Que sont les biens culturels spoliés ?
Entre 1933 et 1945, de nombreux biens culturels ont subi pillage, vol, vente forcée, confiscation. Ces biens peuvent se trouver de nos jours chez des personnes privées ou dans des institutions publiques. Lorsqu’ils sont identifiés dans les musées et bibliothèques publics, les biens spoliés doivent être restitués à leurs propriétaires légitimes.
La notion de spoliation
Les modes de spoliations
Les biens culturels spoliés
Les livres et les bibliothèques
Les instruments de musique et les partitions
Les œuvres d’art des musées publics
La notion de « spoliation »
Au sens strict, le terme « spoliation » désigne les transactions d’apparence légale mises en œuvre dans le cadre de la législation établie par le régime nazi ou, en France, le régime de Vichy.
Dans l’usage courant, le terme « spoliation » est utilisé de façon générale pour désigner des processus différents : pillage, vol, confiscation et vente par les autorités de Vichy dans le cadre des politiques d’« aryanisation » et des mesures d’administration provisoire, vente forcée, etc. ; le terme « spoliation » englobe l’ensemble des modalités de vols, confiscations, ventes, etc.
En outre, si le terme « spolié » s’applique initialement au propriétaire dépossédé, victime de la spoliation, il qualifie désormais, dans l’usage courant, les biens eux-mêmes, dont la victime de spoliation a été dépossédée.
Les modes de spoliations
Dans le langage courant, la spoliation désigne à la fois :
- le pillage, le vol : il peut être commis par les services allemands dès les premiers jours de l’Occupation (ambassade d’Allemagne) ou à partir de septembre 1940 par l’ERR (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg - Etat-major du dirigeant du Reich Alfred Rosenberg), puis par la Dienststelle Westen (Service ouest), administration chargée du pillage dans les pays occupés de l’ouest de l’Europe ;
- le vol d’apparence légale : il s’agit de procédures obéissant à la législation et la réglementation mises en place par les Allemands ou le régime de Vichy ; ce sont avant tout des mesures d’administration provisoire, dites d’« aryanisation », qui permettaient notamment au régime de Vichy, via le Commissariat général aux questions juives, de priver les Juifs de leurs biens ;
- les ventes forcées ou contraintes : il s’agit de ventes auxquelles sont contraints les propriétaires pour financer leur survie, leur fuite, l’exil, etc. Les ventes sont souvent réalisées à vil prix.
Les biens culturels spoliés
Définition des biens culturels
Les biens culturels peuvent désigner divers objets, au-delà des œuvres d’art : livres, instruments de musique, meubles d’art, etc. (voir la définition des biens culturels mobiliers présentée dans cette note de la CIVS).
Nombre de biens culturels spoliés
On estime habituellement à 100 000 le nombre d’œuvres spoliées en France pendant l’Occupation et à au moins 5 millions le nombre de livres spoliés.
Ces nombres sont fondés sur les déclarations des personnes spoliées, après la guerre. Toutes les personnes spoliées n’ont pas déclaré la disparition ou la vente forcée de leurs biens, et ces chiffres doivent donc être pris avec précaution ; ils sont très certainement sous-estimés.
Localisation
Les biens culturels spoliés peuvent aujourd’hui se trouver dans divers lieux :
- chez des particuliers, depuis l’époque de la spoliation ou à la suite d’un achat sur le marché intervenu entre la spoliation et aujourd’hui ;
- chez des professionnels du marché de l’art, en général à la suite d’un achat sur le marché intervenu entre la spoliation et aujourd’hui ;
- dans les musées :
- à la suite d’une acquisition, d’un don ou d’un legs,
- à la suite d’un dépôt en tant qu’œuvre MNR (Musées nationaux récupération) ; - dans les bibliothèques :
- à la suite d’une acquisition, d’un don ou d’un legs,
- à la suite d’une attribution au début des années 1950.
De nombreux biens culturels spoliés ont par ailleurs été détruits.
Statut
Aujourd’hui, un bien culturel spolié peut, avant découverte de sa provenance complète :
- être la propriété d’une personne privée ;
- faire partie des collections publiques d’un musée ou d’une bibliothèque ;
- être, en France, conservé dans un musée public sous le statut d’œuvre MNR (Musées nationaux récupération) ou dans une bibliothèque publique, après avoir été sélectionné au début des années 1950 parmi les biens retrouvés en Allemagne.
Lorsqu’ils sont identifiés dans les musées et bibliothèques publics, les biens spoliés doivent être restitués à leurs propriétaires légitimes : les ayants droit du propriétaire spolié.
Les livres et les bibliothèques
La spoliation des livres a été un phénomène longtemps oublié. Depuis la publication en 2008 de l’ouvrage majeur de Martine Poulain, Livres pillés, lectures surveillées, et le colloque « Où sont les bibliothèques spoliées par les nazis ? Tentatives d’identification et de restitution, un chantier en cours » de mars 2017 sur le sujet, la question est de nouveau d’actualité.
Spoliations de bibliothèques privées, d’associations ou de lieux de culte
Les spoliations nazies durant la Seconde Guerre mondiale ont conduit à la saisie de bibliothèques, modestes ou importantes, appartenant dans leur grande majorité à des Juifs, mais également à des émigrés politiques allemands, à des résistants ou des opposants politiques (membres de syndicats comme la CGT, dirigeants politiques, membres du PCF, etc.). Elles ont aussi visé des bibliothèques d’institutions confessionnelles, comme l’Alliance israélite universelle ou l’École rabbinique, des loges maçonniques et des bibliothèques slaves, comme la bibliothèque Tourgueniev. Des ouvrages d’institutions françaises (ministères des Finances, de l’Intérieur, des Affaires étrangères, des Armées) ont également été saisis.
Les pillages ont donc frappé aussi bien les bibliothèques de particuliers que celles d’associations, d’institutions ou de lieux de culte. Des millions de documents ont été saisis, parfois également par les administrations du régime de Vichy.
Récupération des livres et documents
Les livres et documents saisis par les Allemands étaient rassemblés dans des centres de tri, puis groupés par thème ou par préciosité et expédiés en divers endroits en Allemagne, aux fins de créer ou d’enrichir des bibliothèques d’organismes nazis. À partir de la fin 1942, les bombardements alliés ont conduit les nazis à évacuer nombre de ces ouvrages vers l’Est. L’Armée rouge les a systématiquement saisis lors de son avancée victorieuse et les a envoyés à Moscou. Après-guerre, ces bibliothèques démembrées ont parfois de nouveau été dispersées dans le nouvel empire soviétique. Ces dispersions ont grandement compliqué les recherches et les restitutions.
Un groupe de travail interministériel
Un groupe de travail sur le signalement des collections, réunissant des représentants des ministères et des bibliothèques de l’Enseignement supérieur et de la Culture, a été constitué en 2019 afin de disposer de consignes communes pour la description et l’identification des documents dans les catalogues. Certaines bibliothèques ont dans leur fonds des livres de propriétaires spoliés, dont les circonstances d’entrée ne sont pas identifiées : documents déposés directement après la guerre ; acquis directement par la bibliothèque, notamment sur le marché d’antiquariat ; déposés par leurs propriétaires afin d’échapper aux saisies. Des marques de provenance des propriétaires spoliés peuvent avoir été conservées sur les documents.
S’appuyant sur les services communs gérés par la BnF, les bibliothèques ont obligation de faire description de leurs fonds dans le Catalogue collectif de France (CCFr) et d’y inscrire dans l’intitulé la mention « documents spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale ».
Restitutions à des institutions françaises
Le « fonds de Moscou » désigne sept kilomètres d’archives saisies en France durant la Seconde Guerre mondiale par l’Allemagne nazie, puis par les armées soviétiques, et conservées en URSS pendant près de quarante ans. Leur restitution et leur rapatriement en France se sont étalés sur plusieurs années, entre 1991 et 1998.
Depuis plusieurs années, les bibliothèques allemandes accomplissent un important travail d’analyse de leurs collections, au sein desquelles elles ont trouvé et décrit de nombreux documents spoliés. Une base de données en ligne répertorie plus de 31 000 marques de provenance.
La Bibliothèque centrale régionale de Berlin (Zentral- und Landesbibliothek, ZLB) a identifié de nombreux livres volés en France à des particuliers ou dans des bibliothèques de ministères. Une première restitution de livres spoliés en France dans plusieurs ministères a eu lieu en 2017 ; d’autres livres ont été restitués par la ZLB à des ministères français en 2022, dont le ministère de l’économie et des finances en mai 2022. L'Allemagne a restitué le 15 juillet 2022 cinq ouvrages ayant appartenu à l’ancien ministre Georges Mandel. Ils étaient conservés par la Bibliothèque d’État de Berlin et par la bibliothèque universitaire de Dresde.
Deux ouvrages spoliés ont par ailleurs été rendus au prieuré de Pontlevoy par le Musée technique de Berlin en décembre 2021.
Les instruments de musique et les partitions
Comme les objets d’arts et les livres, les instruments de musique ont fait l’objet de spoliations entre 1933 et 1945.
Lors de l’Occupation en France, ces spoliations ont été menées par l’Einsatztab Reichsleiter Rosenberg, l’organisation Rosenberg (ERR). Au sein de l’ERR, la cellule Sonderstab Musik (commando Musique), pilotée par le musicologue Herbert Gerigk et active à Paris entre août 1940 et août 1944, est spécifiquement dédiée aux pillages des instruments, des livres sur la musique ainsi que des partitions musicales. L’historien Willem de Vries consacre une étude détaillée au fonctionnement du Sonderstab Musik en Europe dans son ouvrage Commando Musik. Comment les nazis ont spolié l’Europe musicale, paru en 1996 (voir Bibliographie).
Entre mai 1942 et août 1944, la Möbel Aktion (l’action meubles) intervient également pour piller à Paris environ 40 000 foyers de familles juives ayant fui ou ayant été déportées. Une fois saisis dans ces foyers, les instruments de musique sont mis en caisses et stockés en France, et/ou transférés en Allemagne, dans des sites de stockages. Les instruments de valeur étaient destinés à la Hohe Schule (Haute École) de Berlin et Leipzig et les instruments ordinaires aux familles allemandes sinistrées par les bombardements des Alliés.
A la Libération, les soldats américains découvrent des sites de stockages. Ils centralisent et répertorient les objets récupérés dans des Collecting Points en Allemagne avant de les rapatrier en France, où la restitution aux victimes démarre à partir de 1945, par différents services de restitutions.
La spoliation des particuliers et les restitutions
Il est difficile de quantifier la totalité des instruments de musique et autres objets liés à la musique saisis par les Nazis. Quelques chiffres :
- Instruments de tout type : 689 instruments sortis du territoire français sont répertoriés à leur retour en France par les services de restitution. Il s’agit d’instruments de valeurs et d’instruments ordinaires.
- Les pianos : l’archiviste Caroline Piketty estime à 8000 le nombre de pianos signalés comme disparus par le Service des restitutions en 1948. Selon ses estimations, une personne spoliée sur deux obtient restitution de son piano après la guerre. Ces restitutions sont facilitées par les numéros de série associés aux pianos.
- Les instruments à cordes : les dossiers des fonds d’archives du service des restitutions des biens spoliés (les AJ/38 conservés aux Archives nationales) indiquent que 161 violons spoliés n’ayant pas quitté le territoire et en attente d’être retrouvés par leur propriétaire sont expertisés par un luthier en 1945. La plupart de ces violons sont alors considérés comme ordinaires et non-identifiables. Seule une poignée de requérants se voient restituer leur violon.
Deux cas de spoliation et de restitution à des particuliers peuvent être cité.
Une partie des instruments spoliés à la claveciniste polonaise Wanda Landowska (1879-1959) lui est restituée à partir de 1946.
Les collectionneurs d’objets d’art telle la famille Rothschild font aussi partie des spoliés. Une partie de la collection instrumentale de la branche viennoise de la famille est saisie puis transférée au Kunsthistorisches Museum de Vienne jusqu’en 1999, date de leur restitution.
L’« aryanisation » des commerces
Selon l’état actuel des recherches, peu de commerces de fabricants et de vendeurs d’instruments, c’est-à-dire les facteurs et luthiers, ont été victimes de spoliation. Seuls 9 commerces d’instruments de musique, principalement des facteurs de pianos, ont été « aryanisés », sur au moins 211 commerces actifs et inscrits aux répertoire des commerces en 1939, soit 4,2% des commerces d’instruments.
Les travaux menés par le Musée de la musique sur les spoliations et la recherche de provenance sur ses collections
Ces dernières années, le Musée de la musique, au sein de la Philharmonie de Paris, a contribué aux recherches sur les spoliations des instruments de musique, grâce notamment aux actions suivantes :
- le traitement et une mise en ligne des archives provenant de la facture instrumentale conservées au Musée, ayant donné lieu à une étude de cas (Shapreau, Laloue, Echard, 2019) ;
- la mission de recherche de provenance qui s’attache à documenter les chaînes de propriété des instruments et archets de la collection instrumentale du musée acquis à partir de 1933 et fabriqués avant 1945 (depuis octobre 2021). Cette mission a mis en place une méthode de collecte d’informations de provenance adaptée à la collection instrumentale du musée. Des informations de provenance classées permettent d’exclure d’une présomption de spoliation pendant la période nazie une partie des instruments de la collection ;
- L’intégration dans un réseau de chercheurs et le colloque international « La spoliation des instruments de musique en Europe pendant la période 1933-1945 » (7, 8 et 9 avril 2022), qui a réuni un large réseau de professionnels liés à la vie musicale et à la recherche scientifique.
Contact : musee@cite-musique.fr
Les œuvres d’art des musées publics
Les œuvres MNR ne font pas partie des collections publiques ; bien que les musées n’en soient que les détenteurs provisoires, ils ont des obligations de médiation et de valorisation.
Par ailleurs, certaines œuvres acquises ou reçues en don et legs, légalement, par les musées, et dès lors intégrées aux collections publiques, peuvent ensuite se révéler spoliées. Ces œuvres ne sont pas encore identifiées et leur nombre n’est, par conséquent, pas connu.
C'est pourquoi toutes les institutions publiques chargées de la conservation de collections doivent s’intéresser à la provenance de leurs biens et s’assurer que leur origine n’est pas problématique. Le parcours de l’ensemble des biens culturels créés avant 1945 et acquis entre 1933 et aujourd’hui doit être clarifié, afin de ne pas conserver des œuvres qui, avant leur entrée dans les collections publiques, auraient pu être spoliées et jamais restituées.
Cette préoccupation, relativement nouvelle, anime aujourd’hui de plus en plus de musées, désireux de faire la lumière sur la provenance de leurs collections. Plusieurs musées, nationaux et territoriaux, ont engagé des travaux de recherche, afin d’identifier d’éventuelles œuvres à l’origine incertaine. En fonction des capacités de l’établissement, de la taille des équipes et de l’expertise nécessaire, les musées et bibliothèques conduisent eux-mêmes ou avec l’aide du ministère de la Culture, de centres de recherche ou de chercheurs indépendants, ces travaux indispensables et de longue haleine.
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