Ne vous fiez pas (seulement) à son nom, Le Bain peut faire penser à autre chose qu’à l’objet utilitaire qu’est la baignoire. Sa couleur verte et ses piques rappellent au choix un végétal ou la carapace d’un animal, là où les plus hypocondriaques verront la représentation d’un virus. L’œuvre est un peu de tout cela à la fois, en tout cas à mi-chemin entre l’objet de design et l’œuvre d’art. Elle est surtout une véritable prouesse technique et artisanale puisqu’elle est recouverte de tapisserie, textile plutôt employé sur des surfaces planes et rarement sur des courbes.
Le Bain a été imaginé il y a plus de dix ans par deux plasticiens, Félicia Fortuna et Christophe Marchalot. Le duo travaille ensemble depuis plusieurs années, en parallèle de leurs projets respectifs, avec une première collaboration qui remonte au festival de Chaumont-sur-Loire. En 2012, le duo décide de présenter son Bain à un appel à projets lancé par la Cité internationale de la tapisserie et de l’art tissé d’Aubusson sur le thème du mobilier design. « Ce qui nous intéressait, c’était de proposer un projet complètement innovant avec une tapisserie qui suive les contours d’une forme ronde, ce qui n’avait jamais été fait, précise Félicia Fortuna. La tapisserie n’est pas un revêtement : elle fait la coquille du bain, ce qui rend le challenge technique. C’est un matériau très singulier mais c’était très intéressant de faire intervenir ces savoir-faire manuels dans un projet contemporain. »
Prendre un bain dans une baignoire tissée, l’idée peut paraître saugrenue, voire contradictoire. Et pourtant. « Nous avons appris qu’au XVIIe siècle, on utilisait des tissus sur le bord du bain. Ce projet collait bien avec l’histoire de la tapisserie d’Aubusson car on ne sait pas si Le Bain est un animal ou un végétal et renvoie à la verdure et aux bestiaires, souvent liés à la tapisserie », poursuit Félicia Fortuna. Pour les couleurs, entre le vert, le bleu et le jaune, le duo s’est inspiré d’un coléoptère. « On l’a pris en photo, puis retravaillé cette photo et adapté à la forme du Bain », complète Christophe Marchalot.
« Si on peut la faire, on doit la faire ! »
Même si les artistes ne remportent pas l’appel à projet, Le Bain fait mouche. La Cité internationale de la tapisserie et de l’art tissé d’Aubusson décide de montrer cette œuvre à Philippe de Courtilles, PDG de l’entreprise creusoise ATL Production, spécialisée dans la fabrication de mobilier hôtelier ergonomique, et notamment des lève-lit destinés à améliorer le quotidien du personnel de chambre. « J’ai adoré ce projet ! Imaginer une tapisserie sur la base d’une maquette d’un bain, j’ai trouvé ça assez déroutant. J’ai trouvé cette œuvre tellement originale que je me suis dit que si on peut la faire, on doit la faire », explique le patron de cette entreprise de 23 salariés.
En 2015, la Cité achète ainsi aux deux artistes la maquette du Bain pour un montant de 5 000 euros, financés par ATL productions sous forme de mécénat. L’occasion pour Philippe de Courtilles de donner vie à cette idée sortie tout droit de l’imaginaire des artistes. « Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est la création et ses mystères. J’adore les conversations qui font naître des projets, j’adore concrétiser des idées, les mettre en pratique. » Relier la tôlerie et la tapisserie était en tout cas quasi naturel pour la Cité de la tapisserie. « Dans son activité, Philippe de Courtilles faisait beaucoup de dispositifs pour l’hôtellerie donc Le Bain avait du sens par rapport à son activité. Avoir une réaction artistique du mécène n’est pas si fréquente : on l’a eu avec Philippe de Courtilles », se souvient Emmanuel Gérard, directeur de la Cité internationale de la tapisserie et de l’art tissé.
Tissage dans la Creuse
En plus des 5 000 euros pour Le Bain, ATL Production a également fait don de 10 000 euros à la Cité internationale de la tapisserie et de l’art tissé, créée en 2010 et qui a pris place dans ses nouveaux locaux en 2016. « Ce projet était l’occasion de donner un nouvel élan à la ville et je considère qu’une entreprise a un rôle social à jouer. Je trouvais cela gratifiant d’associer le nom d’ATL Productions à ce projet. J’éprouve une certaine fierté d’entrer dans le hall de la Cité et d’y voir le nom de mon entreprise. »
Une fois la maquette achetée, l’œuvre est alors entrée dans son processus de réalisation, suivi de bout en bout par les deux plasticiens. La coque, composée de deux parties en aluminium encastrées l’une dans l’autre, a été réalisée par la fonderie Art Fusions dans le Puy-de Dôme. Place ensuite à l’étape la plus délicate, celle du revêtement. Le duo a conçu un patron et divisé la tapisserie en sept morceaux. « Ce n’est pas un tissu extensible donc il fallait valider le patron pour que la tapisserie vienne gainer la coque. Nous savions que c’était possible car nous avions testé – et réussi – avec des impressions et des papiers plus rigides que la tapisserie. Nous avons retravaillé le visuel au niveau du passage des couleurs d’un morceau à l’autre, pour que le motif se poursuive », explique Christophe Marchalot. Sa confection a été confiée à l’atelier de Françoise Vernaudon et Anne Boissau, à Nouzerines dans la Creuse. Plusieurs mois de tissage auront été nécessaires. « Le résultat est parfait, avec un travail exceptionnel de tous les artisans », confirme le duo. L’ensemble a été assemblé par la sellerie Selaneuf en région parisienne et installée à la Cité à l’été 2020.
Faire rayonner le territoire
Le Bain est l’une des cinq commandes mécénées de la Cité internationale de la tapisserie et de l’art tissé d’Aubusson. Ces projets sont repérés via les appels à création de l’établissement, puis les maquettes sont achetées afin que les œuvres soient ensuite réalisées par la Cité. Ces commandes ont plusieurs fonctions : montrer que la tapisserie permet des créations contemporaines ou encore renouveler les collections. Depuis le lancement de la politique de mécénat, l’établissement a en tout cas réuni plus de 700 000 euros pour les œuvres. Parmi les mécènes associés à l’établissement, deux sont « locaux », installés en Creuse – dont ATL Production. « Nous sommes dans un département très rural avec un tissu industriel faible. Il est important de montrer qu’il y a des chefs d’entreprises pour qui une institution comme la nôtre fait rayonner le territoire », souligne Emmanuel Gérard.
Les mécènes n’achètent pas seulement une maquette puisque la réalisation des œuvres implique les entreprises locales de tissage. « Nous faisons attention à ce que tous les savoir-faire - des filateurs jusqu’aux cartonniers, en passant par les teinturiers, les lissiers et les restaurateurs - continuent à se pérenniser. Nous surveillons cela comme le lait sur le feu », poursuit Emmanuel Gérard. La Cité est même allée plus loin en mettant en place une formation de lissier, qui a permis l’arrivée d’une nouvelle génération de professionnels dans les entreprises de production de la tapisserie.
Depuis plus de dix ans, Le Bain a beaucoup évolué et fait désormais partie de la trilogie 79 %, comme le pourcentage d’eau dans le sang. Avec Le puits, Christophe Marchalot et Félicia Fortuna continuent à investir le champ de la rondeur avec une sorte de boule en météorite dont la surface sera là encore tapissée tandis que La source invitera à regarder en hauteur avec un ciel menaçant et une pluie acide rose. Associée à ces deux autres réalisations, Le Bain sort ainsi de sa dimension design pour se tourner vers des enjeux plus contemporains comme le manque de ressources en eau.
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