Après « Les Essentiels » l’an dernier, les Archives nationales inaugurent cette saison leur nouveau cycle d’expositions « Les Remarquables ». C’est le rouleau d’interrogatoire des Templiers, emprisonnés à Paris en 1307, qui vient au grand jour se porter à la connaissance et admiration du public jusqu'au 15 janvier 2024.
Ce document plonge le visiteur dans l’une des plus grandes « affaires » de l’Histoire : le procès de l’ordre du Temple, lancé à l’instigation du roi de France, Philippe IV le Bel. Le rouleau consigne les interrogatoires de 138 templiers par l’inquisiteur du royaume de France. Plus de sept cents ans après les faits, il permet de ressentir, avec la même intensité, le poids des mots et la violence des actes, au sein d’une lutte politique implacable dont l’intensité criminelle ne pourra que fasciner le public contemporain.
En marge des Rendez-vous de l'histoire de Blois, nous avons rencontré Philippe Josserand, Maître de conférences HDR en histoire médiévale à Nantes Université, l’un des meilleurs spécialistes actuels de l’histoire des ordres religieux-militaires du Moyen Âge.
En quoi les Templiers nous intéressent-ils encore aujourd’hui ?
« Les Templiers sont parmi nous. » C’était l’opinion un peu provocante du journaliste Gérard de Sède, en 1962. Depuis, le mythe s’est encore renforcé ! Et c’est bien normal, tant « l’affaire » des Templiers (ainsi dénommée, déjà, par ses contemporains) continue de frapper l’imagination. En cinq ans, en effet, de l’automne 1307 au printemps 1312, l’ordre a été proprement balayé, à l’issue d’un procès instruit entièrement à charge, qui a entraîné la suppression du Temple, puis la mort tragique par le feu, à Paris le 11 mars 1314, du dernier grand-maître de l’ordre, Jacques de Molay. Non moins fascinante est la malédiction, jugée prophétique, que Jacques de Molay aurait prononcée sur le bûcher à l’encontre de ses persécuteurs (le roi Philippe IV le Bel et le pape Clément V).
Jamais une institution d’Église si puissante n'avait été abattue de la sorte. Les Templiers, apparus à Jérusalem en 1120, ont été reconnus par l’Église neuf ans plus tard, en 1129, au concile de Troyes, où une règle leur a été donnée. Ils sont ainsi devenus le premier ordre religieux-militaire de l’histoire. La défense de Jérusalem et des États latins d’Orient a fait d’eux une puissance majeure. À la fin du XIIIe siècle, en dépit du recul des Latins en Terre sainte, leur ordre reste plus puissant que tous ceux qui l’ont imité, fort d’un réseau de centaines de commanderies réparties sur vingt-cinq provinces.
Loin d’être impopulaire, le Temple n’était pas voué à disparaître. Il a été victime du conflit engagé par Philippe le Bel avec la papauté. Le procès des Templiers est un procès politique exemplaire.
Les Archives nationales ont décidé d’exposer une pièce maîtresse du procès : le rouleau d’interrogatoire établi en 1307. Quel est son intérêt ?
Ce rouleau a été conçu pour frapper les esprits. Il mesure plus de vingt-deux mètres. Quarante-quatre membranes de parchemin, provenant de vingt-deux peaux de chèvre coupées en deux, ont été cousues par des fils de lin, sur l’emplacement desquels, afin de montrer que toute falsification était impossible, ont été apposés les seings de quatre notaires.
Pour le pouvoir capétien, l’enjeu était de taille. Mettre au net les dépositions des 138 templiers déférés à l’automne 1307 devant l’inquisiteur de France, le dominicain Guillaume de Paris. Philippe le Bel, conscient d’outrepasser le droit, avait dès le départ associé étroitement l’inquisiteur à l’action lancée contre le Temple, pour manifester qu’elle était soutenue par l’Église. Au total, sous la torture ou la menace de celle-ci, 134 des 138 templiers ont avoué tout ou partie des crimes dont ils étaient accusés.
123 frères déclarèrent avoir craché, lors de leur profession de foi, sur le crucifix ou à côté ; 105 dirent avoir alors renié le Christ, 103 avoir reçu des baisers obscènes et 102 le conseil de s’adonner à la sodomie pour éviter toute tentation charnelle avec une femme. C’est là plus qu’il n’en fallait pour Philippe le Bel ! Il s’empressa de porter au grand jour cette hérésie prétendue. Il protégeait ainsi la foi chrétienne que le pape, à l’en croire, n’avait pas su défendre face aux crimes de l’ordre.
La fonction politique du rouleau est de légitimer le coup de force du roi : montrer que le droit n’a été violé dans la forme… que pour mieux être défendu, sur le fond.
A l’occasion de la publication de votre dernier ouvrage, vous allez prononcer prochainement une conférence aux Rendez-vous de l’histoire de Blois, au sujet de Jacques de Molay. Que sait-on du dernier grand-maître des Templiers ?
On a souvent été injuste avec Jacques de Molay. Par ses faiblesses et son incompétence, il aurait compromis la situation de son ordre et amené sa dissolution. Je me suis intéressé de près à sa vie autant qu’à l’imaginaire qu’il a suscité, ce qui m’a permis de montrer qu’il avait été un grand-maître capable et entreprenant, dans son gouvernement, dès 1292, et même, passé 1307, dans la tourmente de « l’affaire ». Les aveux de Jacques de Molay, le rouleau l’atteste, ont été minimaux. Il s’est mobilisé dès le printemps 1307 contre la rumeur imputant au Temple des crimes d’hérésie, et il n’a eu de cesse, malgré sa détention, de s’extraire du piège où le pouvoir capétien, en lui extorquant des aveux, l’avait précipité.
Sa marge de manœuvre, pourtant, était infime : comprenant à l’automne 1309, devant la commission pontificale, que le procès était joué, il a su transporter son combat sur un autre plan, extra-judiciaire, en faisant appel au jugement de Dieu, ce qu’il a renouvelé, le 11 mars 1314, en proclamant à nouveau, au péril de sa vie, l’innocence du Temple. Il a conféré à son sacrifice sur le bûcher une valeur d’exemple impressionnante, faisant preuve d’une force d’âme qui a marqué son temps et commande encore le respect aujourd’hui.
Que peut nous apprendre aujourd’hui le rouleau d’interrogatoire des Templiers ?
Ce document est très instructif sur le plan historiographique. Les spécialistes ont souvent gardé une étonnante déférence à l’égard des pouvoirs qui ont aboli l’ordre du Temple (la monarchie, l’Église). On le comprend en mesurant ici la puissance d’un document comme le rouleau d’interrogatoire. Michelet lui-même s’y est laissé prendre !
Et pourtant ce rouleau, plus que tout autre source peut-être, oblige à s’interroger. Que penser d’un tel document ? Comment le lire et l’interpréter quand on sait la contrainte dont il procède ? Peut-on chercher valablement à y démêler le faux du vrai, à sérier entre ce qui peut être cru et ce qui ne saurait l’être ? En réalité, la question n’est pas du tout de savoir si les frères étaient innocents des accusations d’hérésie portées contre eux, mais pourquoi et comment ils ont été regardés comme coupables.
Alors seulement commence-t-on à comprendre qu’un procès-verbal de ce genre ne démontre rien, mais assène une vérité supposée que le pouvoir construit en créant et entretissant la rumeur avec une terrible efficacité. L’historien Julien Théry, qui a renouvelé la lecture du procès dans ce sens, n’a cessé d’approfondir la question. Il a pu mettre au jour les raisons de la conduite du pouvoir dans l’affaire des Templiers, en révélant ses fondements eschatologiques : le royaume capétien se voulait un « corps-Église ». Philippe le Bel voulait imposer une « religion royale » française. Il fallait alors abattre cette « damnable secte des Templiers » pour démontrer la toute-puissance du roi et intimider l’Église romaine.
Ouvrages récents de Philippe Josserand : Les Sept Vies de Jacques de Molay (Les Belles Lettres, 2023) et Jacques de Molay. Le dernier grand-maître des Templiers (éd. revue et augmentée, Les Belles Lettres, 2023).
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