« Naître au monde est d’une épuisante splendeur. Et pour qui veut garder témoignage de cette naissance, il est un temps d’ouverture chaotique, de pressentiment anarchique de l’histoire, de mâchage furieux des mots, de saisie vertigineuse des clartés qui, cependant qu’on naît à soi, vous balancent au bel avant du monde. »
C’est extrait de Soleil de la conscience.Edouard Glissant l’a écrit en 1956.
Déjà, ces deux phrases font entendre cette langue poétique et prophétique, qui assume ses houles et ses ressacs.
Déjà, ces quelques mots nous immergent dans « cette écriture qui dit, tout en différant de dire, pour atteindre à l’absolu du dire ».
Déjà, ce texte fait surgir l’Histoire : celle qui émerge des paysages parlants, à travers ses poèmes – profonde expression d’une profondeur.
Déjà, ces mots nous font découvrir cette « pensée en marche », qui est à la fois reconquête de soi et ouverture au monde, expression d’une voix singulière et unité synthétique de toutes les voix.
Déjà, en l’espace de quelques mots, et dès 1956, nous lisons les prémisses de cette ambition, extraordinaire, inachevée, inachevable, du Tout-monde, maître-roman et maître-essai, exposé ici aujourd’hui, parmi d’autres manuscrits.
Je suis heureuse d’être avec vous ce soir pour cette présentation officielle.
Merci de votre accueil à la Chancellerie, Madame la Ministre, chère Christiane Taubira.
Merci à vous Madame la Ministre, chère George Pau-Langevin.
Merci à vous, Monsieur le Président de Région, cher Serge Letchimy, d’être avec nous.
Merci aux élèves du Lamentin d’avoir fait toute cette route pour être dans ces salons de la place Vendôme, en ce jour si particulier.
Merci à vous, chère Sylvie Glissant.
Merci à Ernest Pignon-Ernest de rendre visible le visage d’Edouard Glissant, l’espace d’un dessin.
Que voyons-nous ici, sur ces manuscrits, qui retracent majoritairement la vie intérieure d’Edouard Glissant, de 1970 à sa mort, il y a de cela quatre années ? Nous voyons cette parole qui se déploie, dans la spirale de sa complexité.
Nous lisons ce « tremblement » couché sur le papier.
Nous voyons cette parole écrite « en présence de toutes les langues du monde ».
Nous lisons ces ressassements poétiques, qui laissent entr’apercevoir une pensée toujours ouverte à l’interprétation.
Nous voyons tracés sur ces pages ces images et ces dessins qui sont autant d’expressions d’une parole en chantier.
Et nous devinons enfin la relation intime qu’entretient le poète avec le livre, l’encre et le papier.
Merci à Raphaël Lauro d’avoir travaillé au recollement de ces archives.
La façon d’écrire se laisse aussi deviner à travers les brouillons. C’est le grand apport de la génétique à la connaissance de la littérature.
Ce que nous laissent entrevoir ces manuscrits, c’est une œuvre béante.
Ce que nous laissent entrevoir ces manuscrits, c’est l’invention d’une langue.
Car Edouard Glissant, le grand poète, est l’inventeur d’une langue.
De cette langue antillaise, bâtie par lui, bâtie avec Aimé Césaire et Frantz Fanon – avec bien d’autres encore.
De cette langue qui se construit dans un interstice, entre la langue du conquérant – « qui tint souvent lieu de métropole », envers laquelle s’exerce une fascination contrariée ; et la langue des profondeurs, qui s’affirme en brisant en soi les évidences de schémas imposés par le regard de l’Autre.
Dans la langue qui s’invente avec Edouard Glissant, on lit Saint-John-Perse sans Saint-John-Perse, Claudel sans Claudel.
On lit l’influence de l’orientalisme des poètes du continent, et le désir profond, vivace, salutaire même, de s’en libérer.
On lit la volonté d’inventer une parole et un langage qui ne se laissent enfermer dans aucun genre littéraire.
Une parole et un langage qui ne sont ni l’expression d’une identité unique, ni tribut rendu au colon, mais s’enracinent dans une Terre chaotique tout en se déployant dans le rapport à l’Autre.
Edouard Glissant n’est pas seulement un grand poète, et l’inventeur d’une langue. C’est aussi le poète d’un grand dessein : celui de la pensée archipélagique et de la créolisation du monde. Et je sais combien, chère Christiane, cette pensée t’es chère et résonne à tes oreilles.
Il y a Edouard Glissant, le fondateur du Front antillo-guyanais, l’auteur des Notes pour un traité de la décolonisation, restées inconnues jusqu’à présent, et qui sont présentées ici aujourd’hui.
Il y a Edouard Glissant, le fondateur de l’Institut Martiniquais d’Etudes, qui conçoit ce projet, à la fin des années 1960, de former la génération nouvelle avec la conscience pleine et entière de son Histoire et de sa géographie, pour lui donner la possibilité d’être au monde.
Il y a Edouard Glissant, l’auteur du Discours antillais de 1981, qui donne à voir, depuis l’intérieur, une ethnographie de la réalité antillaise – nous en avons ici le manuscrit.
Il y a cette interrogation, toujours présente, toujours latente et traversante, de l’unité antillaise, ce « laboratoire » où chaque île est une « table » singulière, et qui pourtant forme une façon unique d’être au monde, qui est créolisation.
Il y a ce projet fou qui consiste à la fois à reconnaître une valeur d’existence à chaque particularité, et à faire l’unité de ce multiple.
Ce projet qui s’écoute comme un choral, où chacun joue une partition singulière, et d’où émerge un chant, où les contrepoints sont autant de contradictions, et qui peut être harmonique et disharmonique à la fois.
Mais il n’en reste pas moins le chant du monde. Celui du Tout-monde.
Edouard Glissant est un grand poète. Le poète d’un grand dessein, toujours ouvert. Un poète visionnaire. Et c’est parce qu’il est visionnaire que j’ai voulu que ses œuvres soient reconnues comme un Trésor national. Un trésor qui nous projette « dans le bel avant du monde. »
Il a compris avant tout homme de quoi seraient fait nos devenirs, ces « tâtonnements » et ces « incertitudes », comme le lui écrivait le regretté Abdelwahab Meddeb dans une de ses lettres.
Il a compris que, devant le tumulte du monde, devant sa recomposition perpétuelle, devant les inquiétudes que cette recomposition ferait naître, la question identitaire resurgirait et qu’elle serait brûlante.
Il a compris qu’à ceux qui recherchaient une identité à racine unique, qui assèche la terre autour d’elle et nous menace d’un ghetto identitaire,
Il fallait opposer une identité rhizome, à racines multiples, qui puise sa force et son énergie dans une terre commune, dans un imaginaire commun, et dans la relation à l’autre.
Il a compris que le monde serait fait toujours davantage d’un enchevêtrement de cultures, de leur rencontre, de leurs interférences.
Il a compris que les Antilles, dans le monde qui vient, avaient un temps d’avance, et que ses habitants avaient appris à vivre et à créer du commun, se nourrissant de cette « consumation dialectique ».
Oui, les Antilles ont un temps d’avance. Et nous pouvons le lire dans ces manuscrits.
C’est en elles, nourries de la pensée d’Edouard Glissant, fortes de cette façon unique d’être au monde, que nous pouvons puiser des réponses, pour cette France épuisée par l’inquiétude et parfois saisie de la terreur de la dissolution.
C’est en ses forces que nous pouvons chercher de nouvelles forces, pour combattre les extrémistes et les radicaux qui exploitent ces terreurs pour imposer leurs fermetures.
Ces forces ont quelque chose à voir avec la Culture, ce temps où nous nous mettons à ressentir et à penser, en nous mettant à la place des autres.
Qu’est-ce que la grandeur de la France ? C’est sa générosité et son ouverture.
C’est cette universalité un peu arrogante, où chacun a pourtant sa place.
Cette universalité, Edouard Glissant lui reprochait parfois d’être « transparente ». Il voulait la dépasser, la refonder, en la « remplissant ».
Cette universalité, elle se découvre chaque jour davantage tissée d’identités multiples. Et c’est d’une épuisante splendeur.
Je vous remercie.