Ce fut un long et passionnant travail de collecte d’archives, de rencontres d’artistes, de curateurs, de lieux et d’ayants droits. Les commissaires d’exposition Marianne Derrien et Jérôme Cotinet-Alphaize ont écrit, avec l’aide d’un comité éditorial, d’un duo de graphistes et grâce à la confiance des éditions Manuella, un livre unique.
Réunissant les visuels d’œuvres et les vues d’exposition de 430 artistes femmes (2500 documents au total) actives entre 2000 et 2021, ils apportent une contribution sans précédent à l’effort de rééquilibrage de la documentation, propre à permettre une histoire de l’art contemporain plus respectueuse de la réalité de cet univers.
Destiné aussi à mieux faire connaître la scène française à l’international, ce panorama des artistes contemporaines tisse étroitement les territoires et les esthétiques, dans toute leur diversité. Il vient d’être publié par les éditions Manuella, avec le soutien du ministère de la Culture (Direction générale à la création artistique et Mission égalité et diversité).
Entretien avec les deux auteurs.
Avec Some of us, vous prenez le parti de ne parler que d’artistes femmes. Leur visibilité dans l’art contemporain est-elle problématique ?
Jérôme Cotinet-Alphaize : Sans nul doute. Tout le monde reconnait que l’histoire de l’art a été jusqu’à présent une histoire amplement masculine. Et il y a fort peu de temps qu’on a cessé de ranger les femmes artistes du côté des minorités. Un paradoxe effarant, quand on sait qu’elles représentent 65% des élèves en école d’art. Nous nous sommes donc proposés de faire ce que personne, à notre connaissance, n’a jamais fait en histoire de l’art, ou exceptionnellement, et qui manque dans la documentation.
Marianne Derrien : Un tel projet relève d’une réalité professionnelle que nous connaissons bien en tant que commissaires d’exposition. Mais il relève aussi d’études récentes, comme l’enquête sociologique de Mathilde Provansal, qui tente d’identifier les raisons des différences genrées de réussite. D’autres travaux nourrissent notre réflexion, comme ceux de Maura Reilly, pour le côté féministe de la question, tandis que la patrimonialisation des œuvres en situation d’exposition est l’autre dimension fondamentale de notre sujet. D’autres points de repères encore ont compté, comme l’exposition elles@centrepompidou, en 2009, les travaux de l’association AWARE [Archives of women artists, research and exhibitions, voir notre article du 6 mars 2023] créée en 2014, ou encore l’ouvrage de 2007 d’Elisabeth Lebovici, Femmes/artistes, artistes femmes.
Pourquoi avoir choisi les vingt premières années du XXIe siècle ?
J.C.-A. : L’histoire de l’art du XXIe siècle est naissante : elle est écrite encore de manière partielle, fragmentaire. L’idée d’une anthologie pour cette période, c’est l’idée de bon sens qu’avant de pouvoir mettre sur pieds des logiques thématisées, avant de pouvoir choisir des angles d’approche particuliers, il est nécessaire, dès à présent, de constituer une première archive, sous forme de panorama.
M. D. : Et dans cette optique, la forme d’une anthologie a ceci d’avantageux qu’elle défait tous les rouages habituels qui déterminent nos façons d’aborder les œuvres et de parler des artistes femmes ou féministes.
Comment avez-vous procédé pour les sélectionner ?
J.C.-A. : Dans un premier temps, nous avons constitué, à partir de toutes les archives que nous avons pu trouver, une liste d’un peu plus de 2000 artistes, repérables à un moment ou à un autre dans le champ professionnel dans la mesure où leurs œuvres ont été achetées par des collectionneurs, qu’elles ont fait l’objet d’expositions collectives ou monographiques dans des Centres d’art contemporain, des Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC), des galeries.
Cette première sélection s’est faite indépendamment de la qualité de ces œuvres, indépendamment de la notoriété ou de la carrière de ces artistes.
M. D. : Par ailleurs, nous avons constitué un comité éditorial réunissant des artistes, des commissaires d’exposition, et des membres des associations AWARE et Documents d’artistes. Ce comité était paritaire et intergénérationnel afin d’avoir autour de la table des personnes qui ont vécu la période et d’autres qui pouvaient apporter un regard différent (comme Julie Crenn, une commissaire d’exposition qui travaille beaucoup avec les artistes ultramarins).
De cette liste de 2000 artistes, 430 ont rejoint Some of us… sur quels critères avez-vous affiné votre choix ?
J.C.-A. : C’est le souci de rassembler le panorama le plus large possible des différentes pratiques artistiques qui a guidé notre choix final. Un carrefour où se croisent des artistes conceptuels et des peintres, des installateurs et des vidéastes, des artistes du sonore, d’autres qui articulent plusieurs de ces pratiques, sachant que dans chacun de ses domaines surgissent encore beaucoup de variables !
M. D. : En se fondant sur cette diversité des pratiques, nous avons pu échapper aux thématiques essentialistes, qui attribuent par préjugé tel ou tel type d’œuvre aux femmes. Ce panorama confirme, bien au contraire, que les artistes femmes produisent des œuvres aux matériaux et formes tout aussi divers que ceux des œuvres produites par les hommes.
J.C.-A. : Nous avons tenté d’échapper aussi aux logiques communicationnelles, qui font parfois qu’une artiste est repérée pour certaines œuvres puis disparaît relativement des projecteurs. En choisissant cinq œuvres sur les vingt ans de la période, on constitue ainsi une petite biographie par l’image, indépendamment des effets médiatiques.
Some of us, c’est un livre. Il n’y en aura pas de version numérique, pourquoi ?
M. D. : Nous voulions produire un objet qui soit à la fois graphique, photographique, « curatorial » et éditorial. Nous avons longuement travaillé avec un duo de graphiste, Olivier Huz et Ariane Bosshard, notamment à une typographie spécifique choisie grâce aux recherches d’une spécialiste, Alice Savoie, qui permet de fluidifier l’usage de l’écriture inclusive et du bilinguisme des notices. Une façon d’inscrire notre travail dans le XXIe siècle, et également sous le signe d’un effort collectif.
J.C.-A. : Précisons aussi que nous sommes baignés d’un flux d’images : c’est ce qui caractérise notre temps. Pour un même nombre d’artistes il y en a bien plus aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Leur diffusion a pris une dimension étonnante, notamment avec l’usage des réseaux sociaux. L’anthologie se positionne sur cette histoire des images et de nos relations avec elles. Il y a une véritable photogénie de l’exposition qui est au cœur de la documentation de l’art contemporain.
Éditer ce livre, à notre époque, c’est fixer ce flux d’images et prendre le temps d’un regard sur les œuvres. Le livre est donc, à plus d’un titre, un objet patrimonial – en l’occurrence : matrimonial.
Retrouver Some of us sur le stand de Documents d'artistes à Art-o-rama (du 30/08 au 01/09/2024, rencontre "Some of us" le 31 août), au FRAC Bretagne lors des journées du matrimoine (22/09/2024), à la Biennale de Lyon (12/10/2024 à la BF15), à l'OVNi festival de Nice (15/11 au 01/12/2024) et, sous réserve, à Art Basel Paris et l'école nationale des Beaux-Arts de Paris.
Mesurer les progrès réalisés, identifier les inégalités qui perdurent
Chaque année, le ministère de la Culture (Service statistique ministériel de la Culture – DEPS) publie son Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes.
700 indicateurs sont rassemblés dans plus de 90 tableaux sur la part des femmes au sein des institutions culturelles et dans l’ensemble des secteurs qui composent le champ culturel : patrimoine, création artistique, spectacle, cinéma, audiovisuel, livre, presse, médias.
Un outil qui s’inscrit dans le cadre de l’engagement du ministère de la Culture dans de nombreux projets visant à promouvoir la diversité et à lutter contre les discriminations dans ses fonctionnements internes et dans l’ensemble des secteurs culturels.
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