Le secteur de la photographie n’a peut-être jamais été autant en prise avec des enjeux sociétaux et culturels majeurs. L’Intelligence artificielle et la transition climatique, bien entendu, mais aussi l’éducation aux médias et le flux incessant qui perturbent les codes de l'image. Face à chacun de ces enjeux, le photographie est le reflet – et quel reflet ! – des tensions qui traversent la société, mais aussi, selon Fannie Escoulen, cheffe du département de la photographie au ministère de la Culture, « un outil de dénonciation et de documentation » sans équivalent.
C’est précisément ce dont témoignent les thèmes qui rythmeront la quatrième édition du Parlement de la photographie, événement organisé les 8 et 9 juin au Palais de Tokyo par le département de la photographie à la délégation aux arts visuels du ministère de la Culture de plus en plus attendu par la profession au fil des ans. Entretien avec Fannie Escoulen, cheffe du Département de la photographie, et Sandrine Ayrole, chargée de mission pour la création photographique.
Avant d’aborder les principaux thèmes au programme de cette quatrième édition, pouvez-vous revenir sur la spécificité du Parlement de la photographie ?
Fannie Escoulen : Le Parlement de la photographie est un temps privilégié d’échanges autour de la photographie, de ses problématiques et de ses métiers à destination des professionnels mais aussi du grand public. Émanation du ministère de la Culture, il n’existe aucune autre enceinte de ce type, c’est sa singularité. Il nous revient chaque année d’organiser, de construire et de renouveler les thématiques qui sont abordées. C’est un moment de plus en plus attendu par la profession et nous n’avons pas trop de deux jours pour traiter toutes les problématiques qui traversent la discipline.
Sandrine Ayrole : Quand le Parlement de la photographie a été lancé en 2019, la volonté était de se rapprocher des acteurs de la filière. Des groupes de travail s’étaient alors réunis tout au long de l’année autour de problématiques comme le photojournalisme ou le patrimoine photographique et la 1ère édition du parlement a rendu compte des conclusions de ces groupes. Cette organisation s’est transformée car la Délégation à la photographie, devenue depuis Département de la photographie, travaille aujourd’hui de manière régulière avec l’ensemble des acteurs autour des problématiques du secteur. Le parlement se veut à présent lieu d’échange, de rencontres, de réflexion et de mise en exergue des sujets les plus actuels qui traversent la filière.
Le programme de cette édition montre un secteur en prise avec ce que l’on observe à l’échelle de la société toute entière…
Fannie Escoulen : Qu’il s’agisse des problématiques sociale, technologique, technique, politique, citoyenne, d’éducation, la photographie évolue, me semble-t-il, parallèlement à la société. Elle est le reflet de ce qui traverse nos sociétés. Elle en est également l’outil de dénonciation et de documentation. Il n’y a pas une journée sans image, d’où des questions de tous ordres, sur le statut du photographe, les droits d’auteur, mais aussi sur la manière dont on parvient à gérer cette cavalcade d’images qui a tendance à nous échapper à tous, à commencer par les photographes du fait notamment de la circulation effrénée des images sur les réseaux sociaux.
Le thème qui ouvre cette édition est celui de l’éco-responsabilité.
Sandrine Ayrole : C’est aujourd’hui une préoccupation majeure. Nous avions déjà organisé une table ronde sur ce thème il y a deux ans mais les différents chantiers ont depuis tellement avancé qu’il était nécessaire de faire le point. Les lieux de diffusion sont aujourd’hui pleinement engagés dans leur transition écologique. Des photographes s’emparent aussi de cette thématique tout autant qu’ils s’investissent dans des démarches concrètes éco-responsables. L’historien de la photographie Michel Poivert présentera ce courant « écosophique » de la photographie sur lequel il travaille depuis de nombreuses années, et sera accompagné d’Anne-Lou Buzot, éditrice et photographe, responsable du laboratoire de l’ENS Louis Lumière, et spécialiste des procédés anthotypes et alternatifs. Elle témoignera des procédés de développement et de tirage beaucoup plus vertueux et respectueux de l’environnement. C’est à ce titre que nous accueillons une sélection des œuvres des lauréats de la grande commande confiée par le ministère de la Culture à la Bibliothèque nationale de France (voir notre article).
Fannie Escoulen : Indépendamment des artistes, c’est en vérité toute la filière aujourd’hui qui se pose la question, à commencer par les laboratoires où des procédés de recyclage sont mis en place depuis longtemps, mais aussi les éditeurs de livres de photos qui se posent la question du papier, du transport, du stockage… Nous sommes tous aujourd’hui engagés autour des objectifs fixés par la ministre de la Culture pour mettre en œuvre une politique du « mieux produire pour mieux diffuser ».
Mieux produire, cela veut dire réfléchir à d’autres méthodologies de production, de synergies entre les lieux afin qu’une exposition ou un spectacle ne soit pas produit une seule fois mais pensé pour qu’il y ait une mécanique de production et de diffusion « raisonnée » et donc vertueuse. La question écologique et environnementale traverse celle de la production et de la diffusion à tous les endroits. Les Rencontres d’Arles, le Jeu de Paume, le Palais de Tokyo réfléchissent à ces enjeux et apportent des réponses, mais également des lieux, des festivals de moindre envergure qui étudient leur bilan carbone, par exemple. L’évolution peut être individuelle au sens artistique de la création mais collective au sens de la production et de la diffusion.
En matière d’éducation à l’image, les initiatives ne semblent jamais avoir été aussi nombreuses qu’aujourd’hui.
Fannie Escoulen : L’ensemble de nos structures et de nos lieux de diffusion se préoccupe depuis toujours d’éducation à l’image. Cela a été la raison d’être de beaucoup de lieux, qu’il s’agisse du BAL, des Rencontres d’Arles, du Jeu de Paume, de l’ensemble des lieux du réseau Diagonal. L’éducation à l’image a été ce noyau dur qui a permis à ces structures de s’implanter sur le territoire et d’aller à la rencontre des publics. C’est aussi un levier pour les artistes. Beaucoup de photographes en vivent. Ils sont dans une action non seulement de transmission, mais à travers certains programmes – notamment « Entre les images » – ils développent une certaine forme de pratique artistique nouvelle.
Par ailleurs, je soutiens à 100% l’idée de classes à horaires aménagés photographie telle que celle mise en place à l’initiative du GRAPh-CMI au collège Blaise d’Auriol de Castelnaudary que viendra nous présenter Eric Sinatora. On a beaucoup de classes à horaires aménagés en musique, quelques unes en danse, en théâtre, mais dans les arts plastiques, ce pourcentage est infime – moins de 1% –, et c’est effarant de penser que la photographie, en dehors des ateliers d’éducation à l’image, n’existe pas aujourd’hui dans le temps scolaire alors que les enfants n’ont jamais été aussi captifs des images qu’aujourd’hui.
Sandrine Ayrole : La table ronde mettra en lumière des initiatives exemplaires ou donnera la parole à des acteurs emblématiques sur ce sujet. Fannie a parlé de la classe du GRAPh-CMI mais il y a aussi Stimultania qui a proposé un formidable jeu de cartes autour de la lecture d’images. Quant au BAL, l’éducation à l’image est dans son ADN depuis sa création comme cela a déjà été souligné. Fred Boucher, co-président du réseau Diagonal, présentera une vision large des enjeux de l’éducation à l’image. Le paradoxe en effet, c’est que l’image est partout, et que le besoin d’éducation à l’image n’a jamais été aussi criant. On a besoin de clés de lecture pour décoder une image. Le lien avec l’intelligence artificielle, sujet d’une autre table ronde, fait d’ailleurs sens.
Fannie Escoulen : Absolument. Aujourd’hui, on nage littéralement dans les images et plus personne ne réussit à faire le tri, un mouvement qui s’accélère avec l’intelligence artificielle. Les enseignants sont débordés, ils ne savent plus trop si les devoirs à la maison sont rédigés par la machine ou par l’élève. C’est une nouvelle pierre qui vient s’ajouter à la nécessité de faire de l’éducation à l’image.
S’agissant du parcours du photographe-auteur, un focus sera fait sur la résidence.
Sandrine Ayrole : Le ministère de la Culture pilote notamment le dispositif « Capsule » qui est une aide à la réalisation de résidences pour des lieux de production et de diffusion de la photographie. Quatorze structures en bénéficient à ce jour. L’objectif est d’étendre ce dispositif vertueux à beaucoup d’égards. Nous avions à cœur de faire un point sur la résidence pour essayer de connaître sa singularité. Ann Stouvenel, coprésidente d’Arts en résidence, sera la modératrice de la table ronde. Frédéric Stucin, bénéficiaire du dispositif « Capsule », viendra présenter le projet qu’il a conduit pendant trois ans à la villa Pérochon avec les patients d’un hôpital psychiatrique, un projet exemplaire. Comment faire du sur-mesure dans une structure qui présente 1200 artistes ? La question sera posée à Bénédicte Alliot, directrice générale de la Cité internationale des arts. Philippe Guionie, directeur de la résidence 1+2 à Toulouse, et Ronald Reyes Sevilla, directeur de la plateforme curatoriale Dos Mares à Marseille, interviendront également, l’un autour du dialogue art et science, le second, autour, entre autres, de la notion de recherche fondamentale en art.
Autre sujet, celui du livre blanc, avec notamment la question de la clarté du processus de sélection auprès des structures professionnelles.
Fannie Escoulen : Les Filles de la photo ont travaillé pendant plus d’un an sur ce sujet en réunissant des groupes des groupes de travail par thématiques. La question, c’est comment un photographe qui sort d’une école et décide d’en faire son métier, accède aux dispositifs, aux bourses, aux institutions, à une galerie, à un éditeur ; comment il parvient à entrer dans la profession et comment finalement les différents responsables de structures arrivent à mieux ouvrir leurs portes. C’est une question qui rejoint celle de la formation que l’on traite par ailleurs dans une autre table ronde. Aujourd’hui, contrairement à ce que l’on observait autrefois, les écoles se préoccupent de mieux accompagner leurs élèves – de leur faire rencontrer des personnalités, de leur construire un réseau, de leur donner des outils. C’est un enjeu fondamental.
Dernière question, celle du devenir marchand de la photographie. Quels sont les leviers pour faire en sorte que le marché de la photographie soit moins un marché de niche ?
Fannie Escoulen : La photographie est un médium encore assez récent. Il est entré dans le marché dans les années 1970-80 avec la création des premières galeries pour la photographie et lorsque les institutions se sont mises à acheter de la photographie. Il n’en demeure pas moins que les cotes des photographes sont beaucoup moins importantes que dans les arts plastiques car la photographie est un medium reproductible. Il peut y avoir potentiellement dix, quinze, voire trente tirages, donc l’unicité n’existant pas, ou très rarement, cela dévalorise nécessairement la discipline. La question est aussi celle de la façon dont les photographes réussissent à trouver leur place, celle des modèles qui s’inventent.
Paris Photo est la plus grande foire, mais pour y être montré, il faut être dans une galerie, or ce n’est pas le cas de tout le monde. Nous avons donc invité Emilia Genuardi, co-fondatrice du salon Approche, qui a lancé cette année la première édition du salon UnRepresented qui présente des artistes qui n’ont pas de galeries, c’est une formule intéressante. Par ailleurs, à côté des galeries, le rôle des collectionneurs et des institutions est bien sûr déterminant. C’est tout cela que nous interrogerons, étant entendu qu’il existe un second marché, celui des salles de vente, d’où la présence d’un représentant de Sotheby’s.
Partager la page