On se doutait, bien sûr, de l’existence de rapports fructueux entre le monde de la culture et celui de l’intelligence artificielle mais, à vrai dire, nul n’imaginait que ceux-ci pouvaient être à la fois aussi nombreux, aussi étendus et aussi variés. Cette révélation, on la doit au Week-end culturel de l’IA, un événement inédit organisé les 8 et 9 février par le ministère de la Culture avec le soutien du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères en ouverture du Sommet pour l'action sur l'IA, qui, en l’espace de deux journées, a réussi la prouesse de faire émerger sous les yeux d’un large public, composé aussi bien de néophytes que d’initiés, l’existence d’un véritable continent immergé, qui fascine autant qu’il inquiète.
Ce continent, c’est la dimension culturelle de l’IA. Le public, désireux de découvrir ce nouveau territoire, ne s’y est d’ailleurs pas trompé, qui a répondu présent aussi bien à la Bibliothèque nationale de France, où se tenaient des tables rondes, débats, ateliers interactifs, projections et expositions sur l’IA, qu’à la Conciergerie, où avait lieu « Machina Sapiens », une ambitieuse installation de créations originales signées par des artistes internationaux qui interrogent l’IA. Au total, ce vaste panorama d’initiatives culturelles innovantes mais aussi de débats souvent brûlants (la question des droits d’auteurs, bien sûr, mais pas seulement) a, à l’évidence, suscité un véritable engouement du public.
Opportunités ou défis ?
« Une opportunité inédite » : c’est avec ces mots que Rachida Dati, ministre de la Culture, a lancé ce grand week-end consacré à la place de l’IA dans le monde de la culture. Et en effet, l’IA est, selon la Ministre, une réelle opportunité pour notre vie culturelle, la rendant à la fois plus « riche », plus « accessible » et d'une plus grande « diversité ». Face à ces immenses « potentialités », l’IA présente aussi des « défis » bien réels, tant « elle bouleverse les modèles établis et interpelle notre éthique ». A commencer par celui du droit d’auteur. « Le droit d’auteur a toujours su s’adapter aux révolutions technologiques passées. Il n’y a aucune raison pour qu’il n’en soit pas de même avec l’IA. C’est un combat que nous devons mener sans relâche pour garantir un cercle vertueux entre innovation et respect des créateurs », martèle la ministre de la Culture.
Parmi les autres défis de l’IA, on trouve aussi un défi professionnel (celui de « la transformation profonde des métiers et des industries culturelles et créatives ») et un défi informationnel (celui « de la lutte contre la désinformation, et la préservation de l’intégrité de l’information »). Autant d’enjeux que la ministre de la Culture a portés « haut et fort » lors du Sommet international pour l’action sur l’IA qui « n’est pas un point d’aboutissement mais une amorce ». L’IA, insiste-t-elle, doit être un véritable « levier de souveraineté culturelle ».
Autorisation, rémunération, transparence
La « place du créateur » dans l’IA, il en a été fortement question à la Bibliothèque nationale de France lors de la table ronde inaugurale qui portait sur les enjeux de l’IA dans un modèle culturel où l’impulsion donnée par le créateur est essentielle. Pour autant, on aurait bien tort d’opposer création et innovation, expliquent d’une même voix tous les représentants des sociétés d’auteur. Bien au contraire ! Pour preuve, « la régulation réussie des acteurs du streaming », observe Cécile Rap-Veber, directrice générale de la Société des auteurs compositeurs et éditeurs de musique, ou la façon dont les créateurs s’emparent déjà de l’IA (« 40% des auteurs ont déjà testé les logiciels d’IA générative. Un pourcentage supérieur à la moyenne et proche de l’utilisation des jeunes », indique Marie-Anne Ferry-Fall, directrice générale de la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques.
Non, ce qui est grave, selon eux, c’est la façon dont l’IA générative bouleverse les usages en entraînant ses moteurs sur l’ensemble des contenus en ligne. Pour Cécile Rap-Veber, il s’agit ni plus ni moins d’un « pillage ». Quant à Pascal Rogard, directeur général de la Société des auteurs d’art dramatique, il récuse l’usage du verbe « moissonner », utilisé pour décrire l’activité de l’IA sur internet. « Si je moissonne mon champ, je ne moissonne pas celui du voisin », observe-t-il finement. De façon cohérente, tous en appellent à une plus juste rémunération du droit d’auteur.
Un point crucial sur lequel Alexandra Bensamoun, universitaire spécialisée en droit de la propriété intellectuelle et en droit du numérique, est actuellement à pied d’œuvre à la demande du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique. « La loi ne bride pas, elle émancipe », souligne-t-elle, en plaidant en faveur de l’universalisme des principes du droit d’auteur, dont elle relève qu’ils font tache d’huile. Dans l’Union européenne, l’adoption en juillet dernier du règlement sur l’intelligence artificielle, premier du genre, est une avancée considérable. Il faut maintenant aller plus loin et obtenir « la transparence des données d’entraînement », plaide-t-elle en s’appuyant sur « un principe du droit d’auteur » répondant au bel acronyme de ART, « A pour Autorisation R pour rémunération et T pour transparence ».
Vers un nouvel imaginaire ?
Et les créateurs, que disent-ils de cette « opportunité inédite », dont parlait la ministre de la Culture ? Jean-Michel Jarre n’hésite pas à comparer l’IA à une « muse » qui élargit les frontières de son inspiration. « Le rapport à l’IA est intéressant parce qu’il nous est familier », explique-t-il. Dans un entretien qu’il a accordé avec Thomas Coesfeld, directeur du label BMG Music, au site du ministère de la Culture, il précise ses « initiatives ». « Mon projet actuel avec BMG Music illustre cette symbiose entre l'homme et la machine : je développe un système d'IA nourri de mes propres données musicales, créant ainsi un dialogue inédit entre mon héritage artistique et les possibilités offertes par cette technologie. Ce processus ouvre la voie à une nouvelle forme d'introspection créative, où l'artiste peut puiser dans son propre ADN musical pour engendrer des œuvres inédites, de manière potentiellement infinie ».
La vidéaste Justine Emard, qui ne cesse d’explorer les relations entre humains et technologies, insiste, quant à elle, sur la notion d’« expérimentation ». « L’artiste a toujours à cœur de maîtriser son processus de création, dit-elle. La recherche doit se replacer dans le temps long ». En témoigne son installation « Hyperphantansia » que la vidéaste présente à la Conciergerie lors du Week-end culturel de l’IA. Pour cette œuvre, un réseau de neurones artificiel a été « entraîné » afin de fabriquer de nouvelles images de la préhistoire à partir d’une base de données scientifique de la grotte Chauvet Pont-d’Arc. Un processus dont les résultats fascinants ont été, pour la sélection finale, filtrés par l’artiste…
IA, la révolution est en marche
C’est l’un des grands atouts de ce Week-end culturel de l’IA : ne pas se contenter de présenter les chemins les mieux balisés ou les plus spectaculaires, mais emprunter des voies détournées, parfois plus confidentielles ou moins exposées, celles par exemple des initiatives réalisées par des professionnels. Sait-on suffisamment, par exemple, que l’époustouflante exploration à l’ère de l’IA de la basilique Saint-Pierre de Rome, est le fruit d’une collaboration entre le Vatican, Iconem et Microsoft ? Ou que la création d’un double numérique de la cathédrale de Notre-Dame de Paris a permis de remettre virtuellement à leur emplacement d’origine des claveaux identifiés et photographiés dans les gravats ?
Sait-on aussi, dans le secteur des musées cette fois, qu’une start-up française, Ask Mona, vient de conclure aux côtés d’Open AI, un ambitieux partenariat avec le château de Versailles pour permettre aux visiteurs des jardins de dialoguer téléphone en main avec les statues et les fontaines ? De fait, l’IA est un « formidable levier de partage des connaissances », témoigne Marion Carré, fondatrice et directrice générale de Ask Mona. Elle est aussi un « indispensable levier pour une politique culturelle plus égalitaire », assure Shah Faesal, secrétaire adjoint du ministère de la Culture indien, en soulignant que l’Inde compte « 1200 musées pour 900 millions d’utilisateurs d’internet ».
Côté archives, l’IA permet des avancées spectaculaires. En témoigne notamment le projet Socface, un travail collaboratif français, qui ouvre de nouveaux horizons à la recherche démographique par le traitement à grande échelle de vastes séries de documents historiques. Il permet « d’organiser la collecte et le traitement de l’ensemble des listes nominatives de recensement de 1836 à 1936 », indique Lionel Kesztenbaum, directeur de recherche à l’INED.
L’IA, un avenir pour le cinéma ?
C’est une initiative qui « décoiffe » nos certitudes. Premier festival où ne sont autorisées à concourir que des œuvres ayant utilisé l’IA générative à toutes les étapes de leur développement, l’Artefact AI Film Festival a rencontré un succès fulgurant. « Nous voulions donner aux talents la possibilité de s’emparer de l’outil », explique Elisha Karmitz, directeur général de MK2, son initiateur aux côtés d’Artefact. Pas moins de 250 œuvres ont été soumises au jury présidé par Jean-Pierre Jeunet, lors de la première édition. « L’IA est un outil différent dans le sens où je n’aurais jamais pu réaliser ce film sans un financement initial », explique Raphaël Frydman, le réalisateur de La vie quand t'AI mort, premier lauréat du festival.
Quid de la dimension collective propre à la création cinématographique ? « C’est vrai, on fabrique une image de manière autonome, c’est assez vertigineux », reconnaît Raphaël Frydman. A terme, deux types de production cohabiteront, assure Matthieu Lorrain, directeur de création chez Google DeepMind, « d’un côté des œuvres qui intégreront l’IA lorsque celle-ci présentera une valeur ajoutée, de l’autre des films réalisés de façon classique ».
Si une section IA au festival de Cannes n’est pas (encore) d’actualité, il existe cependant déjà « une compétition d’œuvres immersives » (la Compétition Immersive dont la première édition a eu lieu l’an dernier), note Pauline Augrain, directrice du numérique au Centre national du cinéma et de l’image animée. L’institution a mis en place un observatoire de l’intelligence artificielle. « L’IA est intégrée de manière spontanée à tous les endroits de la chaîne de valeurs, pour autant il ne faut pas l’essentialiser, mais au contraire objectiver la situation, en particulier sur la question de la transformation des métiers ».
Information, désinformation : un défi majeur de l’IA
C’est l’un des grands défis de demain. L’IA générative ne va-t-elle pas être un moyen de brouiller les cartes entre information et désinformation, voire entre vrai et faux ? Ne va-t-elle pas aggraver le risque de manipulation du débat démocratique ? L’enjeu est de taille, on le voit, et il a passionné le public présent à cette table-ronde. « Le faux nous séduit davantage que le vrai », observe lucidement Étienne Klein, physicien. C’est pourquoi il est impératif, poursuit-il, de redoubler les actions dans le domaine de l’éducation des médias et de « rétablir le lien de confiance avec l’expertise ». Et aussi, à l’évidence, avec un certain esprit critique, auquel l’IA n’est pas toujours accoutumée. « Lorsque je lui ai demandé de produire une illustration, la machine a mis moins de dix minutes à m’en proposer une, mais quand il s’est agi de produire un dessin d’actualité, elle a été nettement moins performante… », remarque Kak, dessinateur de presse et président de l’association « Cartooning for peace » qui présentait une exposition à la BnF plébiscitée par le public pour le Week-end culturel de l’IA.
La presse, l’information, l’esprit critique… la Bibliothèque nationale de France est, de longue date, l’un des plus actifs lieux de mémoire en France concernant ces sujets. L’établissement est aussi pionnier en matière d’usages et de réflexions sur l’IA, ce que confirme son statut d’hôte du Week-end culturel de l’IA. Le regard, à la fois professionnel et expérimental, que porte l’institution sur l’IA était, de ce fait, particulièrement attendu du public. Ce dernier n’a pas été déçu. Tout d’abord avec cette saisissante immersion au cœur de la circulation des savoirs de la BnF proposée par l’installation Deep Diving de Ruben Fro. Une expérience inédite, entre images réelles et images de synthèse, qui fait se retourner toutes les têtes.
Côté professionnel, on retiendra que la fréquentation du portail pédagogique, « Les essentiels », une véritable encyclopédie de plus de 10 000 ressources, s’apprête à être « boostée » grâce à l’IA. « Notre objectif est de proposer un chatbot pour inciter le public qui vient sur notre site à aller découvrir d’autres contenus » confie Armelle Pasco, cheffe du service des éditions multimédias. Retro News, le site de presse de la Bnf, riche de 2000 titres, propose quant à la lui un moteur qui identifie simultanément les noms de personnes, les lieux et les organisations, « une recherche en amont où toutes les entités ont été repérées » indique Olivier Garre, chef de projet.
Sur le stand d’Universcience, qui va prochainement lancer une plateforme gratuite de contenus pour les enseignants basée sur l’IA, des petits robots ronds au sol intriguent. « Avec cet atelier interactif, nous expliquons le fonctionnement de l’IA aux adolescents », explique Marc Jamous, médiateur à la Cité des sciences et de l’industrie. L’IA est basée sur des probabilités : au départ, les machines ne savent rien, puis elles apprennent et elles finissent par favoriser des actions exactement comme ces robots qui miment leur fonctionnement ».
« Machina sapiens », rencontre du 3e type
C’est un symbole fort. En présentant « Machina sapiens », un accrochage d’une vingtaine d’installations contemporaines, à la Conciergerie, l’un des sites médiévaux les plus emblématiques de Paris, les organisateurs du Week-end culturel ont fait, à l’évidence, bien davantage qu’un simple clin d’œil ; ils ont souligné ainsi un véritable parti pris (et un pari !) : il n’existe pas de rupture entre créations d’hier et de demain. Au contraire : les œuvres présentées, qui interrogent l’IA, prennent une autre dimension (et un autre sens) dans un tel écrin patiné par l’Histoire. « En jouant sur une subversion entre l’homme et la machine, le parcours invite à penser une recomposition de l’intelligence par les technologies de l’IA », explique son commissaire Franck Bauchard.
Avec plus de 14 000 visiteurs, c’est peu de dire que les visiteurs ont « validé » ce pari audacieux. Comme Augustin Christakis, étudiant en histoire de l’art, qui vient « d’interagir » avec « Qui est là ? La machine à prompter des images IA ». Cette installation interactive créée par Albertine Meunier génère une image en temps réel après que le visiteur a tapé un prompt. Verdict ? « Le dispositif, qui mêle l’ancien et le nouveau, est intéressant, puisqu’on on tape sur une ancienne machine à écrire à laquelle a été incorporée un dispositif d’intelligence artificielle », souligne le jeune homme. Il est tout aussi séduit par le résultat. Après qu’il a tapé le mot « plane » (pour « avion », car les requêtes à l’IA doivent être faites en anglais) l’image « a commencé à être générée d’abord en négatif, un peu comme une impression argentique, puis de façon claire montrant un avion dans le ciel au nom d’une compagnie aérienne fictive ». S’intéresse-t-il depuis longtemps à l’IA ? « Je suis étudiant à l’École du Louvre où j’ai fait un master d’histoire sur l’IA. J’ai par ailleurs choisi un séminaire sur le patrimoine numérique et les applications de l’IA dans l’art », répond-il en souriant.
Autre œuvre, autre dispositif sollicité, et autre réaction du public. Avec « Ensauvager le jardin », une vidéo contemplative d’Iyo Bissek inspirée du jeu vidéo éponyme, le propos se veut plus « politique » : il s’agit d’explorer la relation entre humains et non humains, territoires et technologies, à travers une réflexion critique sur la domination coloniale. Pierre et Michèle – « 94 et 92 ans, vous pouvez l’écrire ! » – n’en perdent pas une miette. Ils ont déjà vu la plupart des œuvres du parcours. L’heure est au bilan. « C’est à la fois admirable et un peu incompréhensible pour des gens de notre âge, dit Pierre, on se demande aussi qu’elle est la quantité d’énergie mobilisée pour créer de telles images ». Une appréciation que tempère Michèle : « C’est formidable d’avoir fait cette exposition. Les visages que j’ai vus là-bas – elle désigne la vidéo des artistes Emilie Brout et Maxime Marion présentant des portraits particulièrement expressifs – m’ont beaucoup émue, ils sont absolument étonnants. On est pris, on est fascinés ».
Plus loin, une œuvre remporte un franc succès, avec ses pommes les plus rouges, ses bénévoles plus souriants... Il s’agit de « Everything is real » de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, une installation à bases de vidéos poussant dans leurs retranchements les biais des images générées par IA. « On voit l’impact de l’IA sur le monde, c’est impressionnant », commente Dalila Djaraouane, en cours de reconversion après avoir travaillé dans la finance, qui n’a rien manqué de ce Week-end culturel de l’IA. « Mon métier va sans doute disparaître mais cela ne me fait pas peur. L’IA est à l’origine d’une transformation des métiers et je voudrais pouvoir aider les autres. J’ai du reste pris l’initiative de faire une formation sur l’IA en vue de devenir animatrice pour montrer aux autres ses effets positifs et négatifs. Il faut comprendre la machine, notamment ses limites, et ensuite être créatif », explique-t-elle. A l’évidence, cette « passionnée de l’IA » en a très bien perçu les enjeux. Ils sont vertigineux.
Culture et IA : pour un développement concerté
La stratégie du ministère de la Culture en matière d’IA repose sur « cinq piliers », souligne la ministre de la Culture : « Le soutien de l’innovation ; la promotion d’un modèle économique équitable protecteur de la création et du droit d’auteur ; la formation des professionnels actuels et futurs aux enjeux de l’IA ; la lutte contre la désinformation et la garantie de l’intégrité de l’information ; le développement d’un IA culturelle, frugale, soucieuse de son empreinte écologique, et éthique ».
Une stratégie d’ores et déjà déployée dans le cadre de l’appel à projets pour la transition numérique de la culture et l’appropriation de l’IA du plan « France 2030 ». « Il ne s’agit pas d’attendre ces évolutions technologiques mais de les encadrer et de les anticiper au service des créateurs et de notre patrimoine ». La Ministre annonce enfin le lancement d’une « concertation nationale sur l’émergence d’un marché éthique respectueux du droit d’auteur ».
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