En dépit de la fermeture des lieux culturels, le théâtre de la Colline a résolument pris le parti de maintenir un lien avec ses spectacteurs. Résultat : toute une série d'initiatives artistiques originales réunies sous un nom évocateur, "les poissons pilotes de la Colline". "Si la santé est aujourd’hui le grand requin blanc se battant contre la maladie, qui sont alors les petits poissons pilotes qui accompagnent les squales ? Nous sommes peut-être ces petits poissons pilotes…", écrit Wajdi Mouawad, directeur de l'établissement, dans un éditorial accessible sur le site du théâtre. Arnaud Antolinos, secrétaire général et directeur des projets au théâtre de la Colline revient sur le sens de ces initiatives.
Le théâtre de la Colline a adopté une démarche proactive par rapport au confinement : création d'un journal de confinement quotidien, lecture de théâtre ou de poésie par téléphone, multiplication des initiatives sur les réseaux sociaux...
Voyant la situation en Asie et nos collègues italiens fermer leurs théâtres les uns après les autres, nous avons été amenés à établir, comme tous les opérateurs du ministère de la Culture, un plan de continuité d’activité, qui traite principalement de questions administratives et financières.
Avec Wajdi Mouawad, nous avons tenu à ce que ce plan comporte aussi un volet artistique afin de préserver un lien avec notre public, au-delà des questions induites par la fermeture du théâtre. Il y a donc effectivement ces projets qui invitent à la créativité (l’écriture d’un journal, la mise en ligne de photos...), auxquels vient s'ajouter « Au creux de l’oreille ».
Cette opération s'inspire du théâtrophone, imaginé à la fin du 19e siècle par Clément Ader pour transmettre, en direct et à distance, la diffusion d’opéras à des abonnés par le biais du téléphone. Dans notre cas, un actrice ou un acteur partage un texte et un moment privilégié avec le spectacteur ou la famille qui l'appelle. C’est un échange direct et un événement qui ne peut pas se reproduire, comme le théâtre. Seule l’unité de lieu n’est pas respectée.
La poésie nous aide à poser un autre regard sur le présent
Lors d'une mémorable intervention au théâtre de la Colline en 2017, l'écrivain David Grossman avait évoqué la nécessité d'"oser espérer". Est-ce l'une des dimensions de la poésie : adoucir notre regard sur l'avenir pour rendre le présent plus acceptable ?
Sans doute, la poésie nous aide à poser un autre regard sur le présent, à éclairer un aspect de l’actualité que nous n’aurions pas perçu, car ce regard est différent de celui du journaliste - empreint de neutralité - ou de celui de notre entourage. Elle peut aussi nous aider à mettre des mots sur des sentiments, « la poésie est le langage de ma douleur » écrit justement David Grossman dans Tombé hors du temps.
Dans le premier épisode de son journal de confinement, Wajdi Mouawad parle, dit-il, "d'humain confiné à humain confiné". Pourquoi une telle parole, vous paraît-elle aujourd'hui nécessaire ?
Il est très difficile d’associer aujourd’hui la parole ou le geste d’un artiste avec la notion de nécessité. Nous laissons chacun juger de ce qui lui est nécessaire. S'il y a des nécessités premières aujourd'hui, alors celles-ci consistent à permettre aux malades d’être traités en soutenant le travail des médecins et des soignants, à aider les familles à tenir dans les épreuves de la maladie, à saluer le travail de celles et ceux qui permettent les approvisionnements, et à laisser les pouvoirs publics mener le pays vers la sortie de la crise.
Nous avons toutefois l'audace de penser que le théâtre soigne certaines autres douleurs et cette utopie-là dure depuis plus de 25 siècles. On y croit donc obstinément.
On peut considérer vos initiatives en ces temps de confinement comme une façon de poursuivre votre mission théâtrale par d'autres moyens. Est-ce le cas ?
Si l’on considère, comme Jean Vilar le déclarait en 1953 pour le TNP, que le théâtre est un service public, alors oui en effet nous nous inscrivons dans une continuité de service public grâce aux moyens du téléphone et des outils numériques. Mais nous espérons que tout cela va durer le moins longtemps possible. Lorsque nous avons fermé les portes du théâtre, nous avons dû abandonner les décors mais nous avons allumé les « servantes », ces lampes sur pied qui traditionnellement éclairent les plateaux de théâtre de nuit. Notre premier souhait est de voir la crise sanitaire résolue et inviter les actrices et les acteurs à reprendre la place des servantes.
Wajdi Mouawad : "Trouver la présence en temps de confinement"
Au premier jour de son "Journal de de confinement", Wajdi Mouawad a évoqué sans détour "l'immense chagrin collectif" que constitue l'épreuve du coronavirus. Il entrevoit aussi des signes d'espoir et de fraternité. "Nous ne sommes pas seuls dans le désir d'un sens", dit-il. Extraits.
"Il faut s'astreindre, pour ne pas être englué par le confinement, pour ne pas être écrasé par lui, à l'exercice de l'écriture à dire. Passant par les réseaux, une parole d'humain confiné à humain confiné. Une fois par jour, des mots comme des fenêtre pour fendre la brutalité de cet horizon qui nous enterre. Ecrire, c'est aussi cela. Ecrire la patte du temps, prendre les secondes, les minutes, les plier et les replier pour feuilleter le temps, en faire d'autres secondes, d'autres minutes qui, lues ou entendues, feront lever les champs de l'imaginaire, à la fois chez celui qui écrit comme chez celui qui écoute.
Défaire le confinement par ce qui nous rend humain : la parole partagée, ce fil d'ariane qui permet à Thésée de retrouver sa route. La parole, les mots, l'écriture la voix, d'humain à humain. Comme dans le noir, lorsque la présence de la vie rassure et permet de trouver une paix fragile. Des textes, à chaque jour, journal tenu, comme des cailloux lancés dans un puits profond, des cailloux à la vitre du prisonnier, à la surface d'un lac en ricochet pour déchirer noyade. Comme des feux lointains pour envoyer un signe, dire la présence, faire preuve de présence, qu'importe le moyen. De fenêtre en fenêtre, ouvrir les carreaux, lire un poème à voix haute au voisin d'en face. Qu'importe. Faire preuve de présence envers les autres, trouver la présence au temps du confinement. Nous ne sommes pas seuls et continuons à être ensemble dans le désir d'un sens, même si celui-ci est mis à rude épreuve à travers cette épreuve que nous traversons."
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