Un après-midi de novembre, à Paris. On avance rue Française, à deux pas du quartier des Halles et de la future collection Pinault d’art contemporain. Direction Miss China, un lieu consacré à la performance, dont l'activité, temporairement interrompue, devrait repartir en janvier 2021. Soudain, on découvre, sur les surfaces vitrées d’une galerie, la représentation d’un groupe d’animaux étranges, « un peu hallucinés, comme chargés de substances interdites », qui semblent échappés d’un bestiaire fantastique.
Pas de doute, on est bien dans l’univers artistique de Vincent Corpet qui, après un accrochage de ses dessins exposés en septembre dernier à la galerie 24 Beaubourg, présente ici plus largement son travail pour les besoins du tournage d’un documentaire. La raison de cette initiative insolite, en l’absence presque complète de visiteurs ? « Pendant le confinement, la galeriste souhaitait remettre le lieu en action, raconte Vincent Corpet, c’est pourquoi elle a proposé à certains artistes qu’elle apprécie d’y intervenir une semaine chacun ». La semaine du 16 novembre, c’est donc au tour de Vincent Corpet, en duo avec la performeuse Amélie Pironneau, d’y présenter son travail, le tout sous l’œil du réalisateur Olivier Taïeb dont on a pu voir récemment Quand l’hôpital retient son souffle, un « magnifique documentaire, réalisé à la Pitié-Salpêtrière pendant le premier confinement », précise Corpet.
Le secret des lieux
Le confinement et les aléas de la crise sanitaire, il en fallait beaucoup plus pour ébranler Vincent Corpet, habitué à présenter son travail dans de grands musées – le Grand Palais, le Centre Pompidou ou le musée Delacroix – et des galeries prestigieuses, comme la galerie Daniel Templon, mais aussi dans des lieux périphériques, plus confidentiels, comme la galerie des Salaisons, à Romainville, où il avait réalisé une exposition mémorable en 2011.
Depuis plusieurs années, l’artiste, qui revisite en praticien l’histoire de l’art à la manière dont Jean-Luc Godard relit en réalisateur l’histoire du cinéma, poursuit une œuvre dont la cohérence et le souffle impressionnent. Ses principaux thèmes ? Le corps, l’animalité, le sexe, l’impureté, l’enchevêtrement des formes. Il nous entraîne à sa suite, lui que son projet titanesque paradoxalement allège, pour une visite guidée – et commentée – des plus passionnantes où il prend le temps – et du recul – pour se pencher sur son propre parcours.
Vincent Corpet revisite en praticien l’histoire de l’art à la manière dont Jean-Luc Godard relit en réalisateur l’histoire du cinéma
Le corps et la peinture
« Le corps est omniprésent dans mon travail, confirme-t-il, mais en partant toujours d’autre chose. Par exemple, je demande à quelqu’un de tracer une ligne, puis je repasse au cutter dans le trait. À partir de là, je sors une scène de sexe voyeur ». Cela donne la série étourdissante des « Zigouiguis » réalisée entre 2010 et 2016, soit une gamme chromatique noir-blanc-gris qui convoque immédiatement des siècles d’histoire de l’art. Le résultat est résolument subversif autant que stupéfiant de maîtrise. Difficile d’imaginer qu’il n’y a qu’un trait au départ. Même démarche « d’aller chercher le tableau » dans des dessins de 1984 que l’artiste expose également : « Comment font les autres ? C’est cette question, qui est, ni plus ni moins, le principe de base des êtres humains et des artistes », résume-t-il.
De ce point de vue, la série des « Fuck Maîtres », qui fait date dans le parcours de l’artiste, est particulièrement emblématique de sa démarche. Là un Goya, ici un Delacroix, ailleurs un Ingres, un Picasso, un David… Dans cette série, Vincent Corpet sollicite les maîtres, qu’ils soient anciens, modernes ou contemporains. Leurs tableaux recopiés en noir et blanc à taille réelle, servent de fond à ses nouvelles peintures. Il le fait – il ne faut pas croire la provocation du titre – avec tout le respect dû à ces chefs-d’œuvre, simplement, il les emmène vers quelque chose d’inédit, une forme nouvelle, étrangère et familière à la fois.
Le résultat, à nouveau, sidère : la forme initiale, qui ne disparaît jamais entièrement – il suffit de s’approcher pour la voir recomposée d’un trait fin – donne naissance à un paysage entièrement nouveau. On s’étonne de ce que l’artiste soit aussi décomplexé face à de tels monuments : « Les artistes ne peuvent pas avoir de maîtres ou alors ils sont foutus », répond-il en riant. On observe également la présence régulière d’une main sur la toile, comme une signature. « C’est vrai. La main, c’est le corps. Cela donne une échelle du corps, c’est bien un corps qui a fait cela, un corps en train d’agir. Je me sers des mains depuis toujours. Les pieds, c’est plus récent. Il m’est aussi arrivé de faire des « tricheries » avec les mains, de faire des mains-pieds, par exemple : je faisais une empreinte de pied, et je finissais par une empreinte de main, pouvant faire penser à celles d’un singe ou à de fausses empreintes ».
Un court-circuit entre notre passé le plus immémorial et notre actualité la plus éphémère
Un dialogue avec l'art préhistorique
Fin du parcours avec les dessins les plus récents – ils ont été réalisés l’été dernier - inspirés par les visites de grottes ornées qu’il a faites autrefois en compagnie de l’archéologue Jean-Michel Geneste, spécialiste de la grotte Chauvet. « L’histoire de la peinture rupestre, c’est celle de l’interdit, explique-il, dans une filiation directe avec la vision de l'écrivain Georges Bataille. En Europe, seuls vingt animaux sont représentés alors que nos ancêtres préhistoriques vivaient au milieu d’une multitude d’entre eux. De même, le fait qu'on ne connaisse aucune représentation humaine en entier peut être interprété comme un interdit de la représentation humaine, donc un interdit venant du groupe ». Et où trouve-ton aujourd’hui cet interdit de groupe ? « Sur Facebook, répond Vincent Corpet sans hésitation. Notre « groupe d’amis » répond lui aussi à une logique du même ordre en acceptant ou refusant ses followers, il formule des interdits ».
De ce rapprochement entre notre passé le plus immémorial et notre actualité la plus éphémère est née, dans le cadre d’une série de portraits de femmes et d’hommes politiques, l'idée d’associer directement ses abonnés à son travail. Si untel était un animal ou une couleur, lequel d'entre eux serait-il ? Vincent Corpet dessine à partir de ce que « le groupe » lui a indiqué : « Je peins comme un peintre de la Renaissance, avec ma manière propre, puis, après avoir étudié attentivement le modèle, je mélange ce que je peux mélanger. C'est la réponse que je propose à la peinture pariétale ». Vincent Corpet travaille actuellement sur des tableaux nés de cette série de dessins.
Après cet étourdissant court-circuit, on lui fait remarquer que cet accrochage a bel et bien des allures de rétrospective. Il acquiesce : « Depuis plusieurs années, c’est vrai, je ne fais quasiment plus que des expositions rétrospectives ». Vincent Corpet n'en a visiblement pas terminé avec sa traversée du temps.
A lire : Vincent Corpet, une polygraphie de l'austère jouissance, par Agnès Callu, éditions Gourcuff-Gradenigo, 2020
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