Cette année, c’est à la Cour d’honneur du Palais des papes, dans le cadre prestigieux du festival d’Avignon, que Julie Deliquet présente sa dernière création : Welfare. À travers ce spectacle, la metteuse en scène continue de capturer la vie au cœur de la comédie humaine, offrant au public une expérience théâtrale unique et profonde. La DRAC Île-de-France est allée à sa rencontre pour mettre en lumière son parcours, ses engagements, sa vision du théâtre... et ce moment avignonnais à venir.
Répétitions de la pièce "Welfare" mise en scène par Julie Deliquet, d'après le film de Frederick Wiseman © Pascal Victor
Enfant, quel était votre environnement culturel ? Quel était votre rapport à l’art ?
J’étais plutôt une autodidacte, c’est-à-dire que je ne fréquentais pas régulièrement de lieux culturels avec ma famille. Néanmoins, mon père peignait et jouait de plusieurs instruments. Ma mère était, quant à elle, une grande lectrice. Ma sœur dansait et moi, je faisais des spectacles toutes les semaines dans ma chambre. C’était donc plutôt un terrain de jeu où la culture faisait partie des murs de la maison et chacun s’en emparait comme il l’entendait. Nous allions un peu au cinéma, au théâtre pas du tout. En tant que spectatrice, j’ai rencontré la culture bien plus tard, une fois que je l’ai faite moi-même à partir de l’adolescence.
Pourquoi avoir justement choisi le théâtre après un détour par des études de cinéma ?
Parce que j’ai toujours fait du théâtre, même avant de faire du cinéma. Je n’ai jamais étudié le théâtre. J’ai d’abord fait du théâtre toute seule. Puis, très vite, lorsqu’il a fallu trouver un atelier le mercredi après-midi, dans la MJC de notre quartier, c’est ce que j’ai choisi. J’ai donc toujours pratiqué le théâtre.
"J'ai d’abord fait du théâtre toute seule."
En revanche, mon lycée de secteur proposait ce que l’on appelait une section de A3 (arts) qui n’était pas une section théâtre mais une section cinéma et arts plastiques. J’ai donc naturellement choisi un enseignement artistique pour un baccalauréat artistique, en continuant, parallèlement, de pratiquer le théâtre de façon amateur, les après-midis du mercredi et le week-end.
L’enseignement du cinéma que nous avions, de très grande qualité, m’a amenée à beaucoup fréquenter les salles de cinéma. Grâce à cette section et à l’enseignement d’exception que nous avions, nous faisions tous les festivals de France, nous rencontrions les artistes, les réalisateurs… J’ai eu une chance infinie. Il s’agissait de mon lycée de secteur, je ne suis pas allée chercher cet établissement-là.
J’ai donc rencontré l’art d’une autre façon que de le faire, ce qui avait toujours été mon cas puisque je peignais aussi, je bidouillais des meubles, construisais des cabanes, montais des spectacles où je jouais dedans… Tout cela était vraiment enfantin mais très important pour moi. Je n’aurais pas pu arrêter de faire cette pratique-là. Mais cette dernière n’était absolument pas conscientisée, je ne savais pas ce qui me plaisait le plus en termes de formes, je ne connaissais pas le passé de ces arts, ni la manière avec laquelle ils s’inscrivaient dans le temps, dans le présent, comment ces arts mutaient… Tout cela, je ne l’ai pas rencontré avec l’histoire du théâtre mais avec l’histoire du cinéma, l’analyse filmique, l’histoire de l’art. Ce fut une grande rencontre, non pas avec la pratique, mais avec les œuvres des autres et les artistes qui les ont portées.
Cela a éveillé chez moi un regard et a très certainement influencé le fait de devenir metteuse en scène plutôt qu’actrice. Une fois que j’ai obtenu mon baccalauréat, j’ai rencontré le théâtre - tout en gardant un appétit pour les films et en poursuivant des études de cinéma - ne serait-ce qu’en lisant davantage de théâtre, en y allant plus, en rencontrant des pédagogues qui, eux-mêmes, parlaient d’autres pédagogues et d’autres comédiens. Mais l’aspect technique, le rapport à la durée du cinéma par rapport à l’immédiateté et à la vitalité du vivant et de l’éphémère, propre au spectacle vivant (que ce soit d’ailleurs quand on le regarde dans une salle de théâtre, qu’on le fabrique ou l’incarne lorsque l’on est en représentation), cette vibration-là, je ne l’ai jamais rencontrée de manière aussi puissante au cinéma.
C’est le vivant qui m’a fait choisir le théâtre, qui avait été mon instinct depuis toujours. Ces trois arts (le cinéma, les arts plastiques et le théâtre) continuent d’être très présents dans le théâtre que je cherche aujourd’hui.
Quels hommes et femmes de théâtre ont contribué à la construction de votre imaginaire et vous ont inspirée en tant qu’artiste ?
Je suis très inspirée du travail des autres en règle générale. Je peux être inspirée par quelque chose qui ne me plaît pas. Je ne cherche pas de reconnaissance, de modèles ou de maîtres. J’ai été élevée par des parents soixante-huitard, dans l’anti-modèle de l’autorité. L’éducation de mes parents, c’est l’émancipation, la capacité de m’affirmer dans et pour ce que j’étais et, par conséquent, de me trouver moi-même.
"En me trouvant moi-même, j’ai réalisé que je suis en totale dépendance des autres."
Cette dépendance-là me plait, j’aime la dépossession. Je m’inspire, en tant que spectatrice et en tant que lectrice, du travail des autres. Je ne suis ni jalouse ni envieuse : j’ai un appétit, insatiable, de regarder des œuvres d’art. Je me laisse traverser par elles. Elles m’amènent à m’interroger sur ma propre place.
S’agissant des hommes et des femmes de théâtre, ils ne m’ont donc jamais inspirés pour moi-même, je n’ai jamais eu la volonté de m’inscrire dans une quelconque lignée. J’ai été frappée par celles et ceux qui pouvaient diriger beaucoup de monde dans un cadre hors norme et nous faire vivre une expérience. Ce sont des moments, et non des parcours ou des maîtres, qui ont façonné ma carrière.
Pourquoi avoir choisi de franchir le pas et avoir candidaté à la direction d’un lieu – en l’occurrence le Théâtre Gérard-Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis – en 2019 ?
Je n’ai pas du tout un parcours institutionnel, je n’ai pas fait d’école nationale. J’aime l’école et j’ai aimé être élève à l’école, avant d’être élève de théâtre. J’ai aimé travailler en groupe, en promotion. J’ai donc eu un parcours davantage façonné par la troupe et par les lieux.
Le collectif In Vitro : Catherine et Christian (fin de partie) © Sabine Bouffelle
Lorsque nous avons commencé à fonder le collectif In Vitro, nous sommes partis de rien : ce sont des lieux qui ont fait que notre histoire de bande a été reconnue. D’abord des théâtres de ville – je pense au théâtre de Vanves, qui a établi le fait que les collectifs pouvaient coexister les uns avec les autres et non les uns contre les autres – puis par l’institution.
"J'ai toujours senti que je faisais mon théâtre dans des maisons ancrées sur un territoire."
Très inspirée par les autres, je trouvais ça formidable que l’on soit des bandes. Nous avions sûrement un manifeste commun d’un théâtre fait d’un théâtre d’acteurs, d’acteurs-créateurs et de formes esthétiques très diverses. Cela a fait l’identité de ma carrière. J’ai toujours senti que je faisais mon théâtre dans des maisons ancrées sur un territoire.
Avec le collectif In Vitro , nous aimons être en lien avec la vie, avec la transmission. Nous avons souvent été artistes associés et nous l’avons été pour la première fois à Saint-Denis, au Théâtre Gérard-Philipe, sous le premier mandat de Jean Bellorini. Là, nous avons beaucoup travaillé avec les établissements scolaires, l’hôpital, la prison, et cela même lorsque nous n’étions plus artistes associés à Saint-Denis mais à Lorient, à Saint-Étienne.
Partout, nous avons maintenu nos missions d’actions artistiques sur le territoire. Nous y étions et y sommes attachés. Nous sentions – et sentons – que nous pouvions donner un peu et nous recevions tellement, en tant que citoyens comme en tant que personnes. Ces missions étaient devenues si importantes que j’ai voulu les incarner dans un lieu, pour le travail que nous menions comme pour celui que j’avais envie de mener. J’avais l’envie de retrouver un territoire sur la durée.
En tant que directrice de compagnie, j’ai aussi l’envie de recréer du lien avec les autres compagnies et avec les autres metteurs en scène. Je souhaitais retrouver un travail en collectif, pas uniquement sur l’artistique, mais sur une pensée collective ; en somme, retrouver ce que nous avions eu au début de la création du collectif In Vitro.
Le collectif In Vitro : La Noce © Sabine Bouffelle
Ainsi, nous nous demandions quel théâtre nous voulions faire ensemble : cela ne pouvait être qu’à Saint-Denis. C’est un territoire sur lequel nous avions la possibilité de travailler collectivement. Tout avait du sens puisque tout avait commencé là, ce fut instinctif.
Quelles sont les grandes lignes de votre projet en tant que directrice, et quelles dynamiques avez-vous souhaité impulser depuis votre arrivée ?
La première grande ligne se dessine autour de la jeunesse, avec des spectacles pensés pour tous les âges de la vie, de la petite enfance en passant par le jeune public, l’enfance, la préadolescence, avec une dynamique qui tend à créer des spectacles pour les 6e-5e, grands oubliés des programmations.
"La troupe me fait vibrer !"
Je souhaite impulser des spectacles pour cet âge si particulier qu’est la préadolescence, avec des thématiques pour les lycéens et un volet de spectacles qui se déplacent hors les murs, notamment dans des lycées éloignés des centres villes. Je désire amener le théâtre à ceux qui n’ont pas la possibilité de s’y rendre.
Je désire aussi penser la manière dont un centre dramatique national peut soutenir la création, la faire rayonner. C’est pourquoi j’ai décidé de programmer deux premiers spectacles de jeunes artistes, l’un porté par une équipe féminine et l’autre porté par une équipe masculine. Sur les grands plateaux, j’ai la volonté de défendre ce qui avait fait mon identité et l’identité des collectifs, des bandes, des troupes autour de moi. La troupe me fait vibrer. Je suis émerveillée, en tant que spectatrice, par ces corps, par la différence, par le monde ; en outre, par le fait de voir des gens faire du théâtre, ensemble.
Chaque fois que je me rends dans une salle de classe et que j’y propose mes improvisations, je suis surprise de voir à quel point les jeunes gens y arrivent. Dans la vie, nous perdons cette notion d’être ensemble et si nombreux. Ça n’existe pas, cet "être ensemble", à 30 comme dans une salle de classe. C’est justement notre pouvoir de faire ensemble qui me donne foi puisque c’est ensemble que l’on peut tenter, aujourd’hui encore, de grandes choses.
"J’ai l’intention de défendre la création incarnée par des femmes."
Parmi mes lignes directrices, je souhaite que des femmes soient à la tête de grands projets. J’ai l’intention de défendre la création incarnée par des femmes, puisque l’on sait qu’il y a encore du travail à faire de côté-là. Bien que la parité de programmation progresse - nous ne pouvons pas affirmer qu’elle est établie partout -, des inégalités souterraines se cachent. Par exemple, les inégalités de moyens de production sont aujourd’hui encore extrêmement marquées. Je pense aussi aux inégalités de partage du nombre de sièges, puisque les femmes sont souvent programmées dans les petites salles. Qui dit petite salle dit petit plateau, plus petit budget, donc moins grande exposition, alors que les femmes en ont besoin, envie. Ces constats mettent en lumière la difficulté, derrière, de se prétendre légitime à candidater dans un lieu. Tout cela est en réalité un grand maillage, je l’ai bien compris. J’ai donc l’intention que le Théâtre Gérard-Philipe incarne et donne une place à d’autres femmes créatrices.
Théâtre Gérard-Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis © Pascale Fournier
Je désire que ce théâtre soit un endroit qui permette la recherche et prenne en compte le temps long, comme d’autres lieux l’ont fait pour moi et pour le collectif In Vitro auparavant. Je parle là du rapport à la durée, un des grands axes de mon projet en tant que directrice du Théâtre Gérard-Philipe. Affirmer qu’un centre dramatique national est une maison de production sous-tend un temps de recherche, un temps de travail, un temps pour rater et recommencer. Il est nécessaire de comprendre que tout cela se fait dans la durée. Nous cherchons des productions : nous ne sommes pas une maison qui recherche des produits et cela est très important pour moi.
"Il ne s’agit pas tant de théâtre documentaire, mais de théâtre documenté. En partant du réel se créé la fiction."
Moi, j’ai pris mes fonctions juste au début de la pandémie avec un théâtre fermé. Tous ces axes étaient dans un premier temps difficiles à mettre en place de manière pratique parce que nous ne faisions plus de spectacle, le rideau était fermé. Nos premières missions et le retour dans l’exercice de nos métiers se sont finalement faits hors les murs, en lien avec les structures de la ville, comme l’école, l’hôpital, les centres sociaux et les maisons de quartier. Cette ligne sociale a toujours été une ligne de terrain pour nous. Elle est devenue une ligne éditoriale avec des thématiques sociales et politiques. Il ne s’agit pas tant de théâtre documentaire, mais de théâtre documenté. En partant du réel se créé la fiction. La notion sociale a toujours été présente dans notre geste. Elle a explosé à ma prise de fonction puisque c’est une ligne directrice fondamentale de mon mandat.
Le théâtre est-il alors encore, pour vous, une arme politique et si oui, quel rôle a selon vous le théâtre aujourd’hui ?
En répétition, nous avons du temps pour chercher, c’est-à-dire rater, reprendre, ne pas trouver et recommencer. Il ne s’agit pas d’un temps luxueux, mais d’un temps nécessaire, surtout lorsqu’il est question d’art. Alors je m’interroge sur la possibilité de prendre ce temps si précieux dans la vie. L’expérience humaine suppose de prendre un temps pour la rencontre, pour le questionnement collectif, pour la remise en question.
"L’instant présent est politique puisqu’il nous rassemble dans un monde qui est le nôtre."
Dans le théâtre il y a, certes, une recherche de résultats, mais c’est un chemin et ce chemin s’inscrit comme dans l’instant, dans la durée. C’est donc un chemin qui s’inscrit aussi dans notre monde et dans notre présent. C’est ce que j’aime dans le spectacle vivant. À partir de là, l’instant présent est politique puisqu’il nous rassemble dans un monde qui est le nôtre.
Chaque représentation est unique, différente, parce qu’elle s’inscrit dans du vivant. L’interrogation permanente, démocratique, est très actuelle et actualisée au jour le jour. C’est pourquoi j’ai la sensation que notre endroit est un endroit de recherche esthétique et une recherche de pensées communes.
De plus, nous sommes toujours forcés de nous interroger sur les raisons de se présenter devant d’autres humains et de prendre la parole, c’est quelque chose de complètement fou. Alors nous tissons des liens autour de nous. Je vais par exemple recevoir une classe de maternelle qui accrochera des dessins dans mon décor suite à un projet autour de mon spectacle. Nous partons à Avignon avec 20 lycéens de Saint-Denis, qui seront présents pendant 5 jours à nos côtés. En somme, je m’interroge quant à la possibilité de tisser du lien, tisser une conversation, des projets et des idées à travers une œuvre et non pas juste par sa représentation.
"Nous avons le pouvoir d’inventer des choses, ensemble."
C’est vrai que nous sommes libres de faire, et cela rend cet endroit unique. En même temps, c’est difficile. Nous manquons de moyens, nous sommes en résistance, comme n’importe quel secteur du service public. Mais nous avons cette possibilité d’essayer de développer une recherche pour les autres, pour les enfants, pour les habitants, mais également pour les autres structures de la ville. Nous avons le pouvoir d’inventer des choses, ensemble. L’enrichissement est mutuel et, à partir de là, l’art est au centre de la cité.
Le théâtre n’est pas une chose étrange, dans une salle plongée dans le noir et coupée du monde. C’est une chose qui créé du lien, du sens, un questionnement commun. C’est un lieu d’action. Je ne peux donc pas considérer mon travail comme décorrélé des grandes institutions que sont l’hôpital ou l’école, qui comptent parmi les endroits les plus actifs de notre monde. C’est pourquoi nos missions de théâtre public s’inscrivent totalement sur un territoire et sur une pensée commune.
Qu’est-ce que cela représente pour vous de monter un spectacle pour la Cour d’honneur du festival d’Avignon ?
Pour moi tout part de l’œuvre d’art. C’est le fait de montrer Welfare à la Cour d’honneur qui représente quelque chose pour moi. Je suis émue de porter la voix de ces hommes et de ces femmes, politiquement cela a un sens et par conséquent, artistiquement aussi.
Répétitions de la pièce "Welfare" mise en scène par Julie Deliquet, d'après le film de Frederick Wiseman © Pascal Victor
Auparavant, Jean Vilar a eu la volonté politique de mettre l’art au centre de la cité et de porter la parole de ces hommes et de ces femmes qui ne sont probablement plus de ce monde, la parole de gens qui dorment dans la rue ou qui sont au bord de tomber, ou au bord de se sauver et qui mettent des mots sur leur condition de citoyens et de citoyennes.
"Tous ces invisibles-là que nous représentons vont être mis en voix à la Cour d’honneur."
C’est le fait de porter la parole de ces personnes à la Cour d’honneur, un endroit symbolique, hors norme, qui est important pour moi. Ce qu’ elles disent est essentiel à entendre aujourd’hui, ce sont des paroles de survie qui questionnent les inégalités de notre monde.
Ce qui compte, c’est aussi le fait que ce spectacle soit monté par une créatrice, une femme et porté par une équipe de personnes avec des âges variés, allant de 20 à 70 ans. Tous ces invisibles-là que nous représentons vont être mis en voix à la Cour d’honneur.
Je ne sais pas à cette heure ce que va être mon spectacle mais je ne me pose absolument pas la question de sa légitimité à être montré à la Cour d’honneur. Je ne suis pas seule. Ce qui est fort pour moi c’est de répéter à Saint-Denis, d’aller à la Cour d’honneur pour repartir ensuite à Saint-Denis. C’est pour cette raison que les enfants viennent accrocher leurs dessins et que les lycéens viennent avec nous à Avignon. Tout cela a un sens.
Pourquoi avoir choisi d’adapter le documentaire de Frederick Wiseman ? Comment s’est faite la rencontre avec le réalisateur ?
C’est un peu l’inverse. Frederick Wiseman est un grand amateur de théâtre qui partage sa vie entre Boston où il habite, New York où il travaille et la France où il séjourne régulièrement. Au début de l’année 2020, après avoir vu mon travail, il m’appelle et me propose une rencontre. Il me montre son travail, me fait assister à des sessions de montage.
Frederick Wiseman me révèle alors avoir toujours pensé qu’il y avait du théâtre dans ses films et qu’ils seraient susceptibles d’être de bonnes pièces. Il me parle plus particulièrement d’une œuvre, qui prend place dans un centre social à New York et qui lui semble encore d’actualité aujourd’hui, Welfare. Frederick souhaite me confier son adaptation.
Au début je ne me projette pas du tout dans une adaptation hypothétique du documentaire puisque je ne le connais pas encore et n’ai pas l’habitude de fonctionner par commande. En revanche, je viens de réaliser un court-métrage avec l’Opéra national de Paris. Ce dernier soulève la question de la maladie et du soin et prend place en bonne partie dans le service d’oncologie de l’hôpital Gustave Roussy à Villejuif, soit le plus grand centre de cancérologie d’Europe.
La porosité entre le documentaire et la fiction m’amène à considérer le genre documentaire comme un moteur. Je le trouve alors très proche des méthodologies du spectacle vivant. La rencontre avec Frederick Wiseman ayant été très puissante, après avoir visionné Welfare, je suis bouleversée, en tant que spectatrice, par l’œuvre de ce monsieur et par la puissance de la parole des protagonistes.
Après ma nomination à Saint-Denis, nous avons conservé un lien fort avec Frederick. Nous avons continué à échanger, il m’a confessé ne jamais vouloir confier les droits de Welfare à une autre personne que moi, que je décide de la reprendre ou non. Frederik Wiseman a retiré tout paternalisme ou toute injonction qui aurait pu me rendre incapable de réaliser la pièce. Il m’a laissé le temps que cette œuvre devienne mienne.
Répétitions de la pièce "Welfare" mise en scène par Julie Deliquet, d'après le film de Frederick Wiseman © Pascal Victor
En effet, à Saint-Denis la question sociale était devenue prédominante dans le contexte pandémique et j’avais une réelle admiration pour les hommes et les femmes en action du territoire. Évidemment les institutions étaient elles aussi fortement impliquées dans la gestion de la crise mais les associations étaient dingues. L’invention, la vitalité du département et de la ville pour inventer des structures d’accueil, pour inventer des banques alimentaires, pour combler le manque de lien qu’avaient ressenti notamment tous les jeunes qui avaient été confinés dans des conditions difficiles, m’ont beaucoup marquée. Évidemment que je n’ai rien fait de tout cela mais j’y ai assisté et par conséquent j’ai voulu inventer des choses avec ces structures-là.
"Finalement je n’allais pas imiter les personnages du film, j’allais devoir rendre visible l’invisible, le corps collectif, et réincarner ces hommes et ces femmes dans une nouvelle peau et dans une nouvelle mise en scène."
Finalement, le centre social dans Welfare que j’avais regardé de façon très admirative, bluffée par le travail de Frederik au début de l’année 2020, résonnait en moi un an après. Les questions n’étaient pas exactement les mêmes mais entre le film que j’avais réalisé plus tôt, la prise de fonction à Saint-Denis, la thématique du soin, la thématique du service public, du travail social, la question d’adapter Welfare est devenue évidente.
La question était de changer de format. Frederick Wiseman a fait son film en noir et blanc avec des portraits zoomés, il fallait que je "dézoome" son œuvre et ce collectif que l’on entend fourmiller par le son, il fallait que je lui donne corps et visage. Finalement je n’allais pas imiter les personnages du film, j’allais devoir rendre visible l’invisible, le corps collectif, et réincarner ces hommes et ces femmes dans une nouvelle peau et dans une nouvelle mise en scène.
Pour cela il fallait un territoire ouvert, un territoire symbolique, comme une terre d’asile, un peu au grand vent, dans lequel ces hommes et ces femmes tenteraient de reconstruire la notion démocratique et la notion de territoire.
Je ne connaissais pas vraiment le festival d’Avignon mais assez vite la Cour d’honneur a été évoquée. Je ne me suis pas dit que c’était pour moi Avignon. Finalement c’était pour eux, pour ces voix que nous allions porter et réincarner dans des nouvelles peaux.
Quel sentiment domine à quelques jours de la première ? Est-ce du stress, de l’excitation, de la peur ?
Je dirais une hyper-concentration sur le travail. Ce dernier demande une radicalité folle et une observation quasiment chirurgicale de la condition humaine, ce qui échappe à toute notion de construction classique. Cela fait peur mais c’est à la fois très excitant. Il y a un trac de tous les instants, comparable à celui que l’on a lorsque l’on va donner la vie, monter sur scène ou bien commencer un protocole de chimiothérapie. Au théâtre on sait pertinemment que tout est faux. Néanmoins, la tentative elle, est bien vraie, plus importante que le résultat.
Les gens sont dans une telle fragilité, les travailleurs et les usagers, ce sont les fatigués face aux épuisés. À partir du moment où l’on a un confort dans l’exercice théâtral, il faut avoir le courage de l’enlever car le théâtre ne doit jamais réparer la fragilité mais au contraire bel et bien l’incarner. Toute notion de mise en scène doit tomber, cela veut dire que l’humain doit être le seul maitre à bord de son propre destin et en même temps il dépend des autres, on doit en fait tout radicaliser. Pour essayer de tendre un minimum à ce vertige qu’il y a dans Welfare, chaque acteur ne sait pas quand il passe dans le spectacle, nous sommes dans une hyper dépendance. L’idée est de reproduire la fragilité et la force de l’insolence de dire "si on me donne une place, je la prends et je ne vais pas la laisser".
Retrouver cette survie demande de s'entraîner comme pour un sport de haut niveau. L’idée n’est pas de réussir tous les jours, c’est de prendre le risque d’aller plus loin. Lorsque l’on va plus loin on tombe, puis l’on se demande si dans un mois on sera capable de ne plus tomber. On est vraiment dans un entrainement physique beaucoup plus que dans une répétition classique, on prend le risque de tomber tous les jours mais on prend le risque aussi de faire des choses que l’on pensait irréalisables.
C’est une des choses les plus passionnantes que j’ai fait de ma vie et la plus vertigineuse à la fois.
Quels sont vos projets ensuite ?
Je vais travailler deux mois avec la promotion sortante du Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique. Nous serons la moitié du temps à Saint-Denis et l’autre moitié au conservatoire. Nous allons travailler sur la question des luttes sociales à partir de l’ouvrage de Robert Linhart, L’Établi, écrit à la fin des années 1960 et du texte qu’a écrit sa fille Virginie Linhart.
Dans ce dernier, elle s’entretient avec les enfants, les fils et les filles des maoïstes et des révolutionnaires afin de découvrir l'héritage qu'ils ont reçu de leurs parents.
En parallèle, nous mènerons une recherche avec les élèves sur le territoire, afin d’observer et d’étudier les luttes sociales incarnées par les structures et les individus de la Seine-Saint-Denis. Cette démarche nous permettra d'établir un dialogue entre nos métiers en tant qu'artistes et nos infiltrations dans le monde réel, dans le but de développer une réflexion commune à partir des deux œuvres mentionnées et du travail documentaire que l’on aura réalisé sur le terrain.
C’est un spectacle qui s’appelle Une nuit invisible nous enveloppe et qui sera créé à la toute fin de l’année, en décembre 2023.
Welfare, mis en scène par Julie Deliquet, d’après le film de Frederick Wiseman.
Création au Festival d’Avignon 2023, produite par le Théâtre Gérard-Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis.
Du 5 au 14 juillet 2023 à la Cour d’honneur du Palais des papes.
Spectacle diffusé sur France 5 le 7 juillet et disponible sur Culturebox le 23 juillet.
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