créatifs, visites théâtralisées, performances, journée d’étude ou concert – offre un regard renouvelé sur l’exposition. Le détail de la programmation culturelle est à découvrir sur le site internet du musée
La catalogue
L'exposition est accompagnée d'un catalogue qui donne la parole à des spécialistes françaises et internationales et qui constitue une contribution essentielle à la connaissance de l'histoire de l'art des artistes femmes à la charnière des XIXe et XXe siècles.
Le calendrier des expositions
Musée Camille Claudel : jusqu'au 4 janvier 2026
Musée des Beaux-Arts de Tours : du 31 janvier 2026 au 1er juin 2026
Musée de Pont-Aven : du 27 juin 2026 au 8 novembre 202
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