Afin de développer la popularité du site monumental du Fort Delgrès à Basse-Terre, le Conseil départemental et la Direction des affaires culturelles de Guadeloupe a lancé, en 2019, une commande publique d’une œuvre d’une ampleur exceptionnelle, destinée à y être installée pour évoquer « les combats menés sur tous les continents au nom de l’émancipation des peuples » et incarner « des valeurs humanistes en résonance avec l’histoire de la Guadeloupe (…) ».
Le fort Delgrès domine la ville et la mer. Il a été l’un des théâtres de la lutte tragique du chef de bataillon Louis Delgrès et de ses compagnons rebelles (ils se donnèrent la mort au pied du volcan la Soufrière), contre les troupes du général Richepance, envoyées par le Premier Consul, Napoléon Bonaparte, pour faire respecter le décret (un décret pourtant illégal, en contradiction avec la Déclaration des droits de l’homme !) rétablissant l’esclavage sur l’île en mai 1802.
Après plusieurs péripéties liées à la crise sanitaire, cette œuvre, commandée à Dimitri Fagbohoun, a été inaugurée in situ, le 27 mai 2023, à Basse-Terre, en Guadeloupe, dans le cadre des commémorations de l’abolition de l’esclavage. Brandissant le poing de la lutte pour l’émancipation, tempéré par les œuvres poétiques d’Eluard, puis entouré d’un parcours sonore immersif mobilisant le site entier, avec des références à Edouard Glissant, Birago Diop, Ernest Pépin…, cet espace de cinq hectares présente aujourd’hui au public une passionnante expérience d’art total.
Pour l’artiste français, d’origine béninoise et ukrainienne, né en 1972, « le temps des monuments muets est révolu ». Leur puissance symbolique, qui reste entière, se trouve très heureusement démultipliée lorsqu’elle s’entoure d’éléments d’évocation, d’explication, d’ouverture d’horizons et de rêveries.
Rencontre avec Dimitri Fagbohoun.
C’est la première fois que votre démarche artistique vous amène à répondre à une commande publique. Comment êtes-vous entré dans le processus de création ?
Dimitri Fagbohoun : Les attendus d’une commande ne sont pas ceux d’une exposition. Ma démarche devait donc s’écarter de mes habitudes. Elle s’est apparentée à celle d’un designer ou d’un architecte, étudiant un cadre bien défini (le fort Delgrès) et un besoin clairement exprimé (cultiver la mémoire de la lutte contre le rétablissement de l’esclavage en 1802, dans une perspective à la fois guadeloupéenne et universaliste).
Mettant à profit une prise en charge sur place de trois jours pour réfléchir au projet, les trois jours se sont étendus à trois semaines car, très vite, il m’est apparu que si je voulais respecter l’esprit et le sens de cette commande, je devais toucher au vif les gens qui habitent cette île. Ces gens qui arpentent ce lieu, le pays et les mers qui l’entourent, sont en prise directe avec leur histoire. Il fallait donc que je les comprenne. A partir de là, il me serait possible de m’adresser aussi aux personnes de passage, pourvu qu’elles soient sensibles à l’humain et à l’universel.
Comment décririez-vous ce public guadeloupéen ?
Ce qui m’a d’abord frappé, c’est que la figure de Delgrès est aujourd’hui parfaitement identifiée par les Guadeloupéens, comme un symbole très fort de la lutte pour la liberté. D’autre part, il m’a sauté aux yeux combien ils semblent se tourner de plus en plus vers leur africanité, vers leurs origines.
Et à côté de cet intérêt puissant pour leur histoire et leurs racines, ils font preuve d’une grande ouverture d’esprit et d’un goût affirmé pour l’ailleurs. Bien loin de se cloîtrer dans leur île, ils entretiennent des relations fortes avec, notamment, les Etats-Unis, où ils voyagent et parfois s’exilent, tout autant qu’avec l’Hexagone, l’Afrique et l’Inde. Ils sont merveilleusement accueillants, et pas seulement pour les touristes : ils ont compris qu’ils ne peuvent pas figer leur culture dans les limites de leur insularité.
Quelle est la fonction aujourd’hui du fort Delgrès ?
C’est un lieu de recueillement, à la fois solennel et populaire. L’entrée y est libre. Il s’y produit différentes manifestations (comme des concerts par exemple) dont le point d’orgue est l’anniversaire de l’abolition de l’esclavage (tous les 27 mai).
Il faut vous imaginer trois grandes constructions, comme trois forts inscrits les uns dans les autres, sur 5 hectares. En faire le tour vous prendra, sans vous presser, pas loin d’une heure et demi. Autrement dit, il est illusoire de vouloir y implanter une œuvre monumentale, puisqu’elle est déjà là : c’est le fort lui-même !
Comment avez-vous conçu l’inscription de votre œuvre dans cet ensemble si vaste ?
Il s’agissait, avant tout, de l’habiter (au sens où l’on dit de quelqu’un qu’il est « habité »). Ce qui signifie intervenir sur l’aménagement de cet espace monumental, afin que le public y vive une expérience d’art total.
Ainsi, pour favoriser l’imaginaire, le public se voit proposé de télécharger une application sur son androïd ou son i-phone, qui lui fournit, à travers un casque, non pas un parcours de visite classique, mais toute une ambiance sonore qui évolue avec sa promenade, une véritable expérience immersive, avec des textes, des histoires et des chants qui donnent à éprouver les sentiments mêlés d’enfermement, de colère, mais aussi d’espoir.
Cette déambulation commence dans la première cour intérieure, auprès d’un arbre que j’ai appelé l’arbre de la liberté, entouré de bancs qui jalonnent aussi l’ensemble du parcours. Cette balade s’appelle « Rives sonores ». Elle évoque bien sûr la mémoire des luttes contre l’esclavage, mais aussi le destin malheureux des Caraïbes, dont le chef, Yance Kalina, fut assassiné sur la plage, au bas du fort, au XVIIe siècle.
Il ne s’agit pas, toutefois, d’un exposé historique…
Mon but, encore une fois, était de déployer un imaginaire à partir du réel, pour produire la rêverie, la méditation, au risque de rapprocher des éléments asynchrones, certes, mais pleins de sens. Je mobilise par exemple ce moment de l’histoire de la Guadeloupe, quand Angela Davis, de retour de Cuba, en transit sur l’île, est arrêtée et qu’elle est défendue par la toute première femme avocate des Antilles françaises, Gerty Archimède (1969). Et si Gerty Archimède avait assuré la défense de Marthe Rose, l’épouse de Delgrès, elle-même mise en accusation ?
Forte ponctuation de ce parcours : un poing levé, le poing d’un géant qui surgit de terre…
Toujours dans cette intention de faire de ce fort comme l’incarnation de toutes les luttes pour l’émancipation, j’ai imaginé qu’il pouvait, à la lettre, personnifier Louis Delgrès. Cette personnification était déjà initiée, involontairement, par le monument commémoratif installé en 2002 par Roger Arekian, qui fait sortir du sol le visage de ce héros. J’ai donc proposé d’ériger une sculpture de bronze de 3 mètres de haut (Tu rêvais d’être libre et je te continue), représentant un poing levé. C’est ainsi Delgrès et son combat qui sont là tout entier. Delgrès qui, comme le dit l’un des textes du parcours, soulève parfois le fort, jusqu’à faire tousser le volcan de la Soufrière !
Ce poing est entouré d’une sorte de bracelet en métal perforé…
On y lit les vers d’Eluard extraits du Dit de la force et de l’amour. Ils adoucissent et universalisent le propos. Ils montrent qu’on peut dire les choses aussi sans les crier, du moment qu’on les défend avec beauté et fermeté.
Et ce n’est pas tout : ce poing réfère aussi à l’usage à présent très répandu du « check », ce salut que l’on fait en serrant le poing et en le choquant contre celui de l’autre. Au moment des travaux d’installation, quand ce poing était encore couché sur le sol, j’ai vu les enfants d’une école, en visite sur le site, venir tous, spontanément, « checker » ce poing : un grand moment de satisfaction pour moi !
Il y a aussi ces deux grands faisceaux de lumière qui vont vers le ciel…
Louis Delgrès, quand il a vu qu’il allait perdre la partie, a fait rédiger un texte poignant, une véritable adresse à l’humanité. Je me suis dit qu’il aurait aimé que son appel soit, à la lettre, mis en lumière, et qu’ainsi le fort soit animé d’une vie intense y compris la nuit, visible à plusieurs kilomètres, notamment en mer, symbole, s’il en est, de l’universalité de son combat.
Site dédié à l’œuvre de Dimitri Fagbohoun
Une mise en œuvre artistique de l’architecture militaire…
…en cinq installations :
1. Tu rêvais d’être libre et je te continue
Tirant son titre d’un vers du poème de Paul Eluard, “Dit de la force et de l’amour “ l’œuvre est une sculpture en Bronze de 3 mètres de haut représentant un poing levé, symbole universel de luttes.
2. A l’univers entier…
Une installation de 2 rayons de lumière diffusant à plus de 10 KM de haut, matérialisant le cri de désespoir et d’innocence que Louis Delgrès adresse à l’Univers.
3. Vivre libre ou mourir !
Est la devise utilisée par Louis Delgrès et ses compagnons, anti-esclavagistes, avant leur sacrifice.
4. Rhizomes
Une intervention lumineuse sur le mur principal de la cour intérieure du fort, qui symbolise les cicatrices de l’histoire.
5. Rives Sonores
Une déambulation qui tel un pont entre deux rives suit deux parcours dans l’enceinte du fort, l’un sensitif et l’autre méditatif.
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