Certains livres sont promis à faire date. ELLES, le livre publié par le collectif Elles x Paris Photo et les éditions Textuel à l’occasion des cinq ans du parcours consacré aux femmes photographes, est de ceux-là. D’abord en raison de sa forme même : le livre, soit l’un des plus importants canaux de diffusion du travail des femmes photographes.
Ensuite, parce qu’il fait écho à l’Histoire mondiale des femmes photographes (éditions Textuel, 2020) de Marie Robert et Luce Lebart, référence aujourd’hui incontournable, et constitue un nouveau jalon dans l’histoire des femmes photographes. « Cinq ans, ce n’est rien dans l’histoire de la photographie, et pourtant, ces cinq dernières années représentent un bouleversement », écrit Marie Docher, photographe et membre du collectif « La Part des femmes ».
Enfin – ce qui n’enlève rien au plaisir ! – c’est un magnifique objet, qui se regarde autant qu’il se lit. L’image choisie pour illustrer la couverture – une photographie signée Agnès Geoffray – est à ce titre éloquente et suggestive : une femme vue de dos, dont les cheveux sont noués dans un chignon sophistiqué, qui évoque aussi bien le sensible que le cérébral. Une invitation, à n’en pas douter, à découvrir une création photographique au féminin aussi foisonnante que passionnante.
Regarder et découvrir
De Nazli Abbaspour, photographe iranienne, née en 1975, à Wei Zihan, photographe chinoise, née en 1994, elles sont 130 au total, dont les images émerveillent à mesure qu’on les découvre, et dont les propos complètent et éclairent leur démarche. Pour chacune d’entre elles, la place de la figure féminine est centrale dans leur travail. Que ce soit dans leur pratique (« les femmes et leur force sont le moteur de mon travail », dit ainsi Delphine Diallo) ou comme sources d’inspiration (« beaucoup de femmes photographes m’inspirent, explique Valérie Jouve : de Helen Levitt, Dorothea Lange, Diane Arbus, Germaine Krull jusqu’à Claude Cahun, Suzanne Lafont, Sally Mann, ou encore Jane Evelyn Atwood, pour n’en nommer que certaines »).
Ces photographes, venues d’horizons géographiques et d’univers temporels d’une très grande diversité, dévoilent surtout dans l’ouvrage une partie d’elles-mêmes, la plus intime : leur création, en évoquant le moteur de leur pratique, leurs obsessions, leurs désirs, leurs combats… Une traversée de la création photographique féminine contemporaine à découvrir toutes affaires cessantes.
En écho, les commissaires des différentes éditions du parcours portent un regard différent qui, pour être théorique, n’en éclaire pas moins la subjectivité assumée de leur choix de femmes sur des créations de femmes. Car oui, la particularité de « Elles x Paris Photo » est de faire appel à des professionnelles éminentes pour concevoir un parcours féminin. L’ouvrage donne donc la parole à Fannie Escoulen, Karolina Ziebinska-Lewandowska, Nathalie Herschdorfer, Federica Chiocchetti, Fiona Rogers, chacune d’entre elles étant commissaire d’une édition du parcours, ainsi que Susanna Gallégo Cuesta, directrice du musée des Beaux-Arts de Nancy, et Marie Docher, militante de la première heure.
Questionner et comprendre
Selon Susanna Gállego Cuesta, « Elles x Paris Photo » a apporté en 2018 un grand bol d’air dans le monde des femmes photographes. « Cet élargissement des perspectives est bienvenu et ces images qui nous montrent d’autres points de vue sont jubilatoires », dit-elle, avant de se souvenir du temps pas si lointain où les femmes photographes étaient « invisibilisées ». En 1988, un collectif d’artistes, les Guerrillas Girls, avaient collé des affiches sur les vitrines des galeries d’art de SoHo à New York. « Avantages d’être une femme artiste : être sûre que quel que soit l’art que tu feras, il sera qualifié de féminin », pouvait-on y lire, entre autres formules corrosives.
En préparant l’édition 2020, Karolina Ziebinska-Lewandowska, directrice du musée de Varsovie, se rappelle qu’il y avait plusieurs noms qu’elle ne connaissait pas ou pour lesquelles elle n’avait que de vagues références. « Le fait que j’aie alors été obligée de me pencher sur chacune d’entre elles s’est révélé fascinant et important », écrit-elle. C’est en dressant une liste de cinq types d’images – images lumineuses, images rêvées, images transformées, images militantes et images témoins – qu’elle est parvenue au choix des 50 artistes sur 180. « J’ai pu constater une nouvelle fois que, si on le voulait, l’histoire de la photographie pouvait être écrite à travers des noms féminins uniquement ».
« Mettre en lumière la part d’ombre de la photographie », c’était le thème du parcours de l’édition 2021 dont Nathalie Herschdorfer, directrice du musée Photo Élysée à Lausanne, a été la commissaire. En l’occurrence, elle s’est notamment attachée à un cas d’école, celui des Tchèques László et Lucia Moholy-Nagy qui, entre 1923 et 1928, ont révolutionné « l’art du photogramme ». Aujourd’hui, László Moholy-Nagy est célébré comme un grand nom de la photographie du XXe siècle, mais qui se souvient de Lucia dont « le rôle dans l’invention de la technique qui a fait la gloire de Moholy-Nagy a été déterminant » ?
Aujourd’hui, il est impératif, selon Federica Chiocchetti, directrice du musée des Beaux-Arts, Le Locle, commissaire de l’édition 2022 du parcours, « d’impliquer et d’interpeller le patriarcat pour remettre les femmes artistes dans l’histoire, dans les collections, dans les musées et dans les foires, sans les isoler dans un discours autoréférentiel ». Vaste programme. Pour y parvenir, la commissaire propose de « construire une résistance joueuse, ironique et inclusive ». Un livre manifeste, décidément, dont l’histoire ne fait que commencer.
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