Contribuer à la maîtrise du français et faciliter l’accès et l’usage de notre langue, c’est l’une des missions cardinales de la délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) du ministère de la Culture.
C’est aussi l’objectif d’un appel à projet aussi original que nécessaire que celle-ci a lancé depuis 2015 : « action culturelle et langue française ». En 2021, cet appel à projet, doté d’un million d’euros, a permis de soutenir et d’accompagner 262 initiatives, issues d'artistes, médiateurs, professionnels du champ social ou bénévoles du milieu associatif, dont le dénominateur commun est un ancrage très fort sur le terrain.
Les 247 projets locaux retenus concernent des territoires extrêmement variés – urbains, péri-urbains, ruraux, quartiers politique de la ville – en métropole comme dans les outre-mer, qui ont comme point commun d’être marqués par des formes diverses d’éloignement ou d’isolement. Ils sont complétés par 15 projets d’outillage et de formation choisis pour leur capacité à être mutualisés au profit des réseaux de la culture et du champ social.
A l’heure où le Président de la République met l’accent sur l’importance de la lecture, dont il a fait une « grande cause nationale » de l’été 2021 à l’été 2022, nous avons rencontré quatre porteurs de projets, qui mobilisent toutes les ressources de l’art et de la culture dans un seul but : réduire les inégalités d’accès à la langue française.
Une réinsertion sous le signe de la création théâtrale
« Depuis 2013, explique Sandrine Lanno, le groupe de détenus volontaires (du centre pénitentiaire (CPSF) de Réau, en Seine-et-Marne) est devenu chaque année plus nombreux. Les personnes qui ont de grandes difficultés à lire et se jugent incapables de mémoriser des textes, ainsi que les personnes allophones, sont venues. Nous leur avons toujours affirmé que le travail et la création théâtrale viendraient à bout de tous ces obstacles de langue, de lecture, de vocabulaire et de tournures de phrase, de mémoire.
« De la bibliothèque, où l'on travaille le texte, à la scène, il y a une longue démarche, mais l’essentiel est de prendre le temps qu’il faut. Et comme ces personnes montrent beaucoup de volonté, elles finissent par aller jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la représentation en public. De notre côté, nous faisons valoir les exigences de la profession (même si nous savons bien qu’ils ne souhaitent pas devenir comédiens) : discipline et respect des règles. Certains voient vite combien cet exercice approfondi sur soi-même les transforme, notamment lors de leurs rendez-vous réguliers avec le juge d’application des peines, devant lequel ils doivent prendre la parole ! »
Sandrine Lanno, économiste de formation, acquise dès le plus jeune âge à la passion du théâtre, via le Cours Florent et la formation à la mise en scène du Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD), avait déjà vécu quinze belles années de créations, avec son « Indicible Compagnie », lorsqu’en 2013 la DRAC Ile-de-France lui a proposé d’intervenir dans ce centre de détention, d’abord uniquement auprès des femmes.
« Je n’ai pas dit oui tout de suite, nous raconte-t-elle. Je ne connaissais aucune des contraintes du travail en prison. Un mois plus tard, toutes les planètes s’étaient alignées ! J’avais les principes (faire tout de suite de la création dans des conditions professionnelles, avec la même équipe que pour nos créations au théâtre du Rond-Point ou ailleurs ; faire une représentation en prison mais aussi une représentation dans un théâtre public reconnu) et les partenaires (la direction de de la Ferme du Buisson, Scène nationale de Marne la Vallée ; un auteur, et non des moindres, pour écrire un texte original : Joël Jouanneau ; le coordinateur culturel du CPSF et bien sûr la direction de cet établissement).
« Dès la deuxième année, j’envisageai un grand pas supplémentaire : la mixité sur le plateau et dans le public du CPSF. Nous y sommes arrivés, grâce à la direction du Centre et au soutien du SPIP (Service pénitentiaire d’insertion et de probation), qui ont su être sensibles à mes arguments artistiques, humains et professionnels pour inclure au projet les détenus hommes.
« La nouveauté de cette année : pendant que nous interviendrons en atelier théâtre, tous les mardis, les professeurs intervenants du CPSF proposeront, tous les vendredis, des cours sur la thébaïde, le thème du futur spectacle. Ce serait formidable, au-delà de cette expérience, que ces séances encouragent les détenus à s’inscrire à l’école de la prison ! »
Diire et écrire le patrimoine culturel immatériel dans toutes les langues de la Guyane
« En Guyane, assure Florence Foury, conseillère pédagogique et technique pour la lutte contre l’illettrisme, au sein de l’AFAS – MG, à Cayenne, il est très rare que les gens ne parlent pas au moins deux langues. 40% de notre public en parle trois et plus : une langue maternelle, une langue de communication courante et le français. Nous sommes la seule région au monde où cohabitent des créoles à bases lexicales française, anglaise et espagnol. Il y a ensuite les langues amérindiennes, les langues asiatiques, les langues africaines et les langues européennes. Ce paysage plurilingue renvoie à un mélange de communautés culturelles et à des différences sensibles dans les modes de vie, les rituels, les traditions, les croyances. Le public de nos formations appartient à ces communautés linguistiques et culturelles diverses. Il s’agit de personnes analphabètes qui n’ont jamais été scolarisées ou qui n’ont pas conservé de compétences suffisantes en lecture, en écriture et parfois en calcul. Pour autant leurs appartenances diverses représentent un trésor de connaissances que la langue française et l’alphabétisation n’ont pas à disqualifier, au contraire !
« C’est pourquoi nous avons jugé qu’il fallait nous appuyer sur ces connaissances traditionnelles dans nos formations. » Et il ne s’agit pas d’une simple stratégie pédagogique. Comment nommer des objets ou des notions qui n’existent tout simplement pas en langue française ? « C’est là que le travail devient extrêmement intéressant, poursuit Florence Foury. On travaille d’abord en langue locale. Puis on cherche des traductions avec les stagiaires eux-mêmes.L’équipe du laboratoire CELIA du CNRS, qui, de son côté, transcrit les langues amérindiennes, nous assiste parfois, comme, par exemple, lorsqu’un groupe de nos stagiaires a décidé de créer une BD bilingue français/kali’na et qu’Odile Lescure est venue travailler avec eux.
« Il faut bien comprendre que ces langues amérindiennes sont en danger de disparition. Sensibiliser, comme nous le faisons à travers nos formations, à l’importance de la diversité linguistique, c’est aussi construire cette diversité dans le groupe même des stagiaires. Quand les uns projettent un diaporama autour d’une fête rituelle du haut Maroni, c’est comme s’ils apportaient leurs photos de famille : un échange véritable peut avoir lieu avec les autres. On déconstruit ainsi les stéréotypes ; on s’enseigne mutuellement la tolérance. C’est une façon de promouvoir la cohésion du groupe, et, plus largement, contribuer, à notre manière, à la cohésion sociale en Guyane.
« Parfois, le ministère du Travail, notre commanditaire, a du mal à comprendre cette démarche qui part de la langue locale. Sur cette question-là, le soutien de la délégation à la langue française et aux langues de France du ministère de la Culture nous est très précieux ! Il va nous permettre aussi, cette année, de créer un site internet, « Alpha et patrimoine » qui nous permettra de mettre à disposition de tous nos réflexions et surtout notre matériel pédagogique, un peu sur le modèle de nos collègues belges du site « Alpha bibliothèque ». Notre travail nous tient tellement à cœur qu’on a très envie de le partager nous aussi, voilà l’idée ! »
Jeunes parents primo-arrivants : l’apaisement par la langue
« Au Centre d’accueil des demandeurs d’asile (CADA) de Berck-sur-mer, nous explique Isabelle Sagnet, qui dirige Lis avec moi, un programme de l’association La Sauvegarde du Nord, nous animons des ateliers de lecture avec les familles et les enfants.
« Mais nous avons aussi mis en place des lectures dans les chambres auprès des bébés et de leurs mamans. Car c’est là, où l’on voudrait trouver la paix du nid maternel, qu’on rencontre de grandes détresses : souvent ces jeunes femmes ont accouché en situation d’exil, elles n’ont pas toujours leur mari auprès d’elles, elles ont parfois laissé d’autres enfants au pays, et elles n’ont plus l’entourage familial ni le tissu social qui pourraient les rassurer. Notre idée n’est pas de prétendre réparer des situations tragiques, ni de remédier au déracinement, encore moins d’en finir avec l’incertitude de leur statut, mais simplement de leur proposer un bain de berceuses dans une langue enveloppante qui les apaise, la mère, le père, le nourrisson, leur raconter, en somme des histoires qui les accueillent dans la langue française ».
Il y a cinq ans, une des lectrices professionnelles de la Sauvegarde du Nord s’aperçoit que le Centre de protection maternelle et infantile (PMI) où elle intervient, à Berck, reçoit les parents et les enfants primo-arrivants du CADA voisin. Elle remarque combien les parents encouragent leurs enfants à aller voir « la dame qui lit ». Eux-mêmes vont vers elle et lui demandent d’apprendre le français à leurs enfants. Il n’en fallait pas plus pour que la Sauvegarde du Nord s’entende avec l’association qui gère le CADA et y organise des ateliers de lecture avec les familles de primo-arrivants dans leur lieu d’hébergement.
« Les familles sont hébergées en moyenne pendant six mois, reprend-elle. Avec plusieurs rencontres par mois, c’est très impressionnant de voir à quelle allure vertigineuse les enfants apprennent le français.
« En parallèle, nous formons nos lecteurs, déjà professionnels de la lecture enfantine, à ce public allophone. L’important est d’être attentif et réceptif pour bien gérer les choix de livre, sachant qu’aucune histoire, même la plus anodine, n’est vraiment éloignée de certaines réalités cruelles. Bateau sur l’eau, aussi enfantin que cela paraisse, peut devenir insoutenable à celui ou celle qui a vécu une traversée épouvantable en Méditerranée. Toutefois, les enfants savent vite faire la part des choses entre fiction et réalité.
« Du reste, nous sommes bien épaulés par les personnels du CADA. Ils assistent aux lectures et apprécient beaucoup d’y voir les familles et les enfants sous un angle différent. Loin d’infantiliser les gens, les lectures en famille permettent à chacun de retrouver son enfant intérieur. Quant aux petits, ils adorent se laisser bercer dans la langue française.»
Grâce au soutien de la délégation à la langue française et aux langues de France du ministère de la culture, Lis avec moi va pouvoir prolonger l’expérience de Berck sur les CADA d’Arras et de Dunkerque.
Pour une pédagogie qui libère l’écriture
« Je pense que si ç’avait été un atelier d’écriture on se serait senties contraintes, affirme une stagiaire du Festival de l’écrit en Champagne-Ardenne. Mais là, amener l’écriture à travers la cuisine, ça a été… génial ! C’est un moment convivial, on prépare quelque chose, et après vient l’écriture. Et là, on se lâche, on se libère de nos poids, on dit nos souffrances, nos attentes, tout ce qui nous vient. »
L'association Initiales existe depuis 25 ans. Son « Festival de l’écrit » est devenu une référence dans le Grand Est, « une dynamique régionale d’ateliers d’écriture à l’attention d’adultes allophones et francophones », nous dit Edris Abdel-Sayed, son directeur pédagogique. Forte d’une expérience approfondie, acquise auprès des personnes qu’elle accompagne et auprès des formateurs, travailleurs sociaux, enseignants spécialisés, agents culturels ou artistes, l’association s’est intéressée aux travaux de recherche « sur l’impact du développement des pratiques culturelles auprès de personnes en situation d’illettrisme ». Avec le soutien de la délégation à la langue française et aux langues de France du ministère de la Culture (DGLFLF), elle va en tirer une « formation-action » à proposer aux intervenants de son réseau de quelques 500 structures sociales, culturelles et formatives en région Grand Est, rurale et urbaine.
« Nous voudrions inviter les formateurs et médiateurs socio-culturels à mettre en œuvre une pédagogie de projets, c’est-à-dire à impulser et encadrer des expériences en s’appuyant sur les ressources des apprenants. Il s’agit alors d’apporter cette méthodologie qui instrumentalise un équilibre subtil entre le connu et l’inconnu, la culture populaire et la culture savante, le concret et l’abstrait, l’utilitaire et l’imaginaire, l’expression personnelle et la construction collective.
« Au fond, poursuit Edris Abdel-Sayed, les pratiques culturelles produisent trois effets majeurs. Rencontrer un écrivain, un calligraphe, être publié dans un journal ou publier un livre, c’est déjà en finir avec l’étrangeté de l’écrit, c’est entrer dans un monde et s’y familiariser. Ensuite, participer à un atelier, montrer ce qu’on sait faire, tisser une belle relation à soi et aux autres, c’est reconstruire son identité propre. Enfin, aller dans une bibliothèque, un théâtre, un centre culturel, participer à des rencontres publiques, c’est quitter son isolement, c’est conquérir de nouveaux espaces sociaux et culturels. Créer par ces moyens les conditions d’un déclic qui va permettre d’ouvrir des portes qui demeuraient fermées, telle est notre ambition ! »
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