Vous connaissez tous cette phrase célèbre attribuée à VOLTAIRE : « Gardez-moi de mes amis ; quant à mes ennemis, je m’en charge ». Ce que veut dire le philosophe, ce qu’il nous rappelle dans cette formule aussi lapidaire que paradoxale, c’est qu’il y a des amis importuns et maladroits – ce sont souvent d’ailleurs les plus démonstratifs – et qu’ils s’avèrent parfois même plus dangereux, bien plus dangereux que des adversaires !
Pourquoi cette phrase me vient-elle à l’esprit ? Vous vous en doutez, je pense. Et pour commencer, vous imaginez bien que ce n’est pas des amis ou des ennemis de VOLTAIRE qu’il s’agit, ni des miens d’ailleurs, mais bien des vrais-faux amis des médias. Oui, car je crois qu’aujourd’hui, les grands amis ostentatoires des médias et de la liberté d’expression lui préparent, en voulant bien faire et montrer leur bonne volonté, un vrai-faux cadeau, voire un cadeau empoisonné. L’enfer, même le plus laïque, est pavé de bonnes intentions…
Sur les principes, nous sommes d’accord : bien sûr, nous sommes, en quelque sorte, des « amis ». La nécessité de sauvegarder du pluralisme des courants de pensées et d'opinion est clairement « une des conditions de notre démocratie » et c’est, en droit, un « objectif de valeur constitutionnelle », comme le rappelle régulièrement le Conseil Constitutionnel. C’est pourquoi le législateur a défini, dans les lois relatives à la presse et à la liberté de communication, un ensemble de règles qui visent à limiter la concentration des médias et à assurer leur indépendance. Ces règles sont d’ailleurs largement issues de décisions du Conseil constitutionnel, qui a guidé le législateur dans la détermination de normes pertinentes.
Or, comme si ces garanties n’étaient pas déjà savamment construites par nos plus hautes législations, vous nous proposez aujourd’hui de compléter ce dispositif, un désir d’amélioration toujours légitime, après tout. Il conviendrait, selon vous, d’empêcher tout acteur privé qui entretient des relations économiques avec la puissance publique de bénéficier d’une nouvelle autorisation de diffusion par voie hertzienne terrestre ou d’acquérir une publication imprimée d’information politique et générale. L’intention peut sembler louable.
Eh bien, je ne vous cache pas que je suis en total désaccord avec cette proposition. Je le suis pour des raisons techniques et économiques que je vais vous exposer, mais aussi et surtout, je dois le dire, pour des raisons éthiques. L’enfer, certes relatif, mais bien réel, que vous préparez pour les médias, est fait, plus que bonnes intentions, de « pavés dans la mare » que vous croyez jeter au gouvernement, mais que vous jetez en fait contre la presse et la liberté d’expression.
Techniquement, votre proposition soulèverait d’importantes difficultés, sur lesquelles je ne m’attarderai pas :
Les difficultés liées à la collecte de l’information, qui nécessiterait des investigations approfondies. Pour l’audiovisuel, cela impliquerait un alourdissement de la tâche du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), au détriment de ses autres missions. Pour le secteur de la presse, qui n’est pas doté d’une instance de régulation, qui devrait se charger de ces lourdes recherches ? Votre proposition de loi est muette sur ce point.
Les difficultés liées au contrôle du respect du dispositif : pour l’audiovisuel, il appartiendrait au CSA d’y veiller mais, pour la presse, cela devrait-il relever du juge pénal ? La proposition de loi ne comporte, là non plus, aucune précision.
Je note que s’agissant de la presse écrite, votre proposition ne concerne que la presse imprimée sur support papier, à l’exclusion de la presse sur support numérique, aujourd’hui pourtant en pleine expansion.
Mais ces obstacles techniques ne sont peut-être pas l’essentiel, et votre si grande amitié pour les médias trouverait sans doute tous les moyens de les lever. L’essentiel, c’est que votre proposition soulève, à mes yeux, plusieurs difficultés d’ordre économique et d’ordre éthique et politique.
Je ne partage pas votre idée selon laquelle les liens financiers entre un actionnaire et une collectivité publique porteraient atteinte, en eux-mêmes, à l’indépendance d’un média. On ne saurait considérer, par exemple, que les télévisions locales, qui sont nombreuses à bénéficier de financements publics pour compenser leurs sujétions particulières de service public, soient dépendantes des collectivités ! La procédure actuelle, traditionnelle, a fait ses preuves : c’est au Conseil supérieur de l’audiovisuel qu’il appartient d’adopter les garanties qui s’imposent, dans le cadre des conventions qu’il conclut avec ces chaînes.
D’ailleurs, à supposer que votre approche soit la bonne, pourquoi refuser à une télévision ce que vous admettriez en radio avec les aides du Fonds de soutien à l’expression radiophonique (FSER), qui n’entrent pas dans votre dispositif puisque celui-ci ne concerne pas les associations ? Par principe, les associations seraient-elles toutes indépendantes à vos yeux ?
De même, devrait-on mettre fin au Groupement d’Intérêt Public France Télé Numérique, qui associe l’État et les chaînes analogiques pour gérer au mieux la transition vers la télévision tout numérique, au simple motif que ses membres pourraient être regardés comme bénéficiaires des campagnes d’information diffusées par ce même Groupement ? Ce serait absurde.
S’agissant de la presse, vous savez qu’elle bénéfice d’aides directes et indirectes de l’Etat, réparties selon des critères objectifs, un système qui permet à la fois de répondre aux nécessités économiques du secteur et d’en préserver l’indépendance et le pluralisme.
Enfin, en admettant même que la présence, dans les médias, d’actionnaires entretenant des relations économiques significatives avec la puissance publique puisse constituer un risque pour l’indépendance desdits médias, la proposition de loi ne règlerait cette difficulté qu’à très long terme, puisqu’elle ne permettrait pas de remettre en cause les situations existantes. Il est, en effet, très probablement inévitable, au regard des exigences du Conseil constitutionnel, que votre proposition de loi ne pourrait prendre en compte que les opérations à venir. Elle a donc pour conséquence de la rendre sans portée réelle sur les situations qu’elle entend combattre.
Soyons réalistes ! Qu’on le veuille ou non, les grandes entreprises vivent nécessairement, pour partie, de commandes publiques. Faut-il pour autant leur faire une sorte de procès en sorcellerie ? Elles doivent obéir à des règles de transparence et de libre concurrence qui sauvegardent l’équilibre général. Dans cette affaire comme dans toutes, que ce soit la loi HADOPI ou l’affaire Google-BnF, notre maître mot est encore et toujours la régulation, c’est-à-dire une manière respectueuse et efficace d’être l’« ami » de la société et de son dynamisme économique et culturel.
De fait, les outils de régulation propres à chaque type de média permettent de veiller au respect de leur indépendance :
à l’article 19 de la loi du 30 septembre 1986, le CSA dispose de pouvoirs d’enquête étendus aux actionnaires des diffuseurs, pour « toutes les informations sur les marchés publics et délégations de service public pour l’attribution desquels ces personnes ou une société qu’elles contrôlent ont présenté une offre au cours des vingt-quatre derniers mois » ;
dans les autorisations qu’il délivre, la loi fait obligation au CSA de tenir compte des dispositions envisagées par le candidat « en vue de garantir le caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion, l’honnêteté de l’information et son indépendance à l’égard des intérêts économiques des actionnaires, en particulier lorsque ceux-ci sont titulaires de marchés publics ou de délégations de service public » ;
dans les conventions qu’il conclut avec les chaînes, le CSA doit ensuite prendre toute disposition pour garantir l’indépendance des éditeurs « à l’égard des intérêts économiques des actionnaires, en particulier lorsque ceux-ci sont titulaires de marchés publics ou de délégations de service public ». Cela vaut d’ailleurs également pour les chaînes du câble et du satellite ;
en matière de presse, la loi du 1er août 1986 soumet les entreprises éditrices à des règles de transparence, notamment en ce qui concerne leur actionnariat, et ces règles doivent être prochainement renforcées, conformément aux orientations arrêtées par le Président de la République à l’issue des Etats généraux de la presse écrite ;
Enfin, la plupart des entreprises de presse disposent de chartes internes dites de déontologie qui garantissent l'indépendance des rédactions vis-à-vis des actionnaires et les travaux du « comité des sages » dirigé par Bruno FRAPPAT sur la déontologie des journalistes ont abouti le 27 octobre dernier à l’élaboration d’un projet de code de déontologie. Ce texte attendu rappelle notamment que « l’indépendance du journaliste » est la « condition essentielle d’une information libre, honnête et pluraliste » ; les partenaires sociaux du secteur doivent maintenant se saisir de ce projet de code et lui réserver les suites appropriées.
Dans un contexte technologique et économique particulièrement difficile et instable, les entreprises du secteur des médias doivent pouvoir s’appuyer sur des actionnaires solides et bénéficier de la plus grande souplesse et d’une totale sécurité juridique dans leurs opérations capitalistiques. La France a besoin d’entreprises de médias économiquement fortes, si nous voulons qu’elles puissent peser dans un marché mondial très ouvert, très concurrentiel, et largement dominé par des acteurs anglo-saxons. Les groupes français de l’audiovisuel ou de la presse sont, pour ainsi dire, des nains face aux géants News Corp., NBC-Universal (qui est en train de fusionner avec le premier opérateur du câble américain, Comcast), Time Warner et bien entendu Google. Nos entreprises doivent être confortées sur le marché national pour pouvoir conquérir des positions ailleurs en Europe et dans le monde. Car s’il est vrai que « l’on a toujours besoin d’un plus petit que soi », nous savons aussi que, malheureusement, « la raison du plus fort est souvent la meilleure ».
Avec des mesures aussi contraignantes que celles que vous nous proposez aujourd’hui, nous n’avons qu’une seule assurance : c’est qu’aucune entreprise française de médias ne pourra plus financer son développement grâce aux fonds investis par des actionnaires industriels. Le résultat ne fait aucun doute : elles s’en trouveront marginalisées au niveau mondial. Si votre intention est réellement de garantir le pluralisme des médias et de défendre la liberté d’expression, laissez-moi vous dire que vos actes auraient l’effet exactement contraire de celui que vous prétendez rechercher ici. Si vos propositions, au-delà d’une démagogie mal dissimulée, étaient retenues, elles feraient le lit de l’opacité et nous ramèneraient à l’ère du soupçon, celle de l’influence politique. Qui pourrait alors investir dans les médias ? Les collectivités territoriales ? L’Etat ? Est-ce cela dont vous rêvez, le retour à un paysage audiovisuel nationalisé, totalement contrôlé par l’Etat ? Avec cette proposition de loi, vous dites vouloir défendre la démocratie, alors que vous ne feriez que porter atteinte à la liberté. Oui, je le pense et je vous le dis, le texte que vous proposez est finalement liberticide. Il organise un retour en arrière de plus de 25 ans. Il nous renverrait à cette période que nous avons connue, celle d’avant les radios libres, celle d’avant la première chaîne à péage, celle d’avant les chaînes privées gratuites. A l’heure de la TNT, vous voulez nous renvoyer à l’âge de l’ORTF !
Le gouvernement auquel j’ai l’honneur d’appartenir est celui qui a garanti l’avenir de la télévision publique en la libérant de la course à l’audimat immédiat et à la recherche convulsive de la recette publicitaire. C’est ce même gouvernement qui a permis la consolidation de la production et de la création audiovisuelles patrimoniales en renforçant les obligations de financement des chaînes de télévision. C’est aussi cette majorité qui a lancé la TNT, la télévision numérique pour tous et pour chacun, multipliant ainsi par trois l’offre de chaînes gratuites pour tous les Français.
Je n’ose vous rappeler enfin que, suivant les conclusions des Etats généraux de la presse écrite, nous avons consacré des moyens sans précédent pour assurer l’avenir de la presse française. Le budget de mon ministère pour 2010 en atteste : les aides à la presse écrite y sont en hausse de 51%. Voilà ce que c’est qu’être un ami de la presse et de la liberté d’expression !
Mais une politique ne se mesure pas uniquement à l’aune des moyens consentis, elle s’incarne aussi dans le cadre juridique et économique mis en place. Je pense, par exemple, à la création d’un statut d’éditeur de presse en ligne pour favoriser le développement de ces nouveaux acteurs qui sont nés sur Internet et contribuent pleinement, aujourd’hui, au pluralisme des expressions. C’est aussi le code de déontologie dont je parlais plus tout à l’heure que doivent désormais s’approprier journalistes et éditeurs. C’est enfin l’avenir du lectorat de presse que nous voulons garantir en initiant les plus jeunes à la lecture de quotidiens d’information politique et générale. Le succès de l’opération « Mon journal offert » en atteste : nous avons eu raison d’investir pour offrir à 200 000 jeunes de 18 à 24 ans un abonnement d’un an à l’un des soixante quotidiens qui participent à cette opération.
Dans le secteur des médias, nous avons fait le choix de conforter les acteurs par un cadre juridique adapté au développement de leurs économies. Le système que vous nous proposez va à l’encontre de cet objectif : il gênerait la vie des entreprises sans apporter de réelle avancée en terme d’indépendance. Car il faut le rappeler ici, la première des garanties d’indépendance des médias, c’est un bilan sain et un compte de résultat positif.
Je veux vous le dire aussi, arrêtez de prendre les Français pour des enfants ! Votre proposition de loi part du principe que nos concitoyens ne sauraient pas choisir leurs médias ni en décrypter les messages. Quelle condescendance de votre part ! Quels étranges amis vous faites ! Votre proposition part d’un autre postulat, celui d’une liberté d’expression menacée dans notre pays : quelle démagogie ! Il suffit de lire la presse tous les jours ou d’ouvrir son poste de radio chaque matin, pour entendre que les médias en France sont libres et que leur expression est tout sauf uniforme ou soumise au contrôle de je ne sais quel allié présumé du pouvoir… Les lecteurs de la presse, les téléspectateurs, les auditeurs des radios, les internautes font un choix lorsqu’ils lisent tel quotidien, qu’ils regardent telle émission tel site Internet, ou qu’ils écoutent tel programme. Ils savent très bien, en achetant Libération, qu’ils ne trouveront pas le même angle de vue sur l’actualité que dans les pages du Figaro. Il faut faire confiance à leur esprit critique, à leur sens de l’analyse et à leur capacité de discerner et de disséquer l’information. Il faut donc veiller au pluralisme des expressions. Le public en a besoin, notre démocratie en a besoin. Et pour cela, laissez-moi vous le dire, il faut donner à nos entreprises de médias les capacités économiques pour se développer et investir dans leur métier, celui d’informer.
Votre proposition de loi est donc idéologique et pour tout dire passablement archaïque. Regardez le monde autour de vous. Considérez nos entreprises de médias dans l’univers numérique mondialisé. Pensez-vous franchement que ceux qui les menacent le plus, ce sont des actionnaires entrepreneurs du bâtiment ou je ne sais quel grand patronat ressuscité pour l’occasion d’un opposition en mal de programme et de leader ? A l’heure d’Internet, ce qui fait peur, c’est de voir l’ensemble de notre économie des contenus et de l’information piratée, formatée et dévaluée par le leurre d’une gratuité fondamentalement marchande. Mon engagement et la politique que j’entends mener visent à préserver la valeur des biens culturels que la France produit, qu’il s’agisse de la musique, du cinéma, de la création audiovisuelle, des livres. Il en va de même pour les expressions et les opinions que transmettent et défendent les médias.
Pour toutes ces raisons, je suis défavorable à la proposition de loi que vous présentez aujourd’hui, car elle ne ferait qu’affaiblir les entreprises qui participent à la vitalité du débat démocratique et à la défense de la diversité culturelle.
J’évoquais pour commencer cette phrase de VOLTAIRE sur le vrai danger que représentent les faux amis. Cela m’évoque aussi ce que les linguistes appellent de « faux amis » : ces mots qui sont les mêmes dans deux langues différentes, mais qui n’ont pas le même sens. Peut-être parce que j’ai un peu l’impression, à cette occasion, que nous ne parlons pas du tout la même langue. Pour des raisons qui sont à l’évidence idéologiques, vous appelez « indépendance » et « liberté » ce qui n’est en réalité qu’une forme d’isolement, celui de médias coupés de réelles possibilités de financement, donc de développement. À faux amis, faux arguments et fausses raisons.
En somme, je crois qu’en faisant mine de lutter contre « la société du spectacle », vous en faites vous-mêmes le jeu, et que cette proposition de loi n’est, à bien des égards, qu’une opération de communication qui vise à diffuser le soupçon et à décrédibiliser le gouvernement en prétendant aider la presse et l’audiovisuel. Or, ce n’est pas le gouvernement que cette proposition mettrait en danger, c’est l’économie des médias français et sa place dans la mondialisation.
Face à cet enfer pavé de bonnes intentions et à ces prétendus pavés dans la mare, j’aurais pu, comme je l’ai fait il y a deux jours devant vos collègues sénateurs, vous conter une fable : celle de cet ours qui était ami avec un ami des jardin et qui, voulant le protéger des mouches, trouva bon de lui lancer un pavé, ce qu’on appelle le pavé de l’ours. Cette fable de LA FONTAINE, je vous laisse le soin de la méditer… Je crois en tout cas avoir répondu à vos fausses bonnes raisons par des arguments qui ont un autre poids et une autre portée.