Tout a commencé il y a un peu plus de deux ans, autour de quelques personnes et projets clefs : Alban Corbier-Labasse, le directeur de la Friche Belle de Mai (voir notre entretien), Béatrice Binoche, directrice du Fonds régional d’art contemporain de La Réunion, Véronique Collard-Bovy, directrice générale de l’association FRAEME, et quelques autres passionnés (le Centre d’art contemporain Triangle-Astérides, le Réseau documents d’artistes, le Centre d’art contemporain Olivier Debré…) bien décidés à faire connaître et aimer la création ultra-marine. Le fruit conjugué de tous ces efforts, c’est aujourd’hui « Un Champ d’Îles », qui présente, en plus de deux journées de symposium (Loin ne veut pas dire petit), deux magnifiques expositions d’œuvres d’artistes caribéens et réunionnais, et un ensemble de performances liées aux arts visuels guyanais.
Les arts visuels en archipel
« Un Champ d’Îles », c’est donc d’abord l’accueil d’une magnifique exposition créée à New York, à la galerie du Collège universitaire de Harlem (Hunter College) : Des grains de poussière sur la mer – Sculpture contemporaine des Caraïbes françaises et d’Haïti. Une approche américaine qui montre combien ces artistes sont loin de se définir par l’exotisme ou les traumas de l’histoire. Ils naviguent dans un monde de l’art contemporain mondialisé.
Véronique Collard-Bovy, la directrice générale de l’association FRAEME, a été séduite par la démarche d’Arden Sherman, la commissaire de cette exposition. « Nous nous devions de la montrer à Marseille, nous dit-elle. Nous avons eu la chance, grâce au Centre national des arts plastiques (CNAP) de pouvoir l’enrichir encore, avec des œuvres de grandes dimensions. Deux artistes ont ainsi rejoint la proposition initiale : Ernest Breleur et Françoise Sémiramoth. » Cette dernière expose Caravage Créole, une vidéo écrite avec Maryse Condé, essai et paysage sonore pour répondre à une série de peintures et gravures qui « cannibalisent » le Caravage. « On y entend la voix émouvante de la fameuse écrivaine guadeloupéenne, aujourd’hui très âgée, qui lit un texte magnifique sur la couleur. »
Impossible de présenter ici les vingt-huit artistes. Citons toutefois, parmi les plus emblématiques, Raphaël Barontini (qui expose actuellement à Paris, au Panthéon), et ses capes, ornées d’images photographiques et de passementeries. Ernest Breleur, artiste incontournable, grand ami de Milan Kundera, « qui, nous explique Véronique Collard-Bovy, fut directeur de l’école des Beaux-Arts de Fort de France. Son art empreint de légèreté, et d’une étonnante liberté, influence profondément les jeunes artistes comme Gaëlle Choisne ou Julien Creuzet. » Citons enfin Louisa Marajo, dont l’œuvre fascinante fait écho à la fragilité des Caraïbes, traversées par les ouragans. « Elle trace des formes qui réinscrivent une vie possible dans le chaos », comme une version contemporaine de l’esthétique des ruines.
Une source vive au cœur de l’Océan Indien
L’autre très belle exposition présentée par « Un Champ d’Îles », Aster Atèrla est le fruit d’un travail patient des organisateurs pour donner à la scène des arts visuels réunionnaise la place qu’elle mérite. « Sortir les œuvres de l’île est un besoin vital pour les artistes de La Réunion », nous explique Julie Crenn, la commissaire de l’exposition, qui accompagne ces artistes depuis 2015. Aster Atèrla (« maintenant et ici » en créole réunionnais) a d’abord été magnifiquement reçue à Tours, au Centre de création contemporaine Olivier Debré, et à présent elle se réunit à l’archipel de « Un champ d’Îles ». Marseille est bien connue des artistes réunionnais qui, jusqu’à une période récente, avaient l’obligation de finir dans l’Hexagone le cursus proposé à l’école d’art de La Réunion, et parfois s’y sont installés. « L’exposition, c’est important de le souligner, réunit les œuvres de seulement 34 artistes, quand la scène réunionnaise en compte 1500 ! »
Parmi les 34 présentés, citons Christian Jalma, « qu’on appelle Floyd, explique Julie Crenn, un artiste de l’oralité, donc de l’invisibilité. Comme il est âgé et ne voyage plus, nous avons réalisé six vidéos thématiques avec lui. On s’assoit, on l’écoute parler et c’est toute une intériorité libre et belle qui vous traverse… L’une des vidéos, par exemple, évoque une langue qu’il a créée, avec son lexique et sa grammaire. Une autre est consacré au récit impossible de l’histoire de La Réunion... »
Autre découverte qui attend le public : « Lo ron fanm, c’est-à-dire La ronde des femmes. C’est une association animée par Florans Féliks. Avec ces femmes, Florans fabrique une œuvre de grandes dimensions faite de cheveux, d’éponges, de laines et de lianes tissées, tressées, cousues, brodées, qui expriment la spiritualité et les chants de la ravine de Saint-Paul… » Citons encore Brandon Gercara, artiste et activiste (« il est à l’origine de l’association Requeer, qui a organisé la première marche des visibilités à La Réunion »). Il réalise des performances, des films mais aussi des objets : « L’univers du spectacle et du cabaret est très présent dans son travail, pour faire passer des messages militants. » Enfin, Anie Matois, la plus jeune artiste de l’exposition, qui place au cœur de sa réflexion plastique les corps assignés, discriminés et opprimés, et présente cinq peintures inédites.
La Guyane, à l’avant-garde du « cosmopoétisme »
En 1995, Jerry René-Corail (mort en 2006) produisit une performance sur une plage de Cayenne, dont l’archive photographique inaugure la programmation de vidéos, performances et visio-conférence conçue par le chercheur doctorant Paul-Aimé William, Co/mission, grande conspiration, qui sera donnée pour « Un Champ d’Îles », le 3 février, grâce au centre d’art contemporain Triangle-Astérides.
« Avec cette archive, nous explique Paul-Aimé William, il s’agit d’abord de pointer le manque de mémoire et de transmission sur un territoire, la Guyane, où l’histoire de l’art et des artistes est peu valorisée. C’est aussi le témoignage de la circulation des artistes et écrivains noirs sur la planète. Jerry René-Corail venait de Martinique, il était le fils du plasticien Khokho, artiste et militant emblématique de l’île.
« La Guyane se situe ainsi comme au centre des quatre points cardinaux, d’où l’on perçoit une grande communauté de gestes et de conspirations, que la programmation va figurer, grâce aux interventions de Gwladys Gambie (Martinique), d’Alice Dubon (originaire de Kinshasa, qui travaille entre Paris, Marseille et La Réunion), et, en visio-conférence, pour un débat qui suivra les performances, l'intervention du curateur (id est commissaire d’exposition) David Démétrius. »
Un événement « cosmopoétique » enthousiasmant, que Paul-Aimé William situe dans le droit fil de ses propres travaux : « souligner les productions des artistes contemporains en Guyane française, en les inscrivant dans le temps long et une nouvelle géographie, au-delà des frontières régionales, sans rien perdre des arts guyanais des communautés autochtone, bushinenge, africaine-guyanaise… »
Partager la page