Pendant près d’un an, Alain Guillon et Philippe Worms ont posé leur caméra à la bibliothèque Robert-Desnos de Montreuil. Chut… ! Ici, à bas bruit, se dessine un avenir, le documentaire au titre aussi poétique qu’éloquent qu’ils en ont tiré, sonne comme un plaidoyer en faveur de ces précieux espaces de liberté que sont les bibliothèques. Présenté en avant-première samedi 18 janvier à Vénissieux et dans plusieurs villes de France à l’occasion de la Nuit de la lecture, ce long métrage passionnant, soutenu par le ministère de la Culture et le ministère de la cohésion des territoires, est une parfaite illustration de la formule de l’académicien Erik Orsenna, auteur en 2018 d’un rapport sur l'évolution des bibliothèques : « La bibliothèque est autant le lieu des mots que celui du vivre ».
La bibliothèque Robert-Desnos, à Montreuil, est un véritable laboratoire social
Nous sommes chez vous, à Montreuil, où, manifestement, vous connaissiez la bibliothèque avant de la filmer. Quelle est l’origine du projet ?
Alain Guillon : Le point de départ, c’est un premier film de trois minutes que j’ai réalisé sur la bibliothèque de Montreuil. Cette expérience m’a donné l’occasion de rencontrer son directeur, Fabrice Chambon. Ensuite, j’ai proposé à la bibliothèque de participer aux ateliers de conversation. C’est cette démarche, dans un contexte de crise aiguë des banlieues, qui a été véritablement le déclencheur du projet.
Philippe Worms : Il faut dire que cet atelier de conversation est un endroit magique, avec des gens d'origines très diverses. Dans celui que nous avons filmé, il y avait des Indiens, des Soudanais, une Brésilienne, une Coréenne. Quand Alain m’en a parlé, c’est cette diversité qui ressortait en premier. De plus, ce brassage incroyable s’accompagne de destins individuels parfois très lourds, comme ceux d'une importante communauté de Montreuil, issue d'un pays qui était alors en guerre : le Mali.
Le film s’intéresse également aux autres activités de la bibliothèque, qui constituent une offre particulièrement riche.
AG : Il y a dans cette bibliothèque une sorte d’exemplarité en vue de faire ce qu’on appelle un « tiers-lieu » [perspective de transformation des bibliothèques en maisons de service public culturel de proximité, offrant plus de services à leurs usagers (NDLR)]. Dans le premier texte écrit pour faire le film, on parlait de cette bibliothèque comme d’un refuge. Cela me paraît particulièrement significatif.
PW : On ne se rend pas à la bibliothèque simplement pour emprunter un livre ou un film. Si certains y viennent pour travailler ou faire leurs devoirs, d’autres sont là pour des raisons plus prosaïques – je pense à la chaleur du lieu, au sens propre comme au sens figuré.
AG : Ils viennent aussi pour participer et profiter gratuitement des propositions culturelles exigeantes qui leur sont faites.
Pour son directeur, l’une des ambitions de la bibliothèque de Montreuil est que « les gens s’y sentent bien ». Avez-vous ressenti cette dimension ?
PW : Cette ambition, c’est un combat de tous les jours. L’équipe est très engagée, la bibliothèque est un véritable laboratoire social. Ce n’est pas facile de faire venir à la bibliothèque des gens qui ne se sentent pas légitimes, qui pensent qu’ils n’ont rien à y faire. C’est pour cette raison que les équipes de la bibliothèque se démènent pour organiser des événements pour des populations très différentes, souvent défavorisées, dont les réticences peuvent venir de leur usage de la langue française ou de leur origine socio-professionnelle. C’est un travail de fourmi.
AG : Naturellement, la bibliothèque s'adresse à tous sans aucune exclusive, notamment aux seniors. La bibliothèque, c’est un lieu où des mots, mais aussi du désir, circulent.
Ce que vous montrez très bien dans votre film, c’est que la bibliothèque est magnifiquement incarnée des deux côtés : du côté de l’équipe comme du côté des usagers…
PW : Dès le début de notre travail, on savait que l’on avait envie d’axer notre narration autour d’un certain nombre de personnages qui traversent le film, chacun avec leur histoire, comme cette jeune fille qui rêve de dessiner. Après, il faut être là au bon moment, c’est le travail du documentariste.
On pense notamment à Ahmed qui est chargé de l’accueil…
PW : On avait passé beaucoup de temps à l’accueil pour préparer le film, car on avait vu qu’il y avait là quelqu’un d’extraordinaire. Pendant le tournage, cela s’est confirmé. Il y a aussi un autre aspect : l’accueil est un lieu étrange, c’est un passage obligé pour tout le monde, une sorte de sas entre l’intérieur et l’extérieur, entre des mondes un peu différents, entre le refuge qu’est la bibliothèque et l’extérieur. C’est une dimension particulièrement importante à montrer dans le film.
Le poète Jean-Michel Espitallier, qui a suivi plusieurs classes, parvient à capter l’attention d’enfants qui n’ont pas un accès évident à l’écrit, en les amenant du mot parlé au mot écrit. C'est une approche magnifique
Le tournage du documentaire a eu lieu pendant près d’une année. Pourquoi une telle durée était-elle nécessaire ?
AG : Si tant de personnes se rendent à la bibliothèque Robert-Desnos, c’est parce que le lieu est particulièrement ouvert. Ce n’est pas partout que l’on accueille des SDF, qu’on donne accès aux postes informatiques à des gens qui n’ont pas toujours une carte d’identité. Si la bibliothèque ne peut pas prendre en charge toutes les carences d’une société qui laisse beaucoup de gens sur le côté, elle prend toute sa part et de façon très forte.
Des séquences de rangement, de nettoyage, de remise des livres, jalonnent le film. N’est-ce pas aussi une façon de montrer que tout part du livre ?
AG : Quand allez-vous filmer un livre ? nous demandait régulièrement Fabrice Chambon sur le ton de l’humour. C’était une des complexités du tournage, sur lequel nous avons eu, il faut saluer le professionnalisme des équipes, une liberté totale. Plus que le livre, ce sont les mots qui sont mis en avant. Le poète Jean-Michel Espitallier a suivi plusieurs classes pendant l’année. Il parvient à capter l’attention d’enfants qui n’ont pas un accès évident à l’écrit, en les amenant du mot parlé au mot écrit. Je trouve cela magnifique.
PW : Cette idée de filmer concrètement le travail de la bibliothèque – le nettoyage, le rangement, les réunions, le travail de bureau – est venue très rapidement. C’est devenu une évidence, la bibliothèque est une petite communauté de travail.
Y a-t-il des moments privilégiés qui vous restent en tête ?
AG : Celui où j’ai senti qu’une vocation était en train de naître. J’étais avec une caméra et j’ai vu sous mes yeux un enfant comprendre ce qu’était une image. Il était un peu bougon, puis son regard s’est illuminé : ça y est, il avait compris. Je me suis dit, il va me piquer mon boulot !
PW : Pour moi, c’est le moment où sont montrées des œuvres de Niki de Saint Phalle à un groupe de femmes et d’hommes originaires du Mali du quartier de la Boissière, qui n’ont pas pour habitude de venir à la bibliothèque. C’était un moment invraisemblable. Il fallait être culotté pour faire cela, pour les confronter à un univers qui les fait réagir. L’homme le plus critique au départ, est, en définitive, celui qui emprunte la bande dessinée consacrée à Niki de Saint Phalle. C’est incroyable !
AG : Ce que je trouve très juste, c’est qu’il n’y a pas de provocation. L’équipe parvient à présenter quelque chose d’extrêmement osé avec une grande rigueur et sans provocation.
PW : C’est pour cette raison que la bibliothèque pouvait être le lieu d’un film, pour la magie qui se produit à ce moment-là. Au départ, ce sont des intuitions que nous avons. Une fois le film terminé, on s’est rendu compte qu’on avait fait un film joyeux.
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