Remarquez, ce désert a toujours été très peuplé…Marie-Antoinette, la
comtesse du Barry, Vigée-Lebrun, Thomas Jefferson… Mais je m’arrête
ici, car je ne voudrais pas donner l’impression de dresser des listes
d’artistes favorables à Hadopi…
COLETTE, parmi tant de personnalités qui ont admiré ce lieu unique,
disait que le désert de Retz est « un poème à l’image d’une époque ».
Et en effet : ce jardin est l’expression parfaite des aspirations de cette
grande époque d’idéaux dont nous sommes les héritiers, l’ère des
Lumières.
C’est d’abord l’utopie d’un jardin qui offre l’occasion d’un vrai « retour à la
nature », une idée qui hante tout le siècle et se fortifie à mesure que
l’oeuvre de Rousseau gagne en influence.
Car ce « désert »-là n’est plus celui des jansénistes, ni celui où veut se
réfugier Alceste à la fin du Misanthrope. Il n’est pas fait pour l’ascétisme et
les macérations. Ce n’est pas seulement le négatif d’une vie sociale
réglée, et même un peu compassée : c’est le lieu idéal pour accueillir les
rêveries des promeneurs solitaires, de tous ceux qui veulent avoir la
liberté de leurs sentiments.
Ainsi, grâce à ces espaces gagnés sur le réel, grâce à ces jardins
insolites, toute notre vie intérieure s’est trouvée enrichie, pour
longtemps…
Mais si le « désert » est l’écrin de l’Individu livré à l’exploration
personnelle de ses passions, il n’est pas pour autant un lieu fermé, un lieu
de clôture du Moi. Il porte même un rêve universel : celui de la
réconciliation des civilisations. En ce sens, il offre un reflet fidèle de
l’universalisme des philosophes du XVIIIe siècle, de Voltaire, de
Montesquieu…
C’est pourquoi ce « jardin » est le modèle du style « anglo-chinois ».
D’abord, chacun le sait, c’est un jardin à l’anglaise qui correspond à ce
nouvel épanchement des sentiments, et refuse la règle trop rigide du
cordeau « à la française ». Il s’inscrit aussi dans la mode des «
chinoiseries », au XVIIIe siècle, notamment, bien sûr, avec son pavillon
chinois, habité un temps par MONVILLE…
En somme, l’universalisme du XVIIIe siècle n’est pas aussi « abstrait »
que voulait bien le croire une certaine vulgate (marxiste) des années 1960
: il sait aussi accueillir des styles, des genres venus d’ailleurs. En un sens,
ce microcosme utopique est le laboratoire de l’idéal de cultures ouvertes
et rapprochées, en interaction. L’idée de « multiculturel » y est déjà
esquissée, fût-ce avec les facilités de l’orientalisme et de l’exotisme.
Toute la philosophie, toute la sagesse enjouée du XVIIIe siècle s’y
retrouve : une pensée de plus en plus émancipée de l’idée de
transcendance et qui, par conséquent, accepte davantage l’éphémère. La
plus célèbre peut-être des « fabriques », la colonne brisée, en est le
symbole. C’est un monument exceptionnel. Nous sommes à l’époque où
l’on découvre le charme des ruines, et cette bizarrerie d’une fausse ruine
est assez profonde. Elle signale la capacité de distance et d’ironie qui fait
aussi le charme du siècle, son élégance raffinée.
Cette élégance, c’est celle même du créateur de ces jardins, François
Nicolas Racine de MONVILLE, tels que les contemporains l’ont décrit,
Mme DE GENLIS par exemple, avec un piquant de critique sociale bien
de son temps : « C’est un magnifique soupirant, jeune, veuf, riche et très
beau, noble et romanesque, mais il n’est pas de la cour »…
Ce riche financier qu’était MONVILLE devait, par certains côtés,
ressembler un peu aussi à HELVETIUS, philosophe et « fermier général
», ou encore à ce personnage de Candide, ce sénateur blasé de la
République de Venise, Pococurante qui, pour fuir l’ennui, part sans cesse
en quête de plaisirs toujours plus raffinés… Le XVIIIe siècle a su faire de
la recherche du plaisir et du divertissement un vrai ferment d’inventions
nouvelles et d’idéaux durables.
Je cède à nouveau au plaisir des citations…Mais c’est un plaisir bien
légitime, car ce jardin nous en donne l’exemple. Son esthétique tout
entière repose, au fond, sur la citation : citation des architectures diverses,
d’époques et de styles variés. Citations de la nature, des plantes, des
parfums, venus du monde entier, de tous les continents, des Amériques,
des Indes, de la Chine… : ce jardin qui inspira aussi les Surréalistes est
comme l’expérience insolite d’un collage « grandeur nature »…
En somme, ce lieu unique n’a pas fini de laisser les pensées de chacun
divaguer selon leur bon plaisir et je m’en réjouis vivement. Car c’est la
raison même de cette « folie » remarquable. Et c’est le sens même de
l’ouverture au public d’un « désert » qui ne cessera plus désormais, je
l’espère, de se peupler de nos imaginations à tous.