En 2006, le musée russe de l’Ermitage refuse aux équipes du musée Guimet l’accès à des pièces archéologiques lui appartenant, déposées (« prêtées ») depuis les années 1930. La Russie estime qu’il s’agit de dons, la France que ce sont des dépôts, donc des biens appartenant à l’État français, incessibles et inaliénables. Pourquoi ces œuvres ont-elles été « déposées » et comment ? Retour sur une spécificité française.
Les premiers dépôts à la fin du XIXe siècle
Ces dépôts sont le fruit d’échanges scientifiques entre musées entamés dès le XIXe siècle. Ainsi, le musée d’archéologie nationale (appelé alors musée gallo-romain puis musée des antiquités nationales), fondé en 1862, souhaite dès sa création rassembler d’importantes collections "nationales" et les comparer à des séries trouvées ailleurs en Europe. Une politique d’enrichissement des collections est mise en place : elle repose sur des achats mais aussi sur la possibilité d’échanger avec d’autres musées, notamment étrangers, des originaux ou des moulages.
Dès 1868, des échanges sont ainsi organisés avec l’Italie, notamment avec le musée archéologique de Parme. D’autres envois sont effectués en 1872, notamment au cabinet d’anthropologie du museo di storia naturale de Florence (4 éléments d’anthropologie contre un crâne étrusque) ou encore 8 objets au museo Chierici de Reggio-Emilia, complétés par un second envoi, trois ans plus tard, de 111 objets, en échange de bronzes du terramare de San-Polo Emilia.
En 1874, Louis Léger (1843-1923), spécialiste reconnu du monde slave, est délégué par le ministère de l’Instruction publique pour assister au troisième congrès des archéologues russes à Kiev. Avant son départ, le musée des antiquités de Saint-Germain lui remet 62 objets (54 pièces lithiques préhistoriques et huit haches de l’âge du bronze) dans le but d’établir des échanges avec les archéologues russes. L’opération est fructueuse puisque, l’année suivante, le musée de l’université de Kiev envoie 39 objets scythes des environs de Kiev, datant des VIIe au IVe siècles avant J.-C. (33 originaux et 6 moulages). L’envoi est noté sous l’appellation « échange » sans autre précision dans le registre d’échanges du musée d'archéologie nationale (MAN), mais les Russes précisent qu’il s’agit d’un don de leur part, en échange de celui effectué par le musée de Saint-Germain. Au moins 51 des 62 objets confiés à Louis Léger seront finalement déposés à l’université Saint-Vladimir de Kiev, et une partie d’entre eux a été retrouvée dans les collections de l’actuel musée national d’histoire de l’Ukraine, lors du récolement réalisé en 2007 par les équipes du MAN.
Poursuite de la politique des dépôts au XXe siècle
Le début du XXe siècle voit la poursuite de cette politique d’échanges qui a permis au musée des antiquités nationales d’enrichir ses collections extra-nationales et de constituer et fortifier des réseaux de relations scientifiques à travers toute l’Europe. Elle est engagée au sein d’autres musées, notamment par le musée Guimet, les départements archéologiques du musée du Louvre et les anciennes collections d’ethnologie du musée de l’Homme, aujourd’hui gérées par le musée du Quai Branly-Jacques Chirac. Non seulement elle perdure durant l’entre-deux-guerres, mais elle est même relancée dans les années 1960-70, notamment sous l’impulsion du Conseil international des musées (ICOM) et de l’UNESCO, afin de favoriser l’avancement et la diffusion du savoir grâce au développement des échanges internationaux.
Dépôts ou dons ?
Le problème est qu’au fil du temps, ces échanges n’ont pas suivi une nomenclature toujours très définie1. Ils ont été indifféremment appelés échanges de dépôts à long terme, échanges de dons, échanges bilatéraux et multilatéraux, dépôts croisés… Cette multiplicité d’expressions a entraîné des confusions et l’inscription de ces objets sous le statut de "dons" dans l’inventaire de nombreux musées étrangers. Ainsi les biens du musée de l’Homme déposés au Tropenmuseum d’Amsterdam dans les années 1950 ou le dépôt consenti par le MAN au musée de l’Institut royal des sciences naturelles de Bruxelles en 1910 sont-ils aujourd’hui considérés par les dépositaires comme faisant partie intégrante de leurs collections.
En effet, hors de France, les notions de dépôts et de récolement sont bien souvent ignorées. Ces incertitudes et incompréhensions sur le statut réel des œuvres ne facilite pas les tentatives de régularisation menées à l’issue de leurs récolements, ni même les récolements des équipes françaises dans les musées étrangers.
Des biens difficiles à récoler
C’est ainsi qu’en 2006 le musée de l’Ermitage en Russie a refusé au musée Guimet le droit de venir récoler des morceaux de statuaire issus des fouilles françaises de Hadda en Afghanistan et déposés en 1935. Le musée russe avait déjà opposé une fin de non-recevoir lorsque le musée Guimet avait désiré reconstituer le stuppa dont faisaient partie les fragments déposés, lors de la rénovation des galeries afghanes du musée en 1997. La demande fut réitérée en vain en 2012, les Russes interdisant le retour d’objets inscrits depuis longtemps sur les inventaires. Toutes les demandes du musée Guimet sont à ce jour restées sans réponse.
Mêmes écueils pour le dépôt des 145 biens effectué dans le cadre d’un échange entre le musée de l’Homme et le Nationalmuseet de Copenhague en 1933-1934 : lorsque le musée du Quai Branly-Jacques Chirac a souhaité venir récoler ses biens, il a été confronté à l’exigence du musée danois demandant que soit reconnue la propriété du Danemark sur ces collections. Le British Museum n’a quant à lui jamais répondu aux sollicitations de ce même musée à venir récoler ses 15 biens, déposés sous forme d’échanges dans les années 1940.
Quelles solutions ?
La situation n’est pas toujours inextricable, comme le prouve le récolement de 2007 réalisé au musée de Kiev cité en début de cet article. Pour venir récoler leurs dépôts, surtout s’ils sont anciens et considérés par les musées étrangers comme des biens propres, les musées français parviennent parfois à user de diplomatie et contourner la difficulté en évoquant des études scientifiques sur l’histoire de leurs collections. Ainsi les 66 objets issus des fouilles réalisées à Suse par Jacques De Morgan et déposés de façon informelle en 1912 en remerciement de l’aide apportée par l’armée russe en 1911 dans le Talyche persan : si ces dépôts sont inscrits comme don à Saint-Pétersbourg et considérés comme tels, le musée du Louvre a réussi à venir les récoler en profitant d’un convoiement et en sollicitant une mission de reconnaissance et d’identification.
Même solution trouvée par les équipes du musée du Quai Branly : récoler en prétextant une « recherche » sur les collections. Le dépôt en question concernait 64 biens consentis sous forme d’échange entre le Pitt Rivers Museum à Oxford et le musée de l’Homme en 1964.
Il serait cependant souhaitable que la situation puisse être définitivement régularisée et non gérée au cas par cas. Le ministère de la Culture a donc entamé, avec des musées français, la réflexion sur la rédaction d’une note-cadre qui viendrait expliquer la réglementation française et rassurer les musées étrangers sur la pérennité de ces dépôts. On pourrait également envisager le transfert de propriété de certaines de ces collections aux pays étrangers, comme le code du patrimoine le prévoit pour les dépôts en région d’avant 1910 (art. L. 4521-9). Ce serait peut-être la meilleure solution pour sortir de récolements problématiques ne répondant pas aux contraintes du bon usage du temps de travail des équipes et des fonds publics.
1. Le problème tient aussi à l’extension de la notion d’inaliénabilité qui s’est opérée en France et à la valeur donnée à certains objets des collections avant 1914. Une bonne synthèse sur la question figure dans le texte de Dominique Poulot, dans les annexes du Rapport au Parlement de la Commission scientifique nationale des collections (2010).
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