Avec son énergie de femme-orchestre hors du commun, Berekia Yergeau écrit, met en scène, organise la production et la diffusion de ses spectacles, tout en administrant sa compagnie OTEP.
Son activité débordante lui a très vite valu de faire connaître son travail, ce qui signifie, pour cette jeune artiste domiciliée à Kourou, l’objectif d’un rayonnement régional, hexagonal et international : l’arc des Caraïbes, le Québec, l’Afrique et la France métropolitaine. Un rayonnement qui ne serait pas possible sans la puissance fertilisante de son pays d’adoption, la Guyane, dont elle dit qu’on n’y peut pas mentir. « Je suis très inspirée par ce territoire. J’y retrouve le métissage dans lequel j’ai moi-même grandi. Il y a ici un vivre-ensemble très beau que j’ai rarement vu ailleurs, même en Amérique. C’est une pensée théâtrale propre à la Guyane terre multiculturelle et riche d’elle-même. »
Née en Haïti, élevée au Québec par ses parents adoptifs, Berekia Yergeau étudie les arts, les lettres et l’interprétation théâtrale à Montréal. Passionnée de poésie et d’art dramatique, elle compte déjà la publication d’un recueil de poèmes et quelques expériences théâtrales lorsqu’elle découvre la Guyane et fait le choix, en 2014, de s’y installer.
Elle est d’abord remarquée pour son travail auprès de la jeunesse dans différentes structures. Au sein de la compagnie Maztek, elle fonde une troupe de théâtre de jeunes lycéens, auquel elle fait découvrir que la création artistique, sous la forme dramatique notamment, ne se limite pas au seul répertoire classique et contemporain de la France hexagonale, leur proposant d’aborder et de jouer « une pensée théâtrale propre à la Guyane, je pense par exemple aux textes d’Elie Stephenson. »
Parallèlement, elle fait connaître ses propres œuvres originales : c’est d’abord Accompagne-moi, représentée en juillet 2019 au Théâtre des Outre-mer en Avignon, le fameux TOMA de la Chapelle du Verbe incarné, puis Comme l’Oiseau, passé lui aussi par le TOMA, et Entre Chiens et loup, un « work in progress » créé à Paris au Lavoir moderne.
En août 2021, elle fonde la compagnie OTEP (Œuvres Théâtrales Et Poétiques), clin d’œil au salut de l'Egypte ancienne, Hotep, qui signifie être en paix.
Berekia Yergeau, que représentent pour vous les rencontres de l’ONDA, consacrées à la création ultramarine, auxquelles vous participerez le 1er décembre prochain au Carreau du Temple, à Paris ?
Berekia Yergeau : Un moment indispensable pour mettre en lumière les stratégies qui fonctionnent quant à la diffusion, par exemple, des spectacles ultramarins. Mais aussi l’occasion de réfléchir aux lacunes de nos territoires et de trouver comment nous développer, pour permettre à ce que j’appelle « la pensée théâtrale » d’exister chez nous, de s’enrichir, de s’épanouir.
Qu’avez-vous appris, à cet égard, de vos premières expériences de création ?
Dès le début d’un projet, nous devons nous méfier de l’enclavement de la Guyane, un enclavement non pas seulement géographique, mais aussi artistique. En effet, malgré trois lieux excellents de diffusion pour confronter nos travaux, je redoute l’entre-soi et d’instinct il me faut un regard extérieur. Il faut trouver une bonne façon de hausser le niveau de notre travail, qui nous permette d’envisager vraiment une diffusion plus grande.
Pour Comme l’Oiseau, qui est écrit en vers, nous avons ainsi répondu à un appel à projet qui nous a permis de venir travailler en Normandie, à la Factorie, la maison de la poésie de Val de Reuil. Il s’agit d’un spectacle pour lequel j’ai réuni des témoignages sur les « mules », c’est-à-dire les passeurs de drogue. Un phénomène alarmant qui touche parfois de très jeunes gens, des histoires très dures, qui mettent en scène un fossé profond entre les générations chez les Guyanais, et le métissage assez fréquent dans ces familles. C’était vraiment intéressant de présenter notre travail à un public tellement éloigné de ces réalités-là, et de s’apercevoir que le texte était reçu avec beaucoup d’émotion. Financièrement parlant, nous avons pu faire cette résidence grâce à l’aide à la création et le Fonds d’aide aux échanges artistiques et culturels (FEAC), qui nous aide beaucoup.
Comment se passe la diffusion au-delà de la Guyane ?
Depuis deux ans que nous diffusons Comme l’Oiseau, on peut dire que je m’en occupe moi-même entièrement. On est arrivé à monter une belle tournée de 70 dates (la moyenne d’une production en Guyane, c’est entre trois et quinze dates, hormis quelques exceptions), auxquelles s’ajoutent 25 dates à destination des scolaires. Et comme la pièce a été ainsi beaucoup exportée, elle a pris de la notoriété en Guyane même où elle est redemandée, ce qui nous conduit à poursuivre la tournée.
Pour autant, il nous est assez difficile d’accéder aux salles hexagonales, car nous n’y sommes pas des compagnies très connues, et que les agences de diffusion sont débordées. Une porte assez naturelle serait d’être programmées dans les Scènes nationales antillaises, nos voisines, mais c’est aussi difficile ! Et pourtant, les CDN hexagonaux nous identifieraient mieux et prendrait plus volontiers le risque de nous recevoir.
Paradoxalement, c’est l’Alliance française de Sainte-Lucie, qui veut mettre en place une tournée de Comme l’Oiseau dans la Caraïbe anglophone, en utilisant le surtitrage, qui va nous donner une visibilité dans notre grande région.
Et à l’international ?
L’international a été l’occasion pour nous d’une autre expérience à réfléchir : nous avons été invités au festival Ça se passe à Kin, au Masa d’Abidjan , au festival Dol’en scène et au festival Mantsina sur scène à Brazzaville, mais ces festivals ne pouvaient pas tous prendre en charge nos cachets. Le FEAC, dont le soutien concerne les déplacements, ne peut pas y suppléer. Il faudrait alors une autre enveloppe, mais à force, on finirait par passer à de l’assistanat, là où nous ne souhaitons que développer une économie culturelle.
Or nous nous sommes dit qu’on irait tout de même, car c’est l’opportunité d’entrer dans les réseaux qui entourent de grands noms du théâtre actuel comme ceux d’Hassane Kassi Kouayté qui dirige aujourd’hui le festival des francophonies de Limoges, de Dieudonné Niangouna, d’Abdon Fortuné, de Laëtitia Ajanohun et d’autres : réseaux forts et présents en Afrique mais aussi en France hexagonale. C’est tout à fait pertinent pour nous de s’y inscrire et de travailler avec ces festivals, au vu de notre enclavement et de nos difficultés de diffusion.
Ces grandes distances doivent créer aussi des problèmes de logistiques ?
Qu’on aille jouer en Avignon ou en Afrique, on y arrive toujours avec un décalage horaire de huit heures minimum, et toujours la veille de la représentation puisque nous n’avons pas les moyens de nous offrir de nombreuses nuits d’hôtel. De plus, il nous faut parfois reprendre la pièce après plusieurs mois d’interruption. La presse se dérange pour la première représentation, il ne s’agit pas de la rater.
C’est là que le conventionnement de notre compagnie par la DGCA m’a permis de faire un progrès très concret : je suis allée voir le pôle culturel de la ville de Kourou qui a bien voulu mettre à notre disposition un débarras de 50 m2, pour en faire un labo de création. Ce petit labo nous permet, entre autres, de répéter en amont de nos périodes de diffusion. Nous le mettons aussi à la disposition des autres artistes du territoire, car c’est un enjeu qui nous regarde tous ici : réunir les conditions professionnelles de la création artistique.
Au fond, votre situation éloignée des réseaux de diffusion vous conduit à renforcer plus que jamais l’aspect stratégique de votre activité ?
Tout à fait, et notre dernière création, Entre chien et loup, achève de m’en persuader ! Au départ, c’est une opportunité formidable qui nous a été offerte par le Lavoir moderne parisien , mais dans des conditions de création très rigoureuses, du moins pour moi : trois semaines de résidence, construction des décors et confection des costumes compris, pour une création de 50 minutes, destinée à être diffusée presque immédiatement. Il fallait que je trouve un moyen de nous adapter.
C’est pourquoi j’ai fait un spectacle en deux parties, l’une très dense, très frontale, de 35 minutes, suivie d’une partie en interaction avec le public, plus détendue, humoristique et participative. Et puis, pour la diffusion, nous avons osé la projeter sur 2024, après un nouveau temps de création que notre labo et le conventionnement de notre compagnie vont nous permettre. Nous espérons jouer au Masa d’Abidjan, au TOMA d’Avignon, au festival canadien Transamériques et bien sûr chez nous en Guyane.
Comment voyez-vous le développement de la création en Guyane même ?
Nous sommes ici en Amérique du sud ! A cet égard, l’initiative de l’Alliance française de Sainte-Lucie m’intéresse beaucoup. Le Guyana, le Surinam, la Barbade, Trinidad… on devrait construire un réseau proche et pérenne où tout ce qui se crée en Guyane trouvera une écoute : la spiritualité, les contes, l’oralité, autant que le théâtre, qui résonneront d’ailleurs peut-être davantage qu’en France hexagonale. Ces pistes ne peuvent être négligées, puisqu’elles participent de la source culturelle vivante du continent où nous nous trouvons.
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