L’Espace Pasolini bénéficie désormais de l’appellation "Atelier de Fabrique Artistique", une reconnaissance de plus de 30 ans d’engagement. Au-delà de cette reconnaissance, quelle vision défendez-vous pour ce lieu ? Comment conjuguez-vous la nécessité d’innover avec l’ancrage dans une histoire et un territoire ?
Nathalie Le Corre - L’Espace Pasolini, c’est avant tout une maison de création et de transmission. C’est un lieu qui n’a cessé d’évoluer, mais qui reste profondément enraciné dans le territoire valenciennois. Sa singularité réside dans cette capacité à croiser les disciplines – théâtre, danse, poésie, arts plastiques – tout en restant au plus proche des habitants.
Notre mission principale est de soutenir la création artistique dans toutes ses formes. Cela passe par des résidences d’artistes, des laboratoires expérimentaux, des festivals comme "Lignes de Corps" devenu plus tard le festival "Next", mais aussi par des actions culturelles auprès des jeunes, des publics éloignés de l’art, ou encore des personnes en situation de précarité.
Le bâtiment lui-même est un acteur de cette identité. Il a ses limites, c’est vrai – il manque encore d’ un espace d’accueil et de convivialité, par exemple. Mais il est chargé d’histoire. Les salles ont vu naître des œuvres, des collaborations, des rencontres. C’est un lieu où tout est possible, parce que nous l’avons toujours pensé comme un espace en mouvement, en devenir.
Enfin, notre lien avec le territoire est essentiel. L’Espace Pasolini est un lieu poreux au monde, en relation constante avec son territoire et avec les habitants et les habitantes : nous travaillons avec les écoles, les universités, les associations locales. Nous intervenons dans les quartiers, dans les villages. Ce dialogue constant avec les habitants, ce tissage d’échanges et de savoirs, c’est ce qui donne une autre profondeur à notre action.
Vous évoquez un dialogue constant entre transmission et création, entre artistes et habitants qui est au cœur des missions des "Ateliers de fabrique artistique". Que signifie pour vous cette reconnaissance de l’Espace Pasolini par le ministère de la Culture ?
Nathalie Le Corre - C’est d’abord une immense fierté. Cette appellation, c’est la reconnaissance de trente ans d’engagement artistique et humain. Mais c’est aussi une responsabilité : celle de continuer à faire vivre ce lieu comme un laboratoire, un espace d’invention, ouvert aux artistes mais aussi aux habitants.
Ce que j'aime dans cette reconnaissance, c’est qu’elle célèbre autant le passé que l’avenir. L’Espace Pasolini a toujours été un lieu de transmission : des générations d’artistes s’y sont croisées, ont partagé leurs savoirs, leurs doutes, leurs tentatives. Aujourd’hui, nous voulons aller encore plus loin : accompagner les jeunes créateurs, ouvrir nos portes à de nouveaux publics, et continuer à rêver ensemble ce que pourrait être un lieu culturel dans les années à venir.
Dates clés :
- 1991 : Création de l’Espace Pasolini.
- 1998 : Premières résidences longues.
- 2000 : Lancement de Lignes de Corps.
- 2025 : Reconnaissance de l'Espace Pasolini comme Atelier de Fabrique Artistique.
L’Espace Pasolini a construit une relation puissante et singulière avec les artistes qui y passent, qu’ils soient en résidence ou en partenariat encore à plus long terme. Quelle est la place des artistes dans votre projet ? Comment cultivez-vous cette relation, et en quoi enrichit-elle l’identité même du lieu ?
Nathalie Le Corre - Les artistes sont au cœur de l’Espace Pasolini : ils incarnent à la fois le moteur et la mémoire vivante du lieu. Dès l’origine, nous avons conçu cet espace comme un laboratoire, un refuge où ils peuvent explorer, expérimenter, échouer parfois, mais toujours avancer. Ce qui nous distingue, c’est notre volonté d’accompagner les artistes sur le long terme, en leur offrant non seulement un cadre de travail, mais aussi une écoute, un dialogue et une ouverture vers le territoire.
La richesse de cette relation se mesure dans les collaborations marquantes qui ont jalonné notre histoire. Alain Buffart, par exemple, a été le premier artiste à résider longuement chez nous. Avec sa pièce "Dispositif 3.1", il a confirmé que l’Espace Pasolini pouvait devenir un lieu phare pour la danse conceptuelle et les formes expérimentales. Ensuite, des chorégraphes comme Eszter Salamon, Xavier Leroy, Jérôme Bel ou Claudia Triozzi ont trouvé ici un espace où questionner et réinventer leurs pratiques.
Au-delà des grands noms, nous avons aussi à cœur de soutenir les artistes émergents, notamment à travers le festival "Lignes de corps", devenu ensuite le "Next Festival". Ce festival a permis de révéler des figures comme Steven Michel, François Chaignaud, Volmir Cordeiro ou Lénio Kaklea, qui repoussent les limites des disciplines traditionnelles. Ce réseau transfrontalier que nous avons créé avec des maisons en France et en Belgique enrichit également le parcours des artistes, tout en offrant au public une diversité de propositions rares.
Ce qui fait la singularité de notre approche, c’est l’attention portée à l’humain. Nous ne voulons pas seulement accueillir des œuvres ; nous voulons accompagner les artistes dans leurs trajectoires intimement artistiques. Cela passe par des résidences longues, des moments d’échange et des rencontres avec les habitantes et les habitants. Alain Buffart disait souvent qu’un lieu comme le nôtre permet aux artistes de s’ouvrir à d’autres champs, d’autres disciplines, d’autres regards. C’est exactement cette idée qui nous anime.
En accueillant des artistes comme Boris Charmatz – dont la toute première pièce "À bras le corps", cosignée avec Dimitri Chamblas, a été présentée à l’Espace Pasolini – ou encore des personnalités singulières comme Antonia Baehr ou Cindy Van Acker, nous construisons une identité vivante, mouvante. Chaque collaboration laisse une empreinte et participe à faire de l’Espace Pasolini une maison où l’art, dans sa radicalité et sa générosité, peut rencontrer la vie.
Vous insistez sur l’importance de transmettre aux jeunes générations, qu’il s’agisse d’artistes émergents ou de publics éloignés des pratiques culturelles. En quoi cette transmission est-elle essentielle non seulement à votre projet, mais aussi au renouvellement des pratiques artistiques et culturelles ? Quels dispositifs et approches développez-vous pour cultiver ces nouvelles voies ?
Nathalie Le Corre - La transmission est absolument fondamentale, car elle constitue le fil conducteur entre l’histoire, le présent et l’avenir d’un lieu comme l’Espace Pasolini. Si nous voulons que l’art continue à interroger le monde et à dialoguer avec les réalités sociales, il est impératif d’accompagner les nouvelles générations dans leur capacité à s’exprimer, à créer, mais aussi à recevoir et à questionner ce qu’elles découvrent.
Pour les artistes en devenir, nous avons conçu des dispositifs comme "La Relève", en partenariat avec le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. Ce programme est pensé pour accompagner les jeunes danseurs en fin de formation, leur offrant non seulement un espace de création, mais aussi un réseau d’échanges, de soutien et de transmission intergénérationnelle. Ils y trouvent des ressources pour explorer leur propre voie tout en bénéficiant des retours de praticiens expérimentés.
Pour les publics éloignés des pratiques culturelles, nous avons mis en place des ateliers, des rencontres et des actions de territoire qui vont bien au-delà de la simple initiation. Par exemple, le projet "S’Inventer" repose sur une approche globale : la pratique du mouvement, de la respiration, la découverte des mots, mais surtout la rencontre humaine avec des artistes. Ces jeunes, souvent en quête de repères ou en difficulté, retrouvent à travers ces expériences la capacité à s’exprimer, à construire, à croire en leurs propres possibilités.
Ce qui est essentiel dans ces démarches, c’est qu’elles excluent toute forme de relation de pouvoir ou d’autorité. Nous les pensons à l’horizontale : il ne s’agit pas de transmettre un savoir figé, mais d’ouvrir des espaces où ces jeunes peuvent eux-mêmes devenir des co-créateurs, des partenaires acteurs d’une démarche artistique. C’est dans ce dialogue que réside la vraie pérennité de l’Espace Pasolini. Si nous n’allions pas vers les générations avec enthousiasme et sans a priori, si nous ne leur donnons pas les outils et l’espace pour s’inventer, alors la culture et la création risqueraient de perdre leur formidable capacité à interroger, à surprendre, à bouleverser.
Quelques grands noms passés par l’Espace Pasolini :
- Alain Buffart : pionnier de la danse contemporaine.
- Xavier Leroy, Jérôme Bel, Eszter Salamon : figures majeures de la danse conceptuelle.
- Claudia Triozzi, Régine Chopinot : artistes audacieux de la scène internationale.
- Volmir Cordeiro, François Chaignaud : talents émergents de la danse et de la performance.
La poésie semble être une force motrice de l’Espace Pasolini, comme une exigence qui traverse les disciplines et les générations. Pourquoi ce choix de la poésie comme socle ? Pensez-vous qu’elle offre une réponse spécifique aux enjeux du monde contemporain ?
Nathalie Le Corre - La poésie, c’est notre boussole. Elle est bien plus qu’un art ou une forme littéraire : c’est une manière de regarder le monde, d’en révéler les plis cachés, les contradictions, les émerveillements. Depuis les débuts de l’Espace Pasolini, elle nous appelle et nous guide, non seulement dans les œuvres que nous portons à la scène, mais dans la manière même dont nous concevons notre projet. C’est une force de résistance, un souffle qui traverse les tempêtes et les incertitudes.
Cette poésie s’incarne d’abord dans les textes et les auteurs qui nourrissent notre travail. Pasolini, bien sûr, avec son cinéma de poésie et sa manière de capturer les visages, les paysages, les corps. Mais aussi Sophocle, Aragon, Hölderlin, Celan, ou encore des poétesses comme Sylvia Plath et Emily Dickinson. Ces voix plurielles nous rappellent que la poésie n’est jamais déconnectée : elle est traversée par des tensions politiques, sociales et existentielles. Elle nous pousse à interroger le monde, à rêver d’autres possibles.
Mais la poésie ne reste pas enfermée dans les mots ; elle infuse aussi dans notre manière de travailler avec les artistes, les habitants, les jeunes générations. Elle s’exprime dans les gestes du quotidien, dans l’attention que nous portons aux détails, dans le respect de l’éphémère et de l’imprévisible. Par exemple, lorsqu’un artiste intègre un poème dans un mouvement de danse ou qu’un adolescent découvre Bashô à travers un atelier de théâtre, il ne s’agit pas seulement de transmettre un savoir : il s’agit d’offrir une rencontre, un moment de transformation où la poésie devient vivante, incarnée.
Enfin, la poésie nous invite à ne jamais nous satisfaire des cadres établis. C’est elle qui nourrit notre désir d’expérimentation, notre goût pour les croisements improbables entre disciplines, comme lorsque nous travaillons à mêler la danse, la psychanalyse, la philosophie ou les arts plastiques. La poésie est cet espace de liberté qui nous permet de penser l’art comme un acte de création permanente, mais aussi comme un geste profondément humain, ancré dans les territoires et les rencontres.
La notion de laboratoire artistique revient souvent dans votre parole. Mais qu’est-ce qu’un laboratoire artistique aujourd’hui ? Comment s’articulent les temporalités, les collaborations et les expérimentations au sein de ce cadre ?
Nathalie Le Corre - Un laboratoire artistique, c’est bien plus qu’un lieu de production : c’est un espace de recherche, de réflexion et d’échange. Aujourd’hui, dans un monde où la rapidité et les résultats immédiats semblent être des impératifs, nous avons fait le choix de ralentir, de donner du temps à la création et à l’expérimentation. Ici, les artistes peuvent explorer sans la pression de devoir aboutir à une œuvre immédiatement présentable. Nous leur offrons un cadre où l’échec est possible, et même nécessaire, pour avancer.
Dans ce laboratoire, les temporalités se superposent. Il y a des résidences longues, des échanges ponctuels, mais aussi des croisements imprévus entre disciplines et générations. Un chorégraphe peut travailler avec un plasticien ou une équipe scientifique, un metteur en scène peut intégrer des habitants à son processus créatif. Ces collaborations nourrissent des formes inédites, et c’est cela qui rend le laboratoire si vivant : ce perpétuel renouvellement des regards et des pratiques.
Vous revendiquez que l’Espace Pasolini est un lieu de tentatives, d’expérimentations et parfois d’échecs. Quelle place accordez-vous à l’erreur et à l’incertitude dans votre projet ?
Nathalie Le Corre - L’erreur et l’incertitude sont au cœur de notre démarche. Nous croyons profondément que cela ouvre la porte à des découvertes inattendues. Dans ce lieu, nous encourageons les artistes à oser : à aller au-delà de leurs habitudes, à explorer des terrains inconnus, même si cela implique parfois de se perdre.
Dans le paysage culturel actuel, cela peut sembler être un luxe, mais nous le revendiquons comme une nécessité. C’est dans ces moments de fragilité, quand rien n’est certain, que des œuvres puissantes et authentiques peuvent émerger. Et il ne s’agit pas seulement de résultats : l’expérimentation est une valeur en soi, une manière de remettre en question les certitudes et de rester en mouvement.
Le projet de l’Espace Pasolini est encore en mouvement, notamment avec de nouveaux chantiers comme le programme BEGIN ou la restructuration du bâtiment. Comment imaginez-vous l’Espace Pasolini dans 10 ou 20 ans ? Quels rêves souhaitez-vous encore voir se réaliser ?
Nathalie Le Corre - Dans 10 ou 20 ans, j’aimerais que l’Espace Pasolini reste ce qu’il a toujours été : un lieu d’invention, mais avec encore plus de porosité. Nous avons déjà commencé à ouvrir nos portes autrement, pas uniquement pour des représentations ou des ateliers, mais pour des rencontres plus spontanées, des espaces de dialogue entre les artistes et les habitants.
Je rêve d’un lieu qui dépasse ses murs, qui s’inscrit encore plus profondément dans la ville et le territoire, tout en continuant à attirer des artistes du monde entier. Le programme "Begin" en est un bel exemple : partir de l’histoire locale, celle des béguinages et de Marguerite Porete, pour tisser des liens avec des enjeux contemporains et internationaux. Et bien sûr, la restructuration du bâtiment est cruciale. Ce nouveau projet permettra de créer des espaces de convivialité et de vie, pour que chacun puisse se sentir chez soi à l’Espace Pasolini, que l’on vienne pour découvrir un spectacle ou simplement pour échanger autour d’un café.
Ce que je souhaite par-dessus tout, c’est que ce lieu continue de rêver, d’expérimenter et de se transformer, avec la même passion et la même audace qu’au premier jour.
Partager la page