Si la culture du « faire ensemble » est bien ancrée sur le territoire, il faut encore fédérer pour que le livre soit accessible partout, pour le plus grand nombre et dès le plus jeune âge, dans toutes les « kaz » (maison traditionnelle créole), structures d’accueil, espaces publics. C’est l’objectif des États généraux de la lecture pour la jeunesse, une initiative organisée par le ministère de la Culture visant à remettre la lecture au cœur des pratique des pratiques culturelles des jeunes. Pour aller à leur rencontre, mais aussi au plus près de tous les acteurs du domaine, ces États généraux se sont déplacés dans quatre régions. Plusieurs villes à La Réunion ont ainsi accueilli la délégation, avant une restitution générale à Montreuil le 1er décembre.
À La Réunion, les sujets débattus ont été nombreux :
- sur l’évolution des pratiques culturelles vers des usages tant numériques que participatifs ;
- sur le regard posé d’une génération à l’autre sur les choix de lecture ;
- sur la pertinence des contenus, pour y (re)connaître l’île dans ses langues, ses paysages, son histoire, son rapport au monde ;
- sur l’accessibilité des médiations, en favorisant l’oralité et la pluridisciplinarité.
La lecture pour la jeunesse est l’affaire de tous : elle interroge les pratiques de lecture des aînés – parents, adultes, enseignants, bibliothécaires dans un quotidien dominé par l’écran. Sur l’île, où 17% des personnes âgées de 18 à 64 ans (soit 91 000 personnes) éprouvent des difficultés face à l’écrit, et 28% des jeunes sont en difficulté de lecture, l’accès au livre et à la lecture reste une priorité pour l’État et les collectivités, et le point d’entrée des politiques culturelles. La mission a été l’opportunité de mettre en lumière le foisonnement d’initiatives menées à La Réunion.
Développer les pratiques de lecture
Le parcours s’ouvre à la Région pour évoquer « un territoire ami de la lecture » par son dynamisme, soutenu par l’action conjointe de l’État et la Région. Le premier outil en est le schéma régional du livre et de la lecture publique, dont les axes prioritaires portent sur le développement des pratiques de lecture, le rayonnement du livre, l’accompagnement à la filière par la structuration et la formation.
Au Chaudron (Saint-Denis), quartier prioritaire de la politique de la ville, l’ouverture de la médiathèque intercommunale Princesse Niama, prévue au premier semestre 2026, mobilise une nouvelle équipe et 3 jeunes en service civique. Située dans l’axe du premier téléphérique ultramarin, la médiathèque s’insère au cœur d’un bassin éducatif. Acteur du renouvellement urbain, elle tisse des liens avec le futur centre social et les établissements scolaires à proximité pour s’adresser aux jeunes.
Au Département, chef de file de l’action sociale, le focus est placé sur Premières pages, opération du ministère de la Culture menée en partenariat avec la Bibliothèque départementale de La Réunion et la CAF, pour offrir un livre à chaque naissance. Elle s’accompagne d’actions de médiation et de formation auprès des professionnels de la petite enfance pour inviter les parents au plaisir de lire des histoires. La reconnaissance de la langue créole est perçue comme déterminante pour nourrir le désir de lecture, et mener vers le bilinguisme et le plurilinguisme, pivot du vivre ensemble.
La boutik à lire Zou à l’Éperon (Saint-Paul) regorge de pépites. Sur 152 ouvrages édités en 2024, 38 sont des titres jeunesse, soit un quart de la production locale (chiffres du dépôt légal, Bibliothèque départementale de La Réunion). Si la qualité de l’édition jeunesse est régulièrement saluée lors des salons, l’enjeu reste d’en augmenter la visibilité auprès du grand public et de la communauté éducative.
À la Médiathèque du Sud Sauvage (Saint-Joseph), en ruralité, tout converge vers le livre, du jeu d’échecs au jeu vidéo, en passant par la grainothèque et le prêt d’instruments de musique. Autour du fonds Facile à lire, des ateliers intergénérationnels invitent au respect de la parole des jeunes. Le Goncourt des Lycéens se démarque : 11 élèves du lycée de Vincendo en ont relevé le marathon de lecture, et parcouru 14 romans en deux mois. L’échange se conclut par un manifeste « pour ceux qui n’aiment pas lire » d’Élodie Lauret.
À Saint-Pierre, des collégiens découvrent la librairie Autrement dans le cadre de Jeunes en librairie/Fé nèt livr, qui offre à chaque élève un chèque de 30 euros pour constituer sa bibliothèque personnelle. Par l’entrée de la librairie indépendante, le parcours déroule la filière du livre. À quelques pas, la médiathèque Raphaël Barquissau, tête du réseau de lecture publique, pilote Athéna, le plus grand salon du livre de l’océan Indien (35 000 visiteurs), dont la dernière édition a accueilli 162 classes de la maternelle au lycée.
Au collège Chemin Morin (Saint-André), l’artiste Djé San initie les élèves aux codes du manga et à l’art de capter le lecteur. La séquence se poursuit à la médiathèque de Champ Borne autour de Manga Run, opération à l’échelle de l’île pour encourager la lecture tout en stimulant la créativité. Des livres à soi/Livr la kaz, portée par La Réunion des Livres (association interprofessionnelle des métiers du livre à La Réunion), est illustrée à travers le retour d’expérience de la Mission Locale Est : deux jeunes ont ainsi présenté leur projet de micro-bibliothèque. La place de l’oralité est réaffirmée, dans la seule académie proposant un parcours d’éducation artistique et culturelle dédié au conte, mis en œuvre par Kozé Conté.
À la Médiathèque François Mitterrand (Saint-Denis), les représentants du Conseil des jeunes Dionysiens abordent la question de la lecture avec une étonnante maturité. Les pratiques de lecture ont évolué : le numérique, qu’ils jugent plus accessible, en est le premier vecteur. L’opération Silence, On Lit ! est pilotée par le réseau de lecture publique en coordination avec la direction de l’éducation pour promouvoir la pratique quotidienne de la lecture à l’école. Sur le pass Culture, où sont actives les librairies indépendantes de l’île, le livre est en tête des réservations, avec au top des ventes La femme de ménage. Le Salon du livre de jeunesse de l’océan Indien est l’opportunité d’évoquer la lecture individuelle et collective par le livre audio.
À Plateau Caillou (Saint-Paul), la médiathèque s’est ouverte en pied d’immeuble. Dans son écrin d’architecture et d’aménagement intérieur, en écho à la savane avoisinante, elle offre un pôle animation dédié. Elle y accueille les animateurs de centres de loisirs, en formation à la médiation du livre. Lecture Loisir/Viv lo livr, conduite par le Labo des Histoires avec Ceméa Réunion, met en synergie acteurs du livre et de l’éducation populaire pour réinvestir les centres de loisirs, et faire naître le désir de lire auprès des jeunes. Les envies de collaboration fusent, avec les perspectives qu’ouvrent la Cité éducative et le Projet éducatif de territoire.
Le parcours de la mission des États généraux de la lecture pour la jeunesse s’achève à la direction des affaires culturelles de La Réunion, sur une rencontre réunissant les principaux acteurs du livre et de la lecture. L’opportunité d’apprécier la dynamique de cette filière, la mobilisation des auteurs, des librairies et des maisons d’édition, et de réaffirmer les enjeux de promotion et de circulation de la production éditoriale régionale.
Manifeste pour ceux qui n’aiment pas lire
À l’occasion des États généraux de la lecture à La Réunion, Élodie Lauret, écrivaine et animatrice d’ateliers d’écriture, a rédigé un manifeste « pour ceux qui n’aiment pas lire ». Une invitation à faire du livre son ami, lancée lors de la visite de la mission à la Médiathèque du Sud Sauvage.
Par Elodie Lauret
Hier, de retour dans la bibliothèque de mon enfance, j’observe cette maîtresse venue avec sa classe. Juste devant la porte, elle prévient les élèves :
“Chut !”, “Pas de bruit !”, “Selon votre comportement du jour, je déciderai si on reviendra ou non à la bibliothèque jusqu’à la fin de l’année”, “Si zot y continue de faire désordre, mi met’ à zot dehors !” Je ne blâme pas cette maîtresse en particulier, en effet, combien de fois a-t-on déjà entendu ces petites phrases entre les murs d’une médiathèque ou d’un CDI ? Comme s’il ne fallait surtout pas réveiller les livres endormis sur les étagères.
Mais ces pauvres livres ne demandent que ça ! Être dérangés, secoués, attrapés, touchés, sniffés, échangés, volés, serrés contre un cœur.
Dans cette même bibliothèque, à l’intérieur de chaque livre, une inscription :
“Ce livre est ton ami, prends-en soin.”
Ce livre est ton ami.
Quelle belle promesse !
Et si, au lieu de se concentrer sur le silence quasi religieux à observer devant un livre, on entrouvrait une porte pour dire “Regarde, regarde quel ami merveilleux le livre peut devenir”. Un ami rigolo, sérieux, réconfortant, surprenant, intelligent, rêveur, ambitieux, doux, rugueux, acide…
Pour ça, hâtons-nous de repousser les frontières textuelles ! Il est grand temps de sortir les livres des rayonnages, de les emmener en vadrouille, prendre l’air, dans les arbres, à côté des toilettes, de poser dans la salle d’attente du médecin des livres tout azimuts. De les chanter, de les rapper, de les slamer, de les offrir, de les mettre en scène, de sortir les personnages pour en faire des marionnettes, d’en inonder les réseaux sociaux, de les écrire à la craie sur les trottoirs, sur les murs des maisons. À La Réunion, dan’ tan lontan, chaque morceau de tôle de la case était recouvert de feuilles de journaux, de magazines, de romans à l’eau de rose. Les mots étaient partout ! Quel bonheur ce devait être de laisser son regard courir, sauter d’une page à l’autre, de voir s’entremêler des phrases qui n’auraient jamais dû se rencontrer.
À La Réunion, comme ailleurs, le français n’est pas toujours la langue maternelle. Comment alors ouvrir la porte d’un monde qui ne parle pas le langage de notre âme ? Hâtons-nous donc de métisser les livres ! Pour offrir aux petits et aux grands enfants créoles, mahorais, malgaches… une passerelle vers des histoires qui résonnent.
Hâtons-nous aussi de provoquer celui ou celle qui affirme “j’aime pas lire”, “j’aime pas les livres” en rétorquant “moi non plus j’aime pas lire. J’aime me laisser emporter, rêver, voyager, apprendre de nouvelles choses, vivre mille vies…” Ou décalons notre regard, juste assez, pour proposer : “ça tombe bien, j’ai un livre où y a pas besoin de lire !”
Alors, vous pourriez bien assister à un phénomène magique. Une fissure dans le bouclier “mi aim pa lire”. Oh presque rien d’abord. Quasiment imperceptible. Il faut du temps pour laisser tomber tout à fait ce bouclier déployé pour se protéger de toutes ses hontes, ses peurs, ses humiliations, de ne pas lire assez, pas assez bien, pas assez sérieux…
Hâtons-nous de titiller la curiosité, celle qui brûle les doigts et avec elle les dernières miettes de peur, pour qu’enfin une petite main vienne “déranger” un livre.
Qu’ils parlent, rient, s’amusent ensemble, que l’éclat de cette nouvelle amitié résonne dans les bibliothèques, les médiathèques, les CDI et au-delà !
Partager la page



