La Briqueterie affirme sa singularité. Cette ancienne fabrique de briques située à Vitry-sur-Seine, réhabilitée en centre chorégraphique, porte en elle les strates d’un territoire ouvrier noué à une mémoire industrielle que l’architecture a su préserver tout en l’ouvrant à la création contemporaine. Soutenue par le département du Val-de-Marne et la DRAC Île-de-France, La Briqueterie développe un projet où la danse se déploie dans toutes ses dimensions : artistique, sociale, pédagogique et thérapeutique. Elle accueille des artistes en résidence, des spectacles, des projets d’éducation artistique, tout en tissant des liens étroits avec les habitants et les structures locales.
À travers une programmation inventive - de la Biennale de danse du Val-de-Marne aux événements gratuits en plein air, des résidences artistiques aux actions de médiation - le lieu affirme sa capacité à rassembler, à soigner, à faire dialoguer les générations. Il poursuit une histoire commencée en 1979, et l’inscrit dans une dynamique toujours renouvelée, mêlant exigence artistique et engagement territorial. Ce lieu, à la fois ancré et ouvert, propose une autre manière de faire culture : en mouvement, en lien, et en proximité.
Rencontre avec Sandra Neuveut
La Briqueterie est implantée à un carrefour géographique singulier. Que signifie pour vous ce positionnement ?
Un lieu "excentré" au centre du vivant. "Nous sommes littéralement excentrés. Le lieu que nous occupons se situe à la croisée de trois communes : Ivry-sur-Seine, Vitry-sur-Seine et Villejuif, en périphérie de Paris. Ce positionnement géographique particulier, à la lisière de plusieurs territoires, en dehors des zones centrales de la capitale et de ces trois communes, est loin d’être anodin. C’est justement cette position excentrée, ce jeu d’éloignement, cette sensation d’être en marge mais au carrefour de plusieurs dynamiques, qui m’a donné envie d’en faire un axe fort de notre projet, intitulé "Excentriques".
Le mot "excentrique" désigne, en mécanique, une petite pièce qui, bien que discrète, est le moteur du mouvement. Elle ne se trouve pas au centre, mais c’est précisément ce décalage qui génère l’impulsion, qui met l’ensemble en mouvement. Ce mot, dans toute sa puissance symbolique, est devenu pour nous un manifeste. "Excentriques", c’est un temps dédié aux recherches formelles et artistiques, une invitation à explorer ce que signifie créer en dehors des centres traditionnels, loin des circuits balisés, à partir de points de vue singuliers, périphériques.
C’est une manière de dire que l’on peut être à la marge et pourtant essentiel. Que l’écart peut être fertile. Que la création ne se nourrit pas seulement du centre, mais aussi de ces zones de frottement, de ces espaces en tension, à la frontière entre plusieurs mondes.
Cette pensée se prolonge naturellement dans la création, chaque année au mois de novembre, d’une semaine dédiée à la jeunesse. Un moment où nous mettons en lumière les démarches émergentes et les voix nouvelles, avec la conviction que ces regards en construction sont porteurs d’un avenir artistique à inventer, souvent en dehors des modèles établis.
La Briqueterie, qui nous accueille, est elle-même porteuse de cette histoire. Elle est installée dans un ancien site industriel, un lieu de labeur et de matière, réhabilité avec finesse par l’architecte Philippe Prost (Grand Prix national de l’architecture 2022)Aujourd’hui, elle est devenue un centre de création entièrement dédié à la danse, un espace où les gestes contemporains trouvent un terrain d’expérimentation.
Elle incarne parfaitement cette philosophie : relier le passé au présent, faire dialoguer la matière brute des murs avec la délicatesse du geste dansé, et faire de ce lieu excentré une source vive de création." https://www.prost-architectes.com/
Parlez-nous de l’histoire de La Briqueterie et de ses fondations dans le paysage chorégraphique.
Une Biennale historique et vivante. "La Briqueterie est l’héritière d’une histoire forte, née avec la Biennale de danse du Val-de-Marne, fondée en 1979 par Michel Caserta et Lorrina Niclas. Dès le début, ils veulent développer un véritable écosystème chorégraphique. Mais, un lieu pérenne est nécessaire pour accueillir les artistes, non seulement pour diffuser leurs œuvres, mais aussi pour leur offrir un véritable espace de création. Sa concrétisation exige plusieurs années. En 1981, la Biennale évolue vers un événement de création de premier plan. Tous les deux ans, on retrouve cet événement extrêmement structurant tant pour la création chorégraphique que pour le territoire. En 2025, elle propose 65 représentations dans 22 communes franciliennes, en partenariat avec 28 structures culturelles.
La programmation reflète toute la diversité de la création chorégraphique contemporaine, avec des influences afro, flamenco, hip-hop, mais aussi des parcours thématiques pour les spectateurs, une semaine dédiée à la jeunesse en novembre, et des actions d’éducation artistique de la petite enfance à l’enseignement supérieur."
En savoir plus sur la Biennale de danse du Val-de-Marne 2025
Quel rôle joue La Briqueterie dans la transmission d’un héritage territorial et culturel ?
"La Briqueterie un espace vivant, traversé, habité, qui tient autant de la scène que du paysage."Ce lieu n’est pas seulement un espace de diffusion ou de production. C’est un lieu animé à la fois par la mémoire industrielle, par les artistes, par les habitants. Il est profondément ancré dans un territoire qui porte en lui une mémoire ouvrière forte, visible à travers les pavillons modestes de Vitry, ces petites maisons en retrait, qui résistent encore face aux tours massives des grands ensembles. Ce contraste saisissant entre le bâti ouvrier et l’urbanisme vertical environnant donne à La Briqueterie une portée architecturale, patrimoniale, mais aussi sociologique.
C’est aussi un lieu poétique où la matière des murs et la mémoire des habitants dialoguent avec les gestes contemporains des danseurs. On y sent le silence de l’histoire, le poids des transformations urbaines, mais aussi la vitalité des rencontres et la force de l’art à faire revivre les lieux. Il y a quelque chose d’émouvant à voir ces bâtiments, ce passé ouvrier, ces petits pavillons de Vitry, coexister avec des créations chorégraphiques d’aujourd’hui. On y ressent un lien silencieux, presque secret, entre les générations. La Briqueterie est un espace vivant, traversé, habité, qui tient autant de la scène que du paysage. Elle ne se contente pas d’accueillir : elle inspire, interroge, et transmet."
Sur le plan européen et sociétal, quels sont les axes forts ?
Quand l’art dialogue avec le soin. "L’un des piliers du projet artistique de La Briqueterie repose sur une conviction : la danse peut transformer, accompagner, soulager. À travers l’exemple d'un projet européen comme "Dance Well", un atelier mensuel intitulé "Dopamine" a été mis en place. Il est destiné aux personnes atteintes de la maladie de Parkinson ou d’autres troubles du mouvement. Ces ateliers, organisés une fois par mois, s’adressent aussi aux artistes, aux soignants, aux familles et aux aidants, dans une volonté affirmée d’ouverture et de croisement des publics.
Il s’agit d’ateliers très accessibles, inclusifs, qui rencontrent un véritable succès auprès du public. Ils s’inscrivent pleinement dans le cadre du projet européen plus vaste, au sein duquel plusieurs partenaires, dans différents pays, mènent des expérimentations similaires. Ce travail est pensé en lien étroit avec la recherche scientifique et médicale, ce qui permet à chacun – participants, artistes, soignants – d’enrichir ses compétences et ses connaissances.
Le projet met ainsi en lumière les bienfaits de la danse, à la fois comme pratique physique adaptée et bénéfique, mais aussi comme un espace sensible, où l’on peut repenser son rapport au corps, à soi et aux autres, de manière créative et partagée.
Nous accueillons également une rencontre régionale biennale autour du dispositif "Culture et Santé", entièrement centrée sur la danse et le soin. Ce sont des journées riches, croisées, traversées par les expériences et les témoignages."
Vous insistez sur le rôle social et relationnel de La Briqueterie. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
"Une mémoire réinventée : entre poésie et patrimoine. "Ici, l’histoire du lieu est palpable. Ce patrimoine industriel, loin d’avoir été effacé, est devenu le socle d’un projet culturel vivant, en résonance avec les habitants.
Dans cette trame mémorielle, Marguerite Duras trouve une place inattendue, mais lumineuse. Il y a un très joli témoignage où on l'entend pleine d'amour pour la ville de Vitry-sur-Seine, pour cette maison où elle a séjourné, le tournage, le passage du temps. Cela m’a marquée. J’y ai vu une sorte d’écho discret avec ce que nous faisons ici : habiter poétiquement un lieu, lui redonner voix, tout en restant fidèle à sa matière.
"Six du soir en été", un moment suspendu
Chaque saison se clôt sur un événement singulier, au titre presque littéraire : "Six heures du soir en été". Un temps gratuit, en extérieur, pensé pour rassembler les habitants, les familles et qui s’adresse aux populations de proximité.
C’est un moment suspendu, en plein air, qui rappelle les soirs d’été chers à Duras avec une lumière particulière, une lenteur, une intensité discrète.Avec ce titre, j’ai fait un petit clin d’œil à Marguerite Duras. Un clin d’œil et un hommage aussi, une passerelle entre le sensible et le chorégraphique.".
La Briqueterie a aussi été labellisée Centre de préparation pour les Jeux olympiques. Qu’est-ce que cela a impliqué ?
La Briqueterie, terrain des JO 2024. "À l’approche des Jeux olympiques de Paris 2024, La Briqueterie a été labellisée Centre de préparation pour le "Breaking", nouvelle discipline olympique. Nous avons ainsi accueilli la délégation japonaise, dont une athlète a été médaillée d’or. Ce fut un temps fort.
Mais ce que je retiens surtout, au-delà de l'accueil de cette délégation, est ce moment d'ouverture au public et ce temps de rencontre avec les jeunes du département, les démonstrations sur le parvis, les initiations...
Dans le cadre des Olympiades culturelles, La Briqueterie a également proposé une édition tournée vers la culture nippone, mêlant sport, danse, performance et découverte."
Quelle est votre vision de l’avenir pour La Briqueterie ?
"L’avenir en mouvement. "L’enjeu est de poursuivre ce dialogue : entre création et soin, entre mémoire et modernité, entre le local et l’international. La Briqueterie accueille des résidences, des spectacles, mais aussi des projets avec les écoles, les centres sociaux, les structures de santé. Elle agit à la fois comme outil culturel et laboratoire citoyen.
Ce que je souhaite, c’est continuer à fabriquer. Pas des objets, mais du lien, du mouvement, du sens. Qu’on vienne ici voir un spectacle, boire un café, participer à un atelier… ou juste ressentir un lieu où quelque chose est possible."
La Briqueterie – Un épicentre de création chorégraphique
La Briqueterie s’impose à la fois comme héritage préservé d’un patrimoine industriel et comme épicentre vivant de la création chorégraphique contemporaine. Le lieu s’inscrit dans une temporalité double : celle de la mémoire et celle du mouvement, celle du bâti et celle du corps en recherche.
Un espace conçu pour la recherche chorégraphique
Le cœur battant de ce lieu est son studio scène, espace magnifique, vaste et lumineux, pensé avant tout pour la création. Plus qu’un simple équipement, il est l’âme du projet : un plateau sans grille technique, propice aux premières étapes du geste artistique, à la répétition, à l’expérimentation. Ce studio, dénué de toute surcharge scénique, n’est pas un espace de représentation, mais un terrain d’émergence, un lieu nu, ouvert, idéal pour accueillir la recherche et l’invention.
Pensé dès l’origine pour la danse, il témoigne d’un dialogue fécond entre les architectes et les artistes. Toute l’architecture du bâtiment a été mise au service de ce plateau, sans compromis : pas de couloirs superflus, pas de cloisonnements inutiles – juste l’espace, dans sa beauté brute, offert au mouvement. Le choix architectural de préserver les volumes et le caractère brut du bâtiment industriel originel confère à cet espace une majesté simple, fonctionnelle et inspirante. Ici, l’art s’accorde à la structure, comme s’il avait toujours été là, lové dans la brique et la lumière géométrique.
Une vocation première : la création
Pensée dès l’origine comme un lieu de création plutôt que de diffusion, la Briqueterie se distingue par cette vocation première, même si elle accueille ponctuellement des temps forts publics. Le département, à l’époque de sa transformation, en avait fixé l’orientation : la diffusion appartient aux théâtres ; ici, ce serait la création. Et cette ligne demeure.
Toutefois, la Briqueterie rayonne hors-les-murs, tissant une cartographie mobile et souple de la danse contemporaine. Les représentations éclosent à Évry, Chevilly-Larue, Maisons-Alfort, Le Perreux ou Charenton… les œuvres, les artistes, voyagent, s’invitent au plus près des publics, dans un maillage vivant du territoire.
Trois espaces sont à disposition des artistes en résidence, chacun correspondant à une étape du travail : de l’épure du studio scène à des plateaux plus équipés, permettant même des créations lumière en conditions scéniques. Cette diversité constitue un outil complet, modulable, généreux, fidèle aux besoins spécifiques des compagnies. La Briqueterie est un lieu de création, mais aussi un outil de travail rigoureusement pensé, soucieux du parcours de chaque artiste accueilli.
Une architecture au service de l’écologie
Le bâtiment lui-même est un manifeste, une œuvre en soi. Il préserve le caractère industriel du lieu tout en intégrant des éléments techniques innovants, tels qu’un puits canadien, signe d’une pensée écologique déjà présente lors de sa réhabilitation en 2013. Le respect du bâti d’origine, sa valorisation, la préservation de son volume intégral pour le mouvement : autant de choix affirmés, en lien étroit avec les futurs usagers, les danseurs et danseuses, qui allaient y écrire leur trajectoire.
Depuis 2021, sous l’impulsion d’une direction engagée, la Briqueterie approfondit cette réflexion par une pensée écologique transversale, intégrée à toutes les dimensions de l’activité artistique. Des ateliers bimensuels de sensibilisation à la transition écologique, animés par l’expert David Irle, ont été menés avec l’équipe : alimentation, éco-conception des œuvres, numérique, bilan carbone… Une vision globale s’est imposée, où le geste artistique ne peut être dissocié de son empreinte écologique.
Cette démarche s’est concrétisée en 2024 par un bilan carbone complet, réalisé dans le cadre d’un soutien du ministère de la Culture. Menée conjointement avec deux autres CDCN, cette initiative vise à faire émerger un référentiel commun pour l’ensemble du réseau. La Briqueterie ne se positionne pas en modèle, mais en lieu référent, engagé, lucide, soucieux de participer activement à la transformation durable du secteur culturel.
Un engagement dans la durée avec les artistes
Chaque année, près de soixante équipes artistiques sont accueillies. Parmi elles, certaines bénéficient d’un lien plus étroit : ce sont les artistes associés. Engagés sur une période de trois ans, ils sont accompagnés de manière approfondie, dans la production de leurs œuvres, leur diffusion, mais aussi dans leur relation au territoire, à travers des projets d’éducation artistique et culturelle. Ce compagnonnage se décline différemment selon les projets et les personnalités, dans une logique de co-construction, de présence active, de temps long.
Un lieu vivant, festif et habité
La Briqueterie, enfin, n’est pas qu’un espace de travail : c’est aussi un lieu de fête, de rassemblement, de célébration. À chaque ouverture et clôture de saison, la cour, les abords, les espaces extérieurs vibrent de rencontres sensibles. Les artistes et le public s’y croisent dans une ambiance conviviale, simple, joyeuse.
Il y a là, dans cette bâtisse de briques sauvée des griffes des promoteurs, une émotion qui traverse les murs. Quelque chose de rare : un lieu d’art, certes, mais aussi un lieu de mémoire, de résistance, de beauté. Un lieu pour aujourd’hui, pour demain, et pour les pas encore à venir.
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