L’intelligence artificielle serait-elle en passe de devenir « le mythe du XXIe siècle » comme le titre un hors-série de Philosophie magazine ? Pour Rima Abdul Malak, ministre de la Culture, en tout cas, « c’est le sujet majeur qui percutera l’ensemble du secteur de la culture », a-t-elle indiqué le 25 mai devant la commission des Affaires culturelles de l'Assemblée nationale. Et une chose est sûre : il n'a jamais été autant question de l'IA que depuis ces derniers mois, y compris dans le champ de la photographie, depuis que le photographe allemand Boris Eldagsen a été récompensé en mars lors des Sony World Photography Award pour sa photo Pseudomnesia : The Electrician. Ce très beau portrait en noir et blanc, que l’on jurerait tout droit sorti des années 40, représente de deux femmes, l’une, yeux baissés, posant ses mains sur les épaules de l’autre devant elle au regard intense. Seul bémol : l’image a été entièrement fabriquée par l’intelligence artificielle, comme l’a révélé son auteur. Dans la foulée, celui-ci a refusé le prix, afin, a-t-il dit, de « lancer le débat sur l’intrusion de l’intelligence artificielle dans le monde de l’art ».
Qui manipule qui ?
Commençons par le meilleur de ce que propose l’intelligence artificielle avec la série « The machine seems to need a ghost » du photographe David Fathi, dont le témoignage, à n’en pas douter, sera très attendu lors du Parlement de la photographie. « La première étape de mon processus créatif consiste à partir de certaines références de l’histoire de l’art et de la photographie. Sur cette base, je vais générer une image que je vais ensuite utiliser pour générer une nouvelle image en ajoutant d’autres références. Les outils d’intelligence artificielle se nourrissent de milliards et de milliards d’images qui elles-mêmes vont servir à réalimenter les bases de données de ces mêmes outils pour créer en définitive une boucle de rétroaction », explique le photographe, diplômé d’un master en mathématiques et en sciences informatiques.
Le résultat est aussi stupéfiant que surprenant. Soudain, on découvre l’urinoir de Marcel Duchamp, le ready-made le plus célèbre de l’art contemporain, augmenté de références que notre œil reconnaît instantanément autant qu’intuitivement. Le livre résultant de ce travail qui sera présenté lors des prochaines Rencontres d’Arles « n’est pas tant une production artistique qu’un objet d’idées », assure David Fathi. « Je me plonge dans les problématiques principales de l’outil qui sont sa force technique de création d’images mais aussi sa propension à accentuer les clichés et les stéréotypes ».
A la façon d’un Pierre Bourdieu qui dans le champ de l’information dénonçait la « circulation circulaire » de l’information dans Sur la télévision, David Fathi ne démontrerait-il pas quant à lui la circulation circulaire de la production artistique qui résulte de l’utilisation de l’intelligence artificielle ? Difficile, quoi qu’il en soit, de trouver plus averti que lui. Ce qui ne l’empêche pas de pointer un autre « piège ». « En entrant n’importe quelle information, poursuit-il, on va forcément avoir une image surprenante, d’où ce risque que l’artiste ne garde plus le contrôle, qu’il soit manipulé par l’intelligence artificielle et non l’inverse ».
L’éducation à l’image au risque de l’intelligence artificielle
Risque de manipulation qui concerne a fortiori la personne qui regarde l’image. « C’est l’utilisation de l’outil et non l’outil lui-même qui est à incriminer. Si nous sommes présents dès le plus jeune âge pour répondre à ces problématiques, alors il n’y a pas lieu de s’inquiéter », rassure Eric Sinatora, directeur du réseau Diagonal qui réunit des lieux de production et de diffusion de la photographie et dont l’éducation à l’image est, depuis toujours, un des axes prioritaires d’intervention. « Les nouvelles technologies peuvent ouvrir de nouveaux champs à la création. Notre devoir est un devoir de vigilance. Dans un monde où les images arrivent en permanence de toutes parts, il faut que les élèves conservent leur libre arbitre ».
Illustration avec le travail conduit avec les élèves de la classe à horaires aménagés photographie en cours d’expérimentation du collège Blaise d’Auriol de Castelnaudary. « Lorsqu’un élève de cette classe a entièrement retravaillé le décor d’une de ses images avec Photoshop, ses camarades ont vivement réagi, observe Eric Sinatora. Pour leur montrer que trafiquer une photographie ne datait pas d’hier, je leur ai montré l’image de la rencontre de Mussolini et Hitler dans un train. Mussolini avait enlevé les gens au second plan. A la limite, face à l’intelligence artificielle, les seniors sont plus désarçonnés que les jeunes d’aujourd’hui qui baignent depuis leur naissance dans cette culture de l’image ». La formation autour du droit à l’image que le réseau Diagonal s’apprête à lancer abordera précisément la question de la fabrique de l’image.
Une atteinte aux droits des photographes ?
Dernier risque, et non des moindres, l’atteinte au droit d’auteur qu’entraîne dans son sillage l’utilisation de l’intelligence artificielle. « Les générateurs vont puiser dans des photographies qui sont protégées par le droit d’auteur, indique Sandrine Ayrole. Non seulement c’est une entrave au droit d’auteur, mais il n’y a aucun partage de la valeur de ces œuvres, les auteurs ne sont absolument pas rétribués pour l’utilisation de ces œuvres, c’est donc extrêmement inquiétant. On sait que les secteurs qui vont être le plus impactés sont ceux de la communication institutionnelle et de la publicité, or malheureusement, ces deux secteurs sont les plus rémunérateurs pour les photographes ».
Les conséquences pour le secteur de la photographie sont donc sérieuses. « Il y a des atteintes au droit d’auteur et un renforcement de la précarité des photographes qui seront directement liés à l’intelligence artificielle, poursuit-elle. Si c’est un formidable outil pour les artistes, il ne faut pas oublier les risques importants liés à cette utilisation massive des machines ». Sur ce sujet, on écoutera avec intérêt la contribution d’Alexandra Bensamoun, Professeure de droit à l’université Paris-Saclay, personnalité qualifiée au Conseil Supérieur de la propriété littéraire et artistique, elle est l’autrice en 2020 d’une étude sur les enjeux de l’intelligence artificielle appliquée au secteur culturel.
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