Comment les institutions et lieux culturels peuvent-ils prendre part à la réparation des dégâts causés par les multiples crises, sociale écologique et économique, accompagner les mutations du travail et offrir de nouveaux modes d’activité sociale et créatrice ? Quelles formes prendront les métiers culturels et celui d’artiste dans le monde de demain ?
La première journée de ce module du Cycle des hautes études de la Culture consacré aux mutations du travail a permis de saisir les problématiques actuelles de la ville de Roubaix avec une première demi-journée à l’ancien site minier du 9-9 bis à Oignies, dernier site à avoir fermé en 1990 et reconverti en Établissement Public de Coopération Culturelle dans les années 2000. L’établissement culturel, dirigé par Virginie Labroche, comprend aujourd’hui un espace d’expositions et une salle de concert unique au monde par sa paroi sonore, le Métaphone. La directrice a insisté sur l’importance du son dans ces bâtiments aujourd’hui silencieux, auparavant vibrants au bruit des machines, qui ont conduit à la reconversion du site en lieu musical. La musique permet de réunir les habitants et de faire renaître fierté et solidarité sur ce territoire en souffrance, auparavant structuré par l’emploi ouvrier.
Prolongeant ce cadre introductif aux problématiques qui ont parcouru le module, Marie-Anne Dujarier, sociologue, est intervenue pour interroger la notion de « travail » et les manipulations dont elle fait couramment l’objet dans les discours, allant de la culture managériale aux débats publics.
Cette notion polysémique est devenue selon elle insuffisante pour faire face aux crises écologique, sociale et de santé publique, et mérite d’être repensée. En effet, tandis que « travail » est synonyme de « salariat » pour les institutions, c’est-à-dire de lien de subordination consenti en échange d’une protection sociale, ce modèle montre aujourd’hui des limites qui ne peuvent être ignorées – maladies, souffrance au travail, accidents, accélération des rythmes de production et qui sont quantifiées... Un futur du travail soutenable devra intégrer pleinement les activités réparatrices, émancipatrices et créatrices, et ne pas se focaliser sur le seul cadre productiviste.
C’est ensuite à Nicolas Naudé, directeur de l’association Travail & Culture, qu’est revenue la tâche de définir le périmètre de l’action culturelle dans l’environnement du travail pour faire face à la perte de sens qui touche massivement les salariés contemporains. Il a défini la « culture du travail » comme l’ensemble des expériences, gestes, savoirs et mémoires collectives forgées dans l’activité. Il a alors montré comment les résidences d’artistes, projets de recherche-action et enquêtes participatives permettent de rendre visibles la mémoire syndicale et les relations sociales qui structurent l’environnement professionnel, partageant ainsi des pistes concrètes pour répondre à l’invitation de Marie-Anne Dujarier à repenser collectivement les valeurs en jeu dans le travail.
Pour préciser ces pistes d’action, Stéphane Gornikowski, artiste à l’initiative de la compagnie « Vaguement Compétitifs » qui mène des projets de recherche-action dans le spectacle vivant, a donné à voir les résultats d’une enquête menée sur les conditions de travail des danseurs et artistes chorégraphiques dans toute la France. Constatant la fatigue largement partagée chez les artistes, provenant d’une charge de travail trop élevée liée pour partie à la bureaucratisation croissante, il a partagé des outils concrets, dont le « guide du retour », posant la question de l’émancipation, de la santé au travail et des tensions propres aux métiers passion.
Une visite du site a ensuite permis aux auditrices et auditeurs de prendre la mesure de la pénibilité des conditions de travail ouvrier et du poids de cet héritage.
Le groupe s’est ensuite rendu aux Archives Nationales du Monde du Travail (ANMT) situées dans l’ancienne usine de textile Motte-Bossut. Laure Franek, directrice des ANMT, a ouvert cette séquence et expliqué les étapes de la transformation de l’ancienne « usine-monstre » de Roubaix en un centre d’archives de la mémoire du travail. Elle a rappelé que les archives participaient de la transparence démocratique, tout en impliquant des choix sélectifs exigeants.
La visite de l’exposition « Vivre ou survivre. Travail et pauvreté aux 19e et 20e siècles » a ensuite offert un panorama des transformations des conditions de travail et de logement des ouvriers aux 19ᵉ et 20e siècles, retraçant l’histoire des luttes sociales pour un logement décent et des conditions de travail supportables. Les auditrices et auditeurs ont ensuite pu visiter un magasin d’archives et rencontrer des documents d’époque.
Pour mettre en perspective le rôle des institutions consacrées au travail, une intervention consacrée au dispositif « L’art d’accéder à l’emploi », mis en place par la DRAC et France Travail Hauts-de-France, a été menée conjointement par Jean-Charles Godard, chargé de projets à France Travail et Juliette Guépratte, responsable de la communication institutionnelle et des relations extérieures à la Direction régionale des affaires culturelles de la région Hauts-de-France. Ce dispositif, qui a été lancé dans la région pour remobiliser des personnes éloignées de l’emploi grâce à des ateliers et parcours artistiques, fait intervenir la culture comme un levier de valorisation personnelle et de réinsertion professionnelle, permettant de rencontrer des employeurs ainsi que les sites culturels qui sont autant de lieux d’accueil et de transmission des savoirs.
La journée s’est achevée avec une visite de l’ancien Couvent des Clarisses, réhabilité temporairement en lieu culturel à vocation sociale et solidaire par l’association Saisons Zéro. L’expérimentation de nouveaux moyens d’occupation s’y fait à bas coût matériel et énergétique. Le projet, qui a été présenté par son initiateur Simon Givelet, architecte, illustre à merveille des manières alternatives de travailler et de décider ensemble, fondées sur le consentement et la participation des usagers, en résonance avec les discussions du jour.
Cette visite a permis de faire la transition entre une première journée consacrée au travail et à son histoire, et une deuxième journée sur l’invention d’autres formes de relation au travail. L’itinéraire du groupe a commencé à la Condition Publique, un Établissement Public de Coopération Culturelle qui pose, par son architecture et sa vocation, les questions de l’innovation des modes de participation collective à la vie culturelle et de l’art comme moteur d’inclusion et de transformation territoriale.
La matinée s’est donc ouverte par une introduction et une visite stimulante par le directeur Ismaël Jamaleddine. Insistant sur l’importance du faire culture et du faire ensemble, deux valeurs qui structurent son projet, il a montré comment le lieu se réinventait, de résidences artistiques à l’évènementiel en passant par des ateliers de fabrication d’objets ouverts à tous et des installations temporaires récréatives, accentuant toujours la dimension d’accueil de ce lieu unique conçu pour favoriser l’apprentissage informel et l’implication dans un tissu d’échanges solidaires.
Le modèle de la Condition Publique s’appuie ainsi sur une communauté mixte et engagée, sur la valorisation des compétences, du bricolage et sur une vision horizontale et collaborative de l’art dépassant les frontières entre amateurs et professionnels.
Une intervention des artistes Maxime Brygo, photographe et initiateur du projet de résidence « Météor » dans l’usine Stellantis, et de Donovan Le Coadou, artiste plasticien basé à Dunkerque, a ensuite amené la discussion sur le terrain des modes de collaboration envisageables entre l’art et le monde de l’entreprise. Les deux artistes ont présenté leurs expériences aussi passionnantes que différentes de résidence en usine, abordant les problématiques des interactions avec les ouvriers et les syndicats, le dépassement des incompréhensions initiales et la valorisation du geste ouvrier et du patrimoine industriel à travers la création artistique. Maxime Brygo a ainsi présenté les étapes de l’évolution de ce projet de résidence ambitieux, mené avec l’architecte Ciel Grommen, commençant par photographie puis la production de livres, interrogeant les paroles des salariés, et débouchant sur la construction d’une « machine à habiter » installée dans l’usine et proposée aux travailleurs comme un refuge, un lieu de repos isolé du bruit ambiant. Le sculpteur Donovan le Coadou a également partagé son expérience sur le site industriel Total à Dunkerque, dans le cadre du programme de « résidence en entreprise » soutenu par le ministère de la Culture. A la différence de Maxime Brygo, le sculpteur n’a pas eu d’installation au cœur même de l’usine mais a pu travailler sur une friche où il a pu récupérer les matériaux nécessaires à ses sculptures, développant une réflexion sur l’abandon et les traces laissées par l’histoire industrielle dans un paysage temporairement mais profondément façonné par elle.
Les auditrices et auditeurs ont achevé leur matinée à la Condition Publique par une visite du labo 148, lieu d’expérimentation journalistique et artistique accompagnant des jeunes de 15 à 30 ans dans leur professionnalisation. Le labo, coordonné par Julien Pitinome et Sheerazad Chekaik-Chaila, est hébergé et financièrement soutenu par la Condition Publique. Orane Piat, chargée d’innovation sociale à la Condition Publique, a présenté les projets et opportunités pour les jeunes offertes par le labo. Quelques-uns, présents, ont pu témoigner de leur expérience et de l’avantage comparatif que leur apporte leur participation au labo pour trouver leur place et se créer des contacts dans ces secteurs concurrentiels.
La journée s’est poursuivie au théâtre de L’Oiseau-Mouche, « maison » animée par une compagnie théâtrale unique en France, composée exclusivement d’artistes en situation de handicap, employés en CDI.
Après une présentation du projet et une visite des coulisses du lieu par
les membres de la troupe, la directrice Léonor Baudouin a insisté sur le caractère pionnier et innovant de cette structure culturelle soutenue par l’Agence régionale de la Santé (ARS) et par des mécènes, qui propose également une offre de restauration et d’évènementiel développée. La programmation théâtrale met à l’honneur les dramaturges internationaux émergents, des pièces d’une grande exigence artistique.
Les auditrices et auditeurs se sont ensuite dirigés vers le musée « La Piscine » où, après une visite libre de ce lieu à l’architecture spectaculaire, un temps de présentation et de dialogue est intervenu avec Gilles Guey, directeur de la culture de la ville de Roubaix et Hélène Duret, directrice-conservatrice du musée.
Gilles Guey a retracé l’histoire culturelle de Roubaix, passée de capitale textile prospère au début du XXᵉ siècle à ville frappée par l’effondrement industriel dans les années 1980-90. Il a expliqué comment la ville a choisi de renaître par la culture, en investissant dans les équipements, l’éducation artistique et la valorisation du patrimoine industriel pour répondre à des réalités sociales très dures (43 % des habitants sous le seuil de pauvreté). La ville s’efforce de promouvoir l’écosystème culturel roubaisien et de le rendre toujours plus attractif, en offrant des ateliers aux artistes, en soutenant les galeries et occupations temporaires, et en valorisant la proximité géographique et spirituelle avec la Belgique. Hélène Duret a poursuivi par une présentation de l’histoire du musée, fondé par des industriels du textile fortunés, d’où découle l’importance tenue par l’histoire sociale du prêt-à-porter qui fait l’une des spécificités de ce musée. L’occasion pour la directrice de souligner le principe de coopération plutôt que de concurrence, qui porte le musée : « On est dans une logique où ce qui aide les uns, aide les autres ». Le musée fait ainsi figure de pionnier dans le renouvellement des modes de coopération avec les autres structures et confirme son inscription dans le paysage des institutions culturelles engagées.
La journée s'est terminée au Couvent Roubaix, superbe lieu patrimonial réhabilité en restaurant et espace d’expositions et de spectacles.
La troisième et dernière journée du module s’est déroulée à Euracréative, à la Plaine Images, hub d’envergure internationale dédié aux industries culturelles et créatives (ICC). La première intervention du jour, menée par Ludovic Grousset, directeur général adjoint au développement économique et emploi de la Métropole Européenne de Lille (MEL), et Laurent Tricart, directeur de l’innovation et des partenariats d’Euracréative, a montré comment un territoire frappé par la désindustrialisation a su trouver la voie de l’attractivité et de la renommée de son écosystème créatif. Ludovic Grousset a ainsi rappelé le poids économique majeur des ICC (qui dépasse celui de l’industrie automobile), soulignant le « bouillonnement créatif » historique de Roubaix-Tourcoing, du textile au design. Sans stratégie initiale totalement définie au départ et laissant ainsi toute leur place à l’agilité, l’intuition et le pragmatisme, la MEL a vu émerger un vaste écosystème : 700 entreprises, 6 000 emplois, des acteurs internationaux (Karafun, Petit Bambou, Ankama…) ainsi que des écoles d’excellence (ArtFX, Le Fresnoy).
La friche Vanoutryve, fermée en 2002, est devenue un pôle emblématique où se sont ainsi agrégées les industries audiovisuelles et numériques, avant la formalisation d’une stratégie ICC en 2025.
Laurent Tricart a replacé cet élan dans la continuité de Lille 2004, capitale européenne de la culture, qui a irrigué toute l’euro-région. Il a présenté Euracréative comme une « place du village » au service de l’écosystème : un campus créatif mêlant entreprises, formation, studios, espaces de vie et accompagnement entrepreneurial. Leur mission centrale : « dérisquer » la création d’entreprise, mettre en réseau, identifier les partenaires, offrir du mentorat, et soutenir les filières musique tech et jeu vidéo.
Une table ronde animée par Nicolas Guinet, conseiller musique DRAC, avec Enrique Therain, directeur de l’atelier lyrique de Tourcoing et délégué général de l’orchestre Les Siècles, et Cyrille Debarge, musicien et producteur a mis en perspective, à travers leurs expériences concrètes les mutations profondes connues actuellement dans les métiers des ICC. Les intervenants ont aussi débattu de l’articulation entre parti pris artistique et prises de risque entrepreneuriales dans le domaine de la musique.
Enrique Therain a ainsi décrit une structure qui s’est lancée sans financement public au départ, portée par l’entourage, une polyvalence et une persévérance extrême. Le modèle des Siècles repose sur la confiance des artistes qui permet de soutenir une économie fragile. Cyrille Debarge, après avoir souligné l’incompatibilité entre le statut d’intermittent et l’entrepreneuriat, a mis en exergue le rôle déterminant des collaborations et la compréhension de l’environnement administratif.
La matinée s’est terminée par une projection d’un entretien entre Laurent Tricart et Jean-Michel Jarre où ce dernier évoquait l’importance de l’innovation technologique et son album génératif s’appuyant sur l’IA.
Cette projection a constitué une transition idéale vers le témoignage de Vianney Apreleff, cofondateur de l’entreprise Bleass, éditeur d’instruments et d’effets logiciels. Son intervention a mis l’accent sur l’importance d'innover dans la chaîne de valeur musicale, la nécessité de créer des outils adaptés aux artistes, et conçus par des musiciens eux-mêmes, l’équilibre fragile entre R&D, créativité et rentabilité, les collaborations internationales qu’il a pu établir.
Un déjeuner avec trois entrepreneurs dont les projets ont été incubés à Euracréative a été l’occasion de mettre en perspective ces idées, en discutant de ces trois projets très différents les uns des autres, donnant à voir les réalités concrètes de l’entrepreneuriat dans les ICC : levées de fonds, place de l’IA, métiers hybrides, faible représentation des femmes, questionnements sur la soutenabilité et l’évolution rapide des compétences.
Un entretien avec Godefroy Vujicic, directeur général de Pictanovo, association dédiée à l’émergence des talents, la création cinématographique et audiovisuelle et la détection des innovations dans le secteur de l’audiovisuel en Hauts-de-France a offert un point de vue complémentaire sur les enjeux stratégiques d’une filière où la région Hauts-de-France est devenue un acteur majeur (studios, tournages, liens européens).
La journée s’est poursuivie par une intervention de Yann Coello, neuroscientifique et professeur de psychologie cognitive à l’Université Charles de Gaulle, directeur de la Fédération de recherche Sciences et cultures du visuel (CNRS), sur le potentiel du métavers dans la médiation et l’éducation culturelles, et les effets cognitifs et émotionnels des environnements virtuels. Yann Coello a ainsi présenté des projets de reconstitution historique en 3D grâce à l’IA et au « motion capture », insistant sur la distinction capitale entre expérience immersive et remplacement des pratiques culturelles traditionnelles, le virtuel renforçant l’engagement des publics les plus passionnés plutôt qu’il ne supprime la venue aux spectacles.
Enfin, c’est à Laurent Tricart qu’est revenue la conclusion de cette journée, autour d’un panorama des métiers de l’audiovisuel et du jeu vidéo touchés par l’IA : doublage, animation, scénarisation, modélisation, « sound design », gestion de communautés...
Il a souligné que l’IA entraînait simultanément destruction et création d’emplois, et que l’enjeu majeur résidait désormais dans la formation, l’éthique et la régulation. Un usage vertueux de l’IA est à inventer, qui peut aider par exemple à repérer et empêcher les comportements toxiques au sein des communautés virtuelles.
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