Le Hall de la Chanson se devait de marquer cette année 2024 d’une pierre blanche. C’est en effet, le 22 mai prochain, le centenaire de celui qui fut le parrain attentif de son Théâtre-Ecole, le TEC, fondé il y a six ans : Charles Aznavour. Cet immense artiste, qui est, aujourd’hui encore, le chanteur français le plus connu dans le monde, est une figure exceptionnelle pour cette institution dirigée par Serge Hureau.
Alors, quoi de plus pertinent que de mettre les étudiants artistes du TEC au centre de cette célébration ? Et quoi de plus intelligent que de s’associer au festival Vis-à-vis, cet événement unique en France, qui présente au Théâtre Paris-Villette des projets artistiques et culturels menés dans les établissements pénitentiaires, pour y accueillir des artistes amateurs venu d’un monde où l’on ne songerait pas à aller les chercher ?
Après une période de travail collaboratif de tous les professeurs et de tous les étudiants pendant deux mois au Centre pénitentiaire de Meaux, cinq soirées sont désormais au programme ! Ainsi, 12 étudiants et 8 amateurs placés sous main de justice se produiront ensemble du 17 au 24 mai. Le spectacle est intitulé Et pourtant – Aznavour. Entretien avec Serge Hureau, directeur du Hall de la Chanson, Centre national du patrimoine de la chanson, des variétés et des musiques actuelles,
Qu’est-ce qui vous a conduit à lier le centenaire de Charles Aznavour au rendez-vous annuel du festival Vis-à-vis ?
Laissez-moi vous expliquer combien ce rapprochement peut produire quelque chose de magnifique. Célébrer les cent ans de la naissance de Charles Aznavour avec ses chansons, par nos étudiants artistes (et cette promotion composée en grande majorité des femmes) et, de surcroît, avec ces artistes amateurs qui sont détenus dans une prison d’hommes, c’est une véritable convergence de situations et de thématiques qui traversent intensément les personnes, et rebondissent sans fin sur les paroles des chansons.
Chez Aznavour, chaque chanson devient un petit théâtre qui en dit long d’une masculinité qui veut troquer sa brutalité contre des caresses. Travaillant ces chansons-là avec des hommes en détention, on n’a guère besoin d’insister sur les questions qu’elles posent quant à l’éducation des garçons, pour devenir autres que violents.
Dans le même esprit, une autre chanson parle d’un dépucelage « à corps défendant », sujet sensible (Trousse chemise) ! Charles Aznavour lui-même, lorsqu’il parrainait notre projet d’école, était venu assister à une master class durant laquelle une étudiante s’était emparée de cette chanson, donnant à comprendre par son interprétation qu’elle y entendait un viol, ce à quoi Aznavour avait réagi en disant : « Elle a d’autant plus raison que nous l’avions écrite pour une femme, cette chanson. Seule Barbara a voulu la chanter. »
Par ailleurs, n’est-ce pas extraordinaire d’entendre un jeune homme, arrivé en fin de peine et libéré en cours de projet, interpréter Formidable, incarnant un personnage en butte à sa méconnaissance de l’anglais, et qui arrive pour autant à séduire, à la manière de l’Arlequin de la commedia dell’arte, cet éternel immigré paysan fraîchement arrivé à Venise, ingénu et ingénieux…
Pourquoi donc Aznavour ? Pourquoi nos étudiants ? Pourquoi les amateurs du Centre pénitentiaire de Meaux ? C’est tout simple : pour Aznavour, les chansons ne sont pas des poèmes, mais des paroles. Un personnage prend la parole, développe un récit et une situation qui nous touchent aux points sensibles, sans sacrifier aux tabous. Ainsi par exemple, dans Comme ils disent, le chanteur incarne un travesti, avec un jeu de mot au refrain, auquel Jacques Lacan n’aurait pas trouvé à redire : Je suis un homme, oh ! comme ils disent…
Charles Aznavour peut-il encore parler aux jeunes gens d’aujourd’hui ?
Aznavour est certes un homme d’une autre époque, il vient des années 50. Musicalement, sa génération est pétrie de jazz, qui est arrivé bien avant elle, après la Première Guerre mondiale. Il a un sens exceptionnel du rythme. Véritable homme de scène, enfant de la balle, il est devenu comédien. Et il est l’auteur de ses chansons, dont il est souvent aussi le compositeur. Il révèle un goût et une fine connaissance des mots. Il pose un regard engagé sur le monde (Mourir d’aimer, Yérushalaïm…), assumant parfaitement la fonction de l’artiste qui emprunte à toutes les identités des personnages et des musiques. Le public se reconnaît en lui et jamais il ne se démode !
Et puis, le jazz et l’improvisation font de lui un artiste étonnamment moderne. Il chante rubato : il vole des temps pour les retrouver un peu plus loin et mieux retomber sur ses pieds. Pour notre projet, nous avons travaillé directement à la scène, comme on le pratique au théâtre : en trouvant les arrangements musicaux en fonction des interprétations proposées par les chanteurs.
Charles Aznavour a su aussi s’adapter aux évolutions musicales, aux modes qui changent…
Charles Aznavour, de son propre aveu, a eu trois maîtres. Maurice Chevalier, le premier Français à être connu du monde entier, que les Américains sont venus chercher pour leurs comédies musicales filmées, Charles Trénet, pour l’écriture si inventive, pour l’imagination et le goût des mots, pour le jazz, et enfin Edith Piaf pour la scène, le spectacle, l’interprétation, le jeu, l’économie du geste…
Mais il voit bien que le monde change et il l’accepte. Comme Serge Gainsbourg, il se met à écrire pour les artistes de la vague dite « yéyé ». Il donne à Sylvie Vartan La plus belle pour aller danser ; à Johnny Halliday Retiens la nuit, dont il ne faudrait pas sous-estimer le caractère sublime, si l’on ose raccorder son propos aux grands mythes de l’amour.
Au demeurant, ses débuts ne sont pas si faciles. On le surnomme méchamment no voice, parce qu’il n’a pas le coffre des artistes des générations précédentes, qui se formaient dans la rue ou dans l’opérette. Il oppose à cela (non sans raison) qu’il a la voix moderne, celle du micro. Edith Piaf, que vous me permettrez de qualifier, en jouant sur les mots, de véritable pygmalionne (Montand, Moustaki…), le considère comme son simple secrétaire, ne se gênant pas pour le remettre à sa place s’il s’avise de risquer des opinions esthétiques ou musicales… Aussi, quand il écrit Je hais les dimanches, elle ne lui accorde aucun intérêt, jusqu’à, cependant, qu’elle entende Juliette Greco la chanter et que, furieuse, elle s’empare à son tour, avec brio, de cette chanson ! Par ailleurs, son audacieuse (et indifférente aux tabous) Après l’amour lui vaut d’être interdit de radio…
Une école innovante, consacrée au patrimoine de la chanson
« Notre école existe maintenant depuis six ans, nous explique Serge Hureau. Elle est subventionnée par le ministère de la Culture [Délégation générale à la création artistique], comme le sont aussi nos productions et notre fonctionnement. Nous sommes associés à l’Université de Paris VIII, qui délivre un Master à nos artistes-étudiants déjà titulaire d’une licence ou d’un diplôme national de comédien, musicien ou danseur.»
« Artiste exemplaire, Charles Aznavour a été le parrain de notre école. Il est mort, malheureusement, quinze jours avant son ouverture ! Nos dernières conversations portaient sur les critères de sélection des élèves de la première promotion. C’était passionnant. Et côté patrimoine, il faut savoir que Charles Aznavour avait racheté et redynamisé les éditions musicales Raoul Breton, avec son associé, Gérard Davoust, ce qui faisait de lui non seulement le propriétaire et rassembleur de ses propres œuvres, mais encore l’éditeur de celles de Charles Trénet et de nombre d’artistes d’aujourd’hui. »
Pour la création de Et pourtant – Aznavour avec Vis-à-vis, le TEC a presque entièrement déménagé à Meaux : « Nous sommes arrivés là-bas avec dix filles et trois garçons étudiants, et tous les professeurs (solfège, chant, danse, rythme et interprétation). Un travail quotidien avec ses importantes contraintes spécifiques, qui nous ont conduit à décliner cinq spectacles avec des interprètes et des programmes différents. Tous proposent un échantillon de toutes les époques d’Aznavour. Un des spectacles aura lieu en prison, un autre au festival Vis-à-Vis et les trois autres au Hall de la Chanson, notre propre théâtre à La Villette. »
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