J’ai toujours trouvé éminemment symbolique que le nom du premier grand reporter
français soit celui d’une ville étrangère : comme si l’emblème même du journalisme
d’investigation et de grand reportage était nécessairement, dans son nom même,
décentré, ouvert sur l’ailleurs. Nomen est omen : « le nom est un présage », disaient
les Anciens, très sensibles à cette sorte de prédestination mystérieuse.
De fait, celui pour qui « la seule ligne, c’est la ligne de chemin de fer » n’aura cessé
de sillonner le monde en tous sens, de l’Europe à la Russie soviétique, des pays
arabes à la Chine et à l’Indochine, en passant par les hôpitaux psychiatriques
français et par le bagne de Cayenne…
Alors, que ce prix Albert Londres – le Goncourt du journalisme, notre Pulitzer à nous
– soit remis ici, dans cette Maison des Journalistes, est un très beau symbole de
cette ouverture sur le monde. Car, comme j’ai pu m’en rendre compte de visu tout à
l’heure, cette Maison est bien celle de tous les journalistes, exilés de leur pays,
venus de tous les horizons, sans aucune frontière de langue ou de culture, à l’image
de cette profession-monde, qui – et c’est une chose vraiment exceptionnelle – est
unie, à travers le globe, par des valeurs communes, celles qui ont été forgées par
les Lumières : la liberté d’opinion, l’attachement à l’authenticité des faits, à la vérité,
si désagréable puisse-t-elle être pour les pouvoirs en place…
En cette Journée internationale de la liberté de la presse, je tenais bien sûr à venir
en personne pour la remise de ce prix tellement emblématique, féliciter les deux
lauréats, et saluer l’ensemble de la profession pour la qualité exceptionnelle d’une
mission qu’elle paie au prix fort sur des théâtres d’opération souvent très risqués.
On ne peut que s’alarmer des violences faites aux journalistes à traves le monde, et
constater que cette « culture de liberté » n’est pas la chose du monde la mieux
partagée… Elle est fragile ; la préserver est un enjeu de société, car il est évident
que sans presse d’opinion, il n’est pas de liberté d’expression, que sans journalistes,
il n’est pas d’Etat de droit.
À un moment où la presse tout entière traverse une période particulièrement difficile,
en rupture avec ses anciens modèles, sous la pression de la crise économique
d’une part, mais aussi, et plus durablement, de la révolution numérique, je tenais à
manifester mon entier soutien, celui du gouvernement, pleinement mobilisé, vous le
savez, pour donner à la profession les moyens de dépasser cette crise et d’engager
sa nécessaire refondation.
L’aide publique exceptionnelle consentie à l’issue des Etats généraux de la
presse écrite vise précisément à faciliter cette refondation. La presse avait
besoin de réponses industrielles à des problèmes industriels. Certaines ont
été apportées en des temps records ; d’autres nécessitent encore toute
l’attention des pouvoirs publics, comme la question de la distribution,
dossier sur lequel je travaille activement, en concertation avec le Premier
Ministre. Comment imaginer pluralisme et liberté de la presse sans un
système de distribution viable au service de chacun de nos concitoyens ?
C’est pour cette raison que le gouvernement a présenté récemment les
conditions dans lesquelles il accompagnera la réforme de la distribution,
en soutenant les quotidiens d’information générale soumis à des
contraintes logistiques particulièrement lourdes. La médiation actuellement
confiée à Roch-Olivier MAISTRE devrait permettre d’aboutir à un protocole
d’accord global d’ici la fin du mois.
Mais l’effort consenti pour surmonter les handicaps industriels de la presse
est une étape, une première étape en quelque sorte. Cet engagement
exceptionnel de l’Etat ne doit pas nous faire perdre de vue que l’action à
long terme de tous les acteurs doit porter, en priorité, sur les mutations,
plus profondes encore, des métiers de l’information et des pratiques
professionnelles.
Pour préserver et développer des contenus d’information de qualité, et
dans les conditions économiques les plus favorables pour l’ensemble des
acteurs – éditeurs comme journalistes –, il faut engager des moyens en
faveur de l’innovation, du développement d’une presse numérique, de la
formation professionnelle, initiale et continue, c’est-à-dire pour adapter les
métiers du journalisme au nouvel « écosystème » médiatique qui est en
train de voir le jour. Il faut, tout à la fois, stimuler la demande et renouveler
l’offre, c’est-à-dire réinventer les pratiques éditoriales et les métiers du
journalisme à l’ère numérique.
C’est dans cet esprit que, dès l’issue des Etats Généraux, le
gouvernement s’est engagé, avec les partenaires sociaux, à revaloriser le
métier de journaliste. Le premier acte en a été la loi HADOPI du 12 juin
2009, qui a modernisé le régime de droit d’auteur des journalistes : outre
leur droit moral imprescriptible, ceux-ci bénéficient désormais de la
rémunération de droits patrimoniaux, dans certaines conditions.
Parmi d’autres mesures destinées à réaffirmer la présence de la presse
dans les nouveaux medias, l’Etat a conclu, le 30 septembre 2009, avec les
partenaires sociaux de la presse écrite, un engagement de développement
de l’emploi et des compétences pour accompagner et anticiper l’évolution
des emplois et des qualifications professionnelles induite par la révolution
numérique.
Plus d’un an après la clôture des Etats généraux, je reste très attentif aux
engagements concernant la valorisation des métiers du journalisme. C’est
pourquoi je suis heureux de confirmer aujourd’hui qu’une conférence
nationale sur les métiers du journalisme se réunira en septembre prochain
à Paris. Organisée par les écoles de journalisme et placée sous le
patronage conjoint du ministère de la Culture et de la Communication, du
ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, et du
secrétariat d’Etat chargé de l’Emploi, elle est destinée à renforcer le
dialogue entre étudiants en journalisme, journalistes professionnels,
éditeurs et partenaires sociaux. Ce rendez-vous annuel concernera tous
les médias, et permettra aux différents partenaires d’échanger leurs
propositions visant à faciliter la mutation de ces métiers, à encourager les
nouvelles activités et les nouvelles formes d’emploi, et à prendre en
compte les conséquences de ce phénomène en termes de formation.
Dans une période d’explosion de l’offre numérique, il semble également
indispensable que toute la profession, honorée aujourd’hui à travers ce
Prix Albert Londres, réaffirme haut et fort ses valeurs, celle du journalisme
de qualité. Vérification des faits, rigueur, respect du droit des personnes,
indépendance et liberté : telles sont les valeurs cardinales qui fondent la
confiance avec vos publics et assoient la crédibilité de votre message.
C’est pourquoi je tiens à saluer le travail en vue d’un code déontologique,
réalisé sous l’égide de Bruno FRAPPAT, qui a permis d’aboutir à un texte
tout à la fois exigeant, équilibré et consensuel. Je me félicite que RADIO
FRANCE s’en soit d’ores et déjà emparée, et que plusieurs organisations,
comme le Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN) ou le
Syndicat national des journalistes (SNJ) aient manifesté leur intérêt pour
ce texte : j’espère vivement que cet exemple sera suivi par toutes les
autres formes de presse. Nous avons tous à y gagner.
En dépit de ses difficultés actuelles, je suis convaincu que la presse
d’information, écrite et audiovisuelle, a un très bel avenir devant elle. Je
sais qu’elle saura s’adapter aux évolutions contemporaines et répondre
aux défis qui s’offrent à elle, notamment celui du numérique, pour rester ce
qu’elle doit être, c’est-à-dire l’oxygène de notre démocratie. Je suis
convaincu qu’Albert Londres n’a pas dit, ni écrit, son dernier mot, et je me
réjouis que vous portiez l’exigence fondatrice que symbolise son nom, aux
quatre coins du monde, au service de l’information d’excellence.
Je tiens à féliciter par avance les deux lauréats de cette année (dont je
laisserai aux lauréats de l’an passé le soin de dévoiler les noms), car je
dois à présent vous quitter pour d’autres occupations – tout aussi
importantes pour la presse, puisqu’il s’agit d’une réunion consacrée aux
« Dépenses d'avenir » : et je vous dirai, à mon tour, que je ne connais, moi
aussi, « qu’une seule ligne : celle de l’Avenir »…
Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l’occasion de la remise du Prix Albert Londres.
Monsieur le Secrétaire général de l'Organisation internationale de la Francophonie,Abdou DIOUF,Monsieur le Maire, Bertrand DELANOË,Madame la Présidente de l’Association du prix Albert Londres, Josette ALIA,Mesdames et Messieurs les membres du jury,Chers lauréats du prix Albert Londres,Mesdames et Messieurs,Chers amis,
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