Le 7 février dernier, lors du comité ministériel pour l'égalité entre les femmes et les hommes, Françoise Nyssen a prononcé un discours remarqué - le journal Le Monde l’ayant qualifié "d'inédit". Qu'est-ce qui, selon vous, fait son originalité ?
A la fois la lucidité, cruelle, de son diagnostic, et la force de son engagement ! Françoise Nyssen a, dans ce discours, rappelé que si l’égalité entre les femmes et les hommes était reconnue par le droit, nous étions encore bien éloignés de l’égalité en actes, comme l’atteste la brutalité des chiffres qui illustrent la si faible présence des femmes dans le champ des arts, de la culture, de la communication. La Ministre, rejetant la double tentation du fatalisme et de la passivité, a décidé d’agir et de sortir de l’incantation pour définir un plan d’action ambitieux.
À la suite de ce discours, la ministre de la Culture a présenté la feuille de route Égalité 2018 – 2022. Celle-ci s’inscrit-elle dans la continuité de la politique menée jusqu’à présent ou marque-t-elle un vrai changement de paradigme ?
L’obtention, en octobre 2017, des deux labels Diversité et Égalité par le ministère de la Culture (la seule administration d’État à les détenir ensemble à ce jour) constitue un signal fort en ce qu’elle traduit la volonté d’aller au-delà des mots et de passer aux actes, mesurables, quantifiables. La feuille de route, pour la première fois, couvre un champ temporel plus long (2018-2022) et s’inscrit en cohérence avec la décision du Président de la République de faire de l’égalité entre les hommes et les femmes une « grande cause nationale ». La conjonction des planètes est favorable, il n’est plus temps d’attendre encore : c’est pourquoi, en effet, la feuille de route s’articule autour de trois priorités – promouvoir une culture de l’égalité, parvenir à l’égalité professionnelle, lutter contre les violences sexistes et sexuelles – qui, chacune, se décline en actions concrètes à l’efficacité desquelles la Ministre est très attentive.
Porter à 50 % la part de femmes à la tête des établissements publics culturels d’ici 2022
Autre rupture, Françoise Nyssen a déclaré « assumer le recours aux quotas de progression, aux objectifs chiffrés ». Quelles actions ces outils serviront-ils ?
Rappelons d’abord, avant d’évoquer les quotas, que Françoise Nyssen a décidé de consacrer sur la période 500 000€ au rattrapage des disparités salariales que l’on constate au sein du ministère de la Culture entre les femmes et les hommes. C’est à la fois la reconnaissance d’inégalités insupportables (en moyenne 10 % d’écarts défavorables aux femmes) et l’identification concomitante des moyens financiers permettant de les résorber.
Ensuite, la ministre constate que les femmes n’occupent aujourd’hui que 30 % des postes de direction à la tête des établissements publics culturels nationaux : elle prend l’engagement de porter cette part à 50 % en cinq ans, à la faveur des fins de mandat. Ainsi, en 2022, 38 établissements sur 76 seront dirigés par des femmes.
Autre objectif chiffré, donc quantifiable et mesurable : les femmes restent minoritaires (29%) à la direction des institutions de la création. L’enjeu ici est double : en matière de nomination, est fixé un objectif de progression de 10 % par an de femmes pour les catégories d’institutions labellisées où elles représentent moins de 25 % des dirigeants, de 5 % pour les catégories de labels dans lesquels elles représentent 25 à 40 % des dirigeants actuels. La ministre a considéré que ce même mouvement de progression s’applique aussi, et c’est crucial, aux programmations des structures labellisées : il est temps d’offrir aux artistes actuelles la reconnaissance qui leur est due, mais aussi de susciter les vocations de demain.
Rendre aux femmes une plus juste place dans les disciplines où elles se sont illustrées
Publié récemment sur Slate, l’article« Littérature : des auteures oubliées parce-qu’effacées », nous rappelle – entre autres - le sort que l’histoire a réservé à une grande partie des artistes de sexe féminin. Comment le ministère de la Culture compte-t-il s’y prendre pour développer la visibilité des femmes dans le patrimoine et dans l’histoire ?
Cette visibilité doit être prise en compte très tôt, et la collaboration avec le ministère de l’Éducation nationale est essentielle : sait-on que seuls 5,5 % des textes présentés aux épreuves du Bac entre 2012 et 2017 ont été écrits par des femmes ? Comment les programmes d’histoire, de sciences, de mathématiques tiennent-ils compte aujourd’hui de la part prise par les femmes dans l’évolution des sociétés et de ces disciplines ? Le ministère de la Culture entend bien jouer son rôle : les Archives, les institutions patrimoniales (monuments, musées) s’emparent de la mémoire des femmes et entendent lui donner toute sa place. Les choix de programmation des artistes exposés, la part des femmes dans les commissariats d’exposition constituent autant de leviers pour progresser, de même qu’une relecture des collections patrimoniales qui conduit à rendre aux femmes une plus juste place dans les disciplines artistiques où elles se sont illustrées et à les sortir de l’invisibilité à laquelle on les a réduites...
La lutte contre les stéréotypes occupe une place de choix dans l’action préconisée par cette feuille de route. Est-ce, à vos yeux, le principal moyen de transformer le terreau des inégalités entre les femmes et les hommes ?
Là encore, la prise de conscience, puis la déconstruction des stéréotypes de genre – une longue bataille !- ne relèvent pas de la seule responsabilité du ministère de la Culture mais il entend y prendre toute sa place : dans l’éducation artistique et culturelle auprès des plus jeunes, dans les établissements d’enseignement supérieur qui forment filles et garçons aux métiers des arts et de la culture, sur les écrans de toute nature, à la radio, dans la publicité, dans la presse, dans les jeux vidéo, le cinéma, la littérature pour la jeunesse, la bande dessinée etc..., un travail de fond est entrepris. Le stéréotype est rassurant car il permet -très vite- de classer, de catégoriser : l’enjeu consiste à réintroduire de la réflexion, de la profondeur, pour rendre compte de la réalité dans toute sa complexité et sa richesse.
Inciter les architectes à repenser l’espace urbain pour qu’il soit plus propice à la circulation sereine des femmes
Parmi les axes d’amélioration de l’égalité dans les politiques culturelles que propose le plan d’action 2018-2022 figure le fait de « favoriser l’accès de toutes les femmes aux pratiques culturelles ». En quoi cette féminisation des pratiques culturelles constitue-t-elle un véritable enjeu ?
La ministre constate que la féminisation des pratiques culturelles, incontestable, masque d’insupportables inégalités d’accès pour une partie de la population féminine, défavorisée économiquement et socialement, isolée géographiquement, assumant des charges de famille, toutes raisons qui rendent difficiles voire impossibles la fréquentation des lieux culturels, la pratique d’un art. Plusieurs mesures sont détaillées dans la feuille de route pour rétablir, là encore, une égalité réelle. Comment se satisfaire de cette forme de ségrégation qui se traduit par l’éviction d’une part de nos concitoyennes de l’offre culturelle ? Comment tolérer que des comportements sexistes, harcèlement, violences, dissuadent certaines d’assister à des manifestations culturelles ? Comment, aussi, inciter les architectes à repenser l’espace urbain pour qu’il soit plus propice à la présence et à la circulation sereine des femmes ? Il s’agit là d’enjeux de société majeurs.
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