Survivants, contemporains, assassins : en près de 9h30, sans une image d’archives, par la seule force des témoignages qu’il donne à voir et à entendre, Claude Lanzmann a réalisé avec Shoah, sorti en 1985, une somme aussi puissante qu’indispensable sur l’extermination de six millions de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Une œuvre dont l’inscription au registre de la « Mémoire du monde » de l’Unesco consacre le « caractère universel ».
Il y a quelques semaines, le ministère de la Culture s'est félicité de l'annonce par l'Unesco de l’inscription de sept nouveaux biens français au titre du registre international de la « Mémoire du monde », parmi lesquels un exemplaire de l'édition originale des Essais de Montaigne, la Tenture de l’Apocalypse d’Angers et Shoah, le documentaire de Claude Lanzmann, qui est particulièrement emblématique de ce programme qui protège et diffuse le patrimoine documentaire à valeur universelle. Une reconnaissance qui doit tout à Dominique Lanzmann, légataire de l’œuvre de son mari, qui a esquivé une à une les difficultés tout au long de « l’aventure » qu’a été cette inscription (voir encadré). Entretien.
Quel sens revêt pour vous l’inscription de Shoah au registre de la « Mémoire du monde » de l’Unesco ?
Cette inscription, en premier lieu, reconnaît la qualité d’œuvre universelle de Shoah. Le film se place parmi les grandes œuvres du cinéma, à l’égal de Metropolis de Fritz Lang, Los Olvidados de Luis Buñuel, des archives des frères Lumières, ou encore de l’intégralité de l’œuvre d’Ingmar Bergman, qui sont déjà inscrites au registre de la « Mémoire du monde ».
Je compte ensuite sur l’Unesco pour m’aider à décliner le dispositif pédagogique dans un maximum de pays. Mon mari avait bien préparé le terrain : en 2001, il avait sélectionné six extraits du film d’environ une demi-heure chacun et conçu un livret pédagogique avec le professeur d’histoire Jean-François Forges. 35 000 DVD avaient été distribués dans tous les lycées de France. L’an dernier, le 27 janvier, lors de la journée de commémoration des victimes des camps, ces mêmes extraits, issus de la version restaurée de Shoah réalisée en 2013, ont été mis en ligne sur la plateforme numérique Lumni Enseignement grâce à l’Institut national de l’audiovisuel (INA).
Je pense aussi au projet Aladin, lequel consiste à faire connaître la culture juive et la Shoah aux pays musulmans. Mon mari était allé à Istanbul présenter Shoah sous-titré en turc. L’Unesco de son côté avait organisé en 2011 une projection en direct du film sous-titrée en persan sur une chaîne iranienne de grande écoute.
En vérité, je vois cette inscription comme une base solide pour l’éternité, n’ayons pas peur des mots. J’ai toujours considéré Shoah comme une œuvre représentative du 20e siècle qui est à la fois celui du cinéma et celui de la barbarie nazie. L’inscription sur le registre de la « Mémoire du monde » est par ailleurs une sécurité, une garantie contre les changements qui pourraient survenir dans le futur.
Quels sont les autres axes ?
Le second axe est celui de la recherche. Plusieurs thèses sur les rushes du film - 220 heures en tout - conservés au mémorial de l’Holocauste de Washington, ont déjà été publiées. Je compte favoriser ce travail de recherche avec les archives papier qui n’ont pas encore été complètement inventoriées et les archives audio dont le musée juif de Berlin est dorénavant détenteur. Le troisième axe, enfin, est celui de la préservation de l’intégrité de l’œuvre à l’occasion des créations qui pourraient être faites, notamment à partir des rushes. Ceux-ci, en effet, sont pour le moment quasi libres d’utilisation. Or, depuis cette inscription au registre de la « Mémoire du Monde », le mémorial de l’Holocauste prend conscience que certaines utilisations ne sont pas compatibles au regard du droit moral. Une grande vigilance est indispensable pour maintenir l’intégrité de l’œuvre.
J’ai toujours considéré Shoah comme une œuvre représentative du 20e siècle qui est à la fois celui du cinéma et celui de la barbarie nazie.
Vous disiez à l’instant que chaque interview pourrait être un film en soi.
Le montage de Shoah a pris cinq ans. Chaque interview pourrait faire l’objet d’un film, mon mari le dit du reste à Piotr Smolar, l’auteur du livre Mauvais juif. D’ailleurs, les films qui ont suivi, Le Rapport Karski, Un vivant qui passe, Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, Le Dernier des injustes, et Les Quatre sœurs, ont été réalisés à partir des rushes de Shoah. Si d’autres films sont faits, il faut, encore une fois, qu’ils respectent une certaine éthique d’utilisation des archives.
En voyant ces extraits de Shoah, les élèves découvrent précisément l’intervieweur exceptionnel qu’était votre mari, avec ses techniques d’approche très particulières…
C’est très formateur pour des jeunes de découvrir cette façon de faire. Il a passé plusieurs heures avec certains interlocuteurs – il le raconte d’ailleurs dans ses mémoires, Le lièvre de Patagonie (Folio, Gallimard) – je pense notamment à Abraham Bomba, coiffeur, survivant de Treblinka, qui pendant une dizaine de jours a dû couper les cheveux des femmes exterminées dans la chambre à gaz. Pour d’autres, au contraire, il les prenait par surprise. Il avait plusieurs façons de faire. Il voulait par exemple que Francine Kaufmann, une des interprètes, découvre tout sur le tournage. En Israël, quand il interroge les témoins du massacre de la forêt de Ponary en Lituanie, il fait brûler des troncs d’arbres intentionnellement, on voit des fumées. Francine Kaufmann se demandait pourquoi il faisait brûler ces troncs d’arbres. Claude ne voulait pas qu’elle discute avec ceux qui allaient être interviewés, cela faisait partie du dispositif filmique, il voulait qu’elle ait une réaction d’effroi authentique au moment où elle traduisait.
La fille de Motke Zaïdl, survivant de ce massacre, dit qu’avant le film, son père n’avait jamais tout dit de ce qui s’était passé…
C’était une période où les gens ne parlaient pas encore parce qu’on ne les croyait pas. Eux-mêmes avaient du mal à croire, leurs interlocuteurs encore moins.
Quels sont vos projets ?
Je travaille avec Arnaud Hée, programmateur du service cinéma de la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, qui a décidé d’organiser une rétrospective complète de l’œuvre de mon mari en novembre et décembre prochains. Arnaud Hée m’a confié l’organisation de la dernière table ronde de la rétrospective.
Par ailleurs, l’association que je préside porte le nom Claude et Felix Lanzmann. J’ai le sentiment de faire le travail que notre fils aurait accompli s’il était encore en vie. Le lien entre son père et lui était très fort. Claude m’a fait confiance et confié la responsabilité de protéger son œuvre. J’essaye d’en être digne. J’ai le sentiment que l’un et l’autre m’aident.
« Shoah » : le récit d'une inscription
Une « aventure » : aucun autre mot ne résume mieux l’histoire de la candidature de Shoah au titre du registre international de la « Mémoire du monde » de l’Unesco. En 2020, Audrey Azoulay, sa directrice générale, en approuve l’idée. Pour autant, le programme était en sommeil depuis un différend ayant opposé la Corée au Japon. Résultat : la liste d’attente s’allonge côté français, chaque pays ayant un quota de deux archives tous les deux ans.
Qu’à cela ne tienne : c’était sans compter avec les candidatures transnationales pour lesquelles il n’y a plus de quota, la seule condition étant que deux pays partagent l’archive. C’est l’option que choisit Dominique Lanzmann au nom de l’association Claude et Felix Lanzmann : elle donne au musée Juif de Berlin toutes les cassettes audio préparatoires à Shoah, soit 250 heures d’interviews, et permet ainsi à la France et à l’Allemagne de présenter conjointement le projet à travers leurs délégations nationales à l’Unesco, soutiens de la première heure. Le programme est relancé. « Toutes les planètes étaient alignées », conclut-elle.
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