C’est l’un des grands projets éditoriaux de BD20>21, l'année de la bande dessinée : Le Bouquin de la bande dessinée. Dictionnaire esthétiques et thématiques, co-édité par la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image et par les éditions Robert Laffont, dresse pour la première fois, un panorama exhaustif des codes du neuvième art et fait le point sur sa place de premier plan dans l’histoire et la sociologie culturelles.
Publié dans la célèbre collection Bouquins, cet ouvrage comprend une centaine d’articles publiés entre octobre 2012 et mars 2019 dans la revue en ligne neuvièmeart 2.0, abritée sur le site de la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image, auxquels viennent s’ajouter cinquante entrées supplémentaires, inédites – le tout illustré par l’un des auteurs emblématiques de la « nouvelle bande dessinée », Lewis Trondheim.
Adressé à tous les publics – qu’ils soient amateurs, néophytes ou passionnés – Le Bouquin de la bande dessinée est une occasion unique de découvrir l’étendue et la richesse de la bande dessinée dans ses différentes facettes artistiques et contemporaines. Entretien avec Thierry Groensteen, qui a assumé la direction éditoriale de ce vaste travail de synthèse.
Le Bouquin de la bande dessinée évoque de façon à la fois synthétique et documentée la véritable révolution culturelle qu'a constituée l'arrivée de ce médium dans notre univers culturel. En quoi la BD a-t-elle bouleversé notre façon d'appréhender le monde ?
Plus qu’un bouleversement, la bande dessinée a occasionné un rapprochement, une fusion intime, entre deux domaines de l’art et registres de l’expression, qui ont longtemps été distincts et que l’on avait coutume d’opposer ou de hiérarchiser : le monde de l’écrit, de la littérature, de la fiction, d’une part, et celui des arts graphiques, d’autre part. Par ailleurs, étant une lecture de l’enfance, elle façonne inévitablement la vision du monde que nous développons dans nos jeunes années ; elle stimule l’imagination et nous invite à nous projeter dans des univers fictionnels affranchis de bien des contraintes et dans lesquels nous pouvons, par la pensée, déployer notre puissance propre. Enfin, certains chercheurs en sciences cognitives défendent l’opinion selon laquelle la bande dessinée, qui procède par séquences d’images, est, de tous les médias, celui qui correspond le mieux à la logique de la pensée, mais aussi du rêve.
Une autre façon de répondre à votre question serait de souligner combien la bande dessinée moderne a su s’emparer des grandes questions qui traversent notre société et aussi témoigner des tragédies de notre histoire, à travers un discours à la portée de tous. Le Bouquin de la bande dessinée comporte des articles « guerre », « violence », « esclavage », « colonialisme » et « migrants » qui sont éloquents sur cette question.
Véritable encyclopédie du 9e Art, Le Bouquin de la bande dessinée s'attache à penser la BD, en explorant plusieurs dimensions - historique, esthétique, sociologique, culturelle, éditoriale, etc. Est-ce qu'une unité se cache derrière cette diversité d'approches ?
En élaborant cet ouvrage, je n’ai pas été guidé par le souci de son unité – sinon dans la présentation des articles – mais plutôt par la volonté de refléter la diversité de la bande dessinée d’hier et d’aujourd’hui et la multiplicité des approches dont elle peut faire l’objet. Si le Bouquin est une somme, celle-ci doit être vue comme double, car elle rassemble le savoir disponible sur la bande dessinée et, dans le même temps, fait l’inventaire et la généalogie des discours qu’elle a suscités.
La bande dessinée stimule notre imagination et s'empare des grandes questions qui traversent notre société
Aujourd'hui, la BD déborde souvent de son champ propre et va lorgner du côté du cinéma, du genre romanesque, de la mode, des nouvelles technologies... Est-ce un signe de vitalité, selon vous ?
C’est dans la logique de notre époque, qui favorise l’hybridation des arts, le trans- et le crossmédia, et où la « culture des individus » théorisée par Bernard Lahire organise la cohabitation pacifique entre des goûts, des influences et des pratiques artistiques venant de tous les horizons, sans hiérarchie. La bande dessinée a su d’autant mieux prendre toute sa place dans ce concert des médias que les dessinateurs sont des créateurs polyvalents capables d’investir leur talent dans le cinéma, le spectacle vivant, le jeu vidéo, l’art contemporain et bien d’autres domaines.
Pour illustrer l'ouvrage, vous avez choisi le coup de crayon de Lewis Trondheim, qui apporte un contrepoint drôle et irrévérencieux. En quoi cet espace de liberté vous a-t-il paru nécessaire ?
Il n’était malheureusement pas possible d’illustrer les articles par des extraits des œuvres citées, car cela aurait donné un livre aux dimensions monstrueuses, au prix dissuasif, et aurait posé d’inextricables problèmes de droits. Mais offrir plus de 800 pages de texte sur la bande dessinée sans proposer une seule image n’était pas envisageable non plus. C’est pourquoi j’ai proposé à l’éditeur de passer commande à un dessinateur, qui illustrerait l’ensemble du livre et lui conférerait ainsi une unité tout en apportant une distance malicieuse. Lewis Trondheim, membre de l’Oubapo et qui se délecte des contraintes, nous a semblé être le candidat idéal.
Ce que l'on attend d'un domaine de création, c'est précisément d'être surpris
Après cet état des lieux, comment envisagez-vous l’avenir de la bande dessinée ?
Je me suis toujours refusé à tirer des plans sur la comète. Ce que l’on attend d’un domaine de la création, c’est précisément d’être surpris. Il y a trente ans, on ignorait les mangas. Il y a vingt ans, nul n’attendait un Chris Ware, une Catherine Meurisse ou un Fabcaro. Néanmoins, je pense que la bande dessinée continuera d’exister sur papier et sera pleinement assimilée dans notre paysage culturel. Des territoires aujourd’hui trop peu représentés sur la carte de la création, comme l’Afrique ou l’Europe centrale, devraient monter en puissance. Et, la bande dessinée étant, comme le cinéma, un art mais aussi une industrie, j’espère que l’on trouvera l’équation économique permettant de mieux rémunérer les auteurs, dont la paupérisation est aujourd’hui la maladie d’un secteur par ailleurs en bonne santé.
Le Bouquin de la bande dessiné, ouvrage collectif publié sous la direction de Thierry Groensteen, avec des illustrations de Lewis Trondheim, est coédité avec la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image, collection Bouquins, éditions Robert Laffont, 928 pages, 30 euros
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