Autriche, Brésil, Cambodge, France, Italie, Panama, États-Unis, Japon, Corée… depuis trente ans, Michael Kenna, à qui la Bibliothèque nationale de France a consacré une rétrospective en 2009, sublime de son Noir et blanc somptueux les paysages du monde entier tout en ayant également accompli un travail de mémoire sur les Camps de concentration. Mais c’est à la France, où il ne cesse de revenir, que le photographe britannique installé à Seattle (États-Unis) a décidé de faire don de l’ensemble de son œuvre, qui sera conservé à la Médiathèque du Patrimoine et de la Photographie (MPP). La donation sera officialisée le 10 novembre, pendant Paris Photo, par Rima Abdul Malak, ministre de la Culture. Entretien.
Photographier la France est bien plus que le travail d'une vie
Il y a vingt ans, vous avez donné à la France une partie de votre travail photographique, qui documentait les camps de concentration et de détention nazis en Europe. Aujourd’hui, vous avez décidé de faire un don de l’ensemble de votre œuvre. Qu’est-ce qui a déclenché cette décision ?
Ma première donation à la France, en 2000, portait sur mon travail sur les camps de concentration et de détention nazis à travers l'Europe. Je ne voulais en aucun cas tirer profit de l'exploitation des tirages ou des images. Il me semblait préférable de confier ce travail à une institution. Pierre Borhan, alors responsable du Patrimoine photographique, m'a demandé si j’accepterais d'en faire don à la France. Cette idée m’a ravi. Le don consistait en deux séries de 300 tirages gélatino-argentiques tirés à la main, accompagnés de leurs négatifs et droits d’utilisation. Ce don au Patrimoine photographique a ensuite été transféré à l’actuelle Médiathèque du Patrimoine et de la Photographie (MPP). Six mille autres négatifs et planches contact ont ensuite été donnés à une autre institution en France : ils appartiennent aujourd’hui au Musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne.
En 2018, une exposition rétrospective de mon travail a été présentée au Japon. Elle incluait un tirage de 1973. J’ai réalisé que j’allais bientôt fêter mon demi-siècle de carrière photographique. L'inévitable question se pose : que faire du travail d'une vie ? La décision de faire un don à la MPP a été facile à prendre. Il me semblait en effet pertinent que tous mes travaux imprimés soient réunis au même endroit.
Vous travaillez souvent en France. Pouvez-vous parler de ce travail et de votre intérêt artistique et personnel pour notre pays ?
Ayant grandi dans le nord-ouest de l'Angleterre, j'ai commencé à apprendre le français à l’école à l'âge de onze ans, mais à l’époque, je ne me sentais pas concerné. De là où j'étais, la France était une autre planète. Lorsque notre professeur de français a apporté des cuisses de grenouilles et des escargots cuits dans la classe pour nous donner une idée du « goût » de ce pays bien étrange, je me suis dit que je ne mettrai jamais les pieds en France. Mais heureusement, j’ai grandi ! Au cours des années qui ont suivi, j'ai passé de nombreuses journées et nuits agréables à arpenter les rues de Paris, à explorer les jardins de Le Nôtre, à photographier le long de la côte de Dunkerque, à Nice et à suivre les chemins de pèlerinage à travers Toulouse et Vézelay. J'ai passé des nuits à suivre la pleine lune alors qu'elle se levait lentement au-dessus des îles Chausey, chassé un orage à Hautvillers, trébuché seul sur des pierres tombales dans de vieux cimetières et capturé des ombres projetées sur des nuages en mouvement au sommet du clocher de l'abbaye du Mont-Saint-Michel. J'ai photographié des fabriques de dentelles à Calais, des salines en Provence, des fouilles de galets en Picardie, un camp de concentration dans les Vosges et un camp de détention à Rivesaltes. Photographier la France est bien plus que le travail d'une vie et je me rends compte que les 729 tirages que j'ai réalisés jusqu'à présent de la France, inclus dans ce don à la MPP, effleurent à peine la surface de ce pays irrésistible. Inutile d’évoquer les délices culinaires et les vins merveilleux !
Pouvez-vous décrire l'ensemble des œuvres qui seront incluses dans le don ?
J’ai d’abord envisagé de ne donner que le meilleur de mon travail. Que dans le cadre d’une donation, on se concentre sur son travail le plus fort est une chose que je conçois parfaitement. Cependant, après mûre réflexion, j'ai finalement décidé de faire don d'un original de chaque impression. Ainsi, il existe 3 683 tirages originaux réalisés pendant 50 ans dans 40 pays. Certains tirages sont certainement plus intéressants que d'autres mais je préfère donner et préserver l'ensemble de mon œuvre plutôt que de n'en présenter qu'une partie subjectivement choisie. Les épreuves à la gélatine argentique, toutes réalisées par mes soins dans une chambre noire traditionnelle, ont été sélectionnées parmi plus de 175 000 négatifs et planches contact. 8 000 tirages d'œuvres, 1 000 polaroïds, 87 livres et catalogues d'exposition, des échantillons d’œuvres commerciales, de la correspondance, etc., sont également inclus.
Qu’attendez-vous de cette donation ?
La Médiathèque du Patrimoine et de la Photographie est une institution de référence pour les conservateurs, les universitaires et les étudiants en photographie. Tant que je suis en vie et en activité, j'ai pleinement l'intention de continuer comme si de rien n'était : photographier, tirer, exposer et publier. Cependant, à mesure que je vieillis, mon énergie et ma productivité diminuent. J’espère « voler avec les anges », comme l’a dit mon ancienne mentor Ruth Bernhard, le plus tard possible, mais nous n'avons pas ou peu de contrôle sur ces événements. Réunir aujourd’hui tout mon travail dans une institution aussi prestigieuse que la MPP lui donne la possibilité de continuer à vivre sans moi. Je n'ai pas d'attentes particulières. L'avenir sera ce qu'il sera.
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