Henri-Gabriel Ibels traverse la fin du XIXᵉ siècle avec un regard qui interroge et déplace les lignes. Un regard nourri par la vitalité de la rue, des ateliers et des cabarets. Proche des Nabis par la recherche d’une synthèse graphique, il s’en distingue par un ancrage direct dans le réel. Journaux, scènes populaires, théâtres et cafés-concerts deviennent le terrain d’un dessin vif, capable de saisir les gestes furtifs, les silhouettes anonymes ou l’agitation d’une foule.
Le musée départemental Maurice Denis restitue cette présence singulière. Celle d’un créateur curieux de tout, attentif aux mouvements de la rue comme aux audaces de l’avant-garde. Ce mélange d’attention et de liberté fait naître un art à la fois lucide, structuré et poétique, fil conducteur de la rétrospective.
Les Nabis désignent un groupe d’artistes actifs à Paris entre 1888 et 1900, unis par la volonté de s’émanciper des codes académiques pour développer une peinture plus décorative, stylisée et détachée du naturalisme. Leur nom, emprunté à l’hébreu biblique, signifie "prophètes".
Autour des figures fondatrices que sont Pierre Bonnard, Édouard Vuillard, Maurice Denis, Paul Sérusier, Henri-Gabriel Ibels, Ker-Xavier Roussel et Félix Vallotton, le groupe s’élargit progressivement. Dans les années 1890, Jan Verkade, Georges Lacombe, renforcent ses rangs, puis, un peu plus tardivement, Jozsef Rippl-Ronai et Aristide Maillol.
Bien qu’ils partagent certains thèmes (scènes du quotidien, intimité, spiritualité, loisirs) les Nabis restent un ensemble de fortes individualités. Leur intérêt pour l’affiche, l’estampe et les arts décoratifs montre leur volonté d’élargir la création au-delà de la peinture. Le mouvement ne dure cependant que quelques années : vers 1900, les Nabis prennent des directions différentes et poursuivent chacun leur propre parcours artistique.
Un Nabi ouvert sur le monde moderne
Formé à l’académie Julian aux côtés de Paul Sérusier et Maurice Denis, Henri-Gabriel Ibels participe aux débuts du mouvement nabi tout en affirmant sa voie personnelle. Son regard s’affine au contact du Paris animé : boulevards, salles de rédaction, ateliers et théâtres nourrissent un trait vif et précis. Cette capacité à capter la rue, ses bruissements, ses silhouettes, lui vaut le surnom de "nabi journaliste". En quelques lignes, il condense l’atmosphère d’un lieu ou la tension d’un événement.
Ses dessins dans la presse illustrée révèlent un sens aigu de la narration et de la critique sociale. Cette dimension éclate en 1898 avec Le Sifflet, hebdomadaire satirique dreyfusiste créé en contrepoint du Psst!... antidreyfusard de Forain et Caran d’Ache. Le titre claque comme un geste. Le sifflet, petit mais strident, rappelle le pouvoir d’alerte de l’image. Face à la crise morale de l’Affaire Dreyfus, Ibels choisit le camp de la justice, avec pour arme le trait.
Littérature, théâtre et spectacle vivant : un territoire en expansion
L’univers littéraire constitue un des pôles majeurs de sa carrière. Illustrateur pour Émile Zola, Edmond de Goncourt ou Paul Verlaine, Ibels prolonge la tension ou l’intimité des textes par une ligne qui dramatise sans appuyer, qui suggère plutôt qu’elle ne décrit. Sa rencontre avec André Antoine marque un tournant : programmes lithographiés, affiches et dessins accompagnent la révolution naturaliste du Théâtre-Libre, puis du Théâtre Antoine et de l’Odéon. Son attention au geste et à la vérité scénique allie rigueur et invention.
À côté de cette aventure, Henri-Gabriel Ibels arpente cafés-concerts, cirques et cabarets. Il observe, note, croque. Aux côtés de Toulouse-Lautrec, il devient l’un des témoins les plus sensibles de la culture populaire fin-de-siècle : artistes en pleine lumière, anonymes dans l’ombre, mouvements de foules… tout devient matière à un dessin souple, nerveux, profondément vivant.
Costumes, humour et maturité : une œuvre toujours en mouvement
À partir de 1906, Henri-Gabriel Ibels, par l’évidence d’un regard, impose sa science du costume à l’Odéon. Ses recherches historiques, son sens du geste et de la silhouette construisent des personnages avant même qu’ils n’entrent en scène. En 1919, il fonde l’ "atelier Ibels" dans un grand magasin situé Boulevard Haussmann à Paris : un laboratoire où le vêtement devient moteur d’expression et de jeu.
Dans les dernières années, son trait s’affine, se clarifie, glisse vers la lumière de l’Art déco. Ibels se définit alors comme "caractériste" : il n’invente pas, il révèle. L’humour persiste, l’élan demeure. Le cirque, le théâtre et les scènes populaires continuent de l’accompagner, jusqu’à la fin de sa vie.
Une rétrospective majeure
Cette rétrospective s’appuie sur une collaboration étroite avec la famille de l’artiste, des collectionneurs privés, la BnF et des chercheurs. Labellisée "Exposition d’intérêt national 2025", elle est organisée en partenariat avec le musée Toulouse-Lautrec d’Albi, où elle sera présentée au printemps 2026.
Une programmation culturelle dense - visites, ateliers, conférences, spectacles - prolonge la découverte d’un artiste engagé, dont l’œuvre éclaire avec une rare justesse les tensions et les libertés de la modernité fin-de-siècle.
Le label "Exposition d’intérêt national" est attribué par le ministère de la Culture aux musées de France présentant des expositions remarquables. Cette appellation permet de valoriser les initiatives en région et refléter la richesse et la diversité des collections des musées de France. Chaque année, en moyenne, une quinzaine d’expositions obtient le label "Exposition d’intérêt national".
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