Fleuron de l’enseignement supérieur culture, l’École nationale supérieure de la photographie mise sur une conception de l’image résolument contemporaine.

Marta Gili

Nommée à la tête de l’École nationale supérieure de la photographie (ENSP) par le ministre de la Culture en juillet 2019, Marta Gili, personnalité emblématique du monde de la photographie, a déjà eu le temps, en dépit de la situation sanitaire, d’imprimer sa marque sur le projet pédagogique de la prestigieuse école installée à Arles. Ce projet, qui se situe dans le prolongement direct de l’action qu’elle menait précédemment au Jeu de Paume, accorde une place centrale aux femmes photographes et mise résolument sur la parité. 

A l'école nationale supérieure de la photographie, quelle est la proportion d'étudiantes ?

Aujourd'hui, la parité femmes-hommes est atteinte entre les étudiants. Pour le concours d’entrée en première année, nous avons mis en place une procédure radicalement différente de celle qui existait jusque-là, un projet que nous avions avant l’arrivée de l’épidémie de Covid. La particularité, c’est que les membres des jurys ne connaissent ni l’origine, ni le nom, ni le genre des candidats. Il se trouve que ces jurys, quatre en tout, qu étaient eux-mêmes paritaires – c’est aussi une première – ont choisi spontanément treize femmes et douze hommes. On a donc naturellement, ce dont nous sommes très heureux, une parité presque parfaite.

activités ENSP

Avant d’être nommé à la tête l’ENSP en juillet 2019, vous étiez directrice du Jeu de Paume. Qu’avez-vous importé de votre expérience au Jeu de Paume dans le projet pédagogique de l’école sur la question des femmes photographes ?

Le fait que je ne vienne pas du monde de l’enseignement, mais plutôt des musées et des centres d’art, peut apporter, me semble-t-il, une certaine ouverture vers des pratiques des images au sens large, intégrant notamment une lecture politique. L’école a presque quarante ans. S’agissant de l’histoire de la photographie, son approche a toujours été avant tout conceptuelle, centrée sur les images en elles-mêmes et l’idée de faire émerger une sorte d’anthologie. C’est une approche que je partage naturellement. La photographie est la base de toutes les images, qu’elles soient fixes ou en mouvement, qui circulent aujourd’hui. Mais cela ne suffit pas. Il faut que les étudiants soient formés à un regard critique du point de vue formel mais aussi sur la contemporanéité dans laquelle nous vivons, que les images puissent articuler des discours sociaux, politiques, culturels, historiques et personnels d’une façon engagée. C’est la démarche qui a été la mienne au Jeu de Paume. Y compris sur les questions de genre, puisque nous avons été le premier centre d’art à exposer à parité des artistes femmes et des artistes hommes.

En 2020, l’école a mené un important projet pédagogique et curatorial autour de la photographe italienne Lisetta Carmi. Qu'est-ce que ce projet a mis à jour ?

 Lisette Carmi a aujourd’hui 96 ans. C’est une femme extraordinaire. Lorsque j’ai découvert son travail il y a quelques années lors d’une foire à Milan, j’ai tout de suite eu envie de monter un projet autour d’elle. Elle a travaillé pendant les années 60 et 70 notamment sur les communautés travesties de la ville de Gênes dont elle est originaire. Avec un enseignant de l’école et un groupe de six étudiants, nous sommes allés à Gênes où se trouvent ses archives. Nous avons travaillé sur les questions de l’archive, du choix des images, de l’articulation d’un discours, d’une narration. Pour les Rencontres de la photographie d’Arles qui n’ont pas eu lieu cette année du fait de la situation sanitaire, nous préparions une exposition dans la nouvelle galerie de l’école qui fait 450 m2 et qui n’a encore jamais été utilisée. Nous avons tout de même eu le temps d’éditer un petit catalogue avec la maison d’édition filigranes et un hors-série de la revue de l’école.

Les étudiants se sont immédiatement trouvés en phase avec la démarche de Lisetta Carmi, cette photographe de 96 ans, qui a fait un travail extraordinaire sur des communautés qui, à l’époque, étaient invisibles

Qu’est-ce qui a plu aux étudiants dans ce projet ?

C’est plutôt un projet d’ordre historique mais les étudiants se sont immédiatement trouvés en phase avec la démarche de Lisetta Carmi qui a fait un travail extraordinaire sur des communautés qui, à l’époque, étaient invisibles. Cette partie politique a été très débattue. Le projet leur a aussi donné la possibilité de redire qu’à l’école on ne fait pas seulement des photos, on peut aussi devenir commissaire d’exposition, éditeur, écrivain, critique d’art… Nous n’avons pas renoncé à l’idée de présenter le projet, ce serait formidable que l’exposition puisse finalement avoir lieu au printemps prochain. Les étudiants sont très motivés. On prend énormément de plaisir à donner à voir ce travail qui pour le moment n’était pas visible. Ici, il s’agit de celui de Lisetta Carmi, mais cela pourrait très bien être celui d’une autre femme photographe, ou plus largement d’artistes jusque-là invisibilisées.

Making off

Une démarche qui est aussi au cœur de travail des historiens et des chercheurs. Il y a quelques jours, juste avant le second confinement, vous avez invité Véra Léon à faire une conférence sur « la formation du regard dans les écoles de photographie ». Quel est le sens de cette intervention ?

Véra Léon vient de faire une thèse sur l’accès des femmes aux écoles de photographie en France. Elle s’est notamment intéressée à l’École nationale supérieure Louis-Lumière où elle a eu accès à toutes les archives. Il est notamment frappant de constater que les étudiantes des premières promotions, car il y en avait déjà quelques-unes à l’époque, devenaient très rapidement les modèles des hommes. Parce qu’elles étaient des femmes, elles devaient presque par essence être photographiées. On est là dans une idée très patriarcale de ce que sont les images. Puis dans les années 20 et 30, les femmes, particulièrement en Europe centrale, mais aussi à Paris, ont pris le pouvoir. Véra Léon le montre très bien. Que l’on songe à Germaine Krull ou à Florence Henri auxquelles j’ai consacré des expositions au Jeu de Paume. Un mouvement qui ensuite s’est inversé dans les années 40, 50, 60 avec le retour à des valeurs beaucoup plus traditionnelles dans le contexte social et politique de l’après-guerre. La photographie est alors majoritairement pratiquée par les hommes. Ces valeurs ancrées dans le politique et le social se sont déplacées dans les champs esthétique et culturel.

Disposez-vous d’éléments sur l’insertion professionnelle des jeunes femmes photographes ?

Jusqu’ici, aucune étude n’a été faite sur ce qui se passe une fois que les étudiants sont diplômés. Les hommes s’insèrent-ils plus facilement que les femmes ? C’est une chose d’avoir la parité à l’école mais il faut ensuite que cela se traduise par des positions professionnellement fortes dans la vie réelle. Nous souhaitons mettre en place cette enquête qui engloberait toutes les promotions depuis la création de l’école. À terme, l’idée serait d’accroître plus encore la professionnalisation. Un enjeu qui croise ce qui nous préoccupe tous aujourd’hui : comment fait-on pendant l’épidémie de Covid avec cette absence de corps dans l’école, cette pédagogie à distance qui s’accompagne d’un risque de décrochage ? Comment va-t-on soutenir ces jeunes diplômés, hommes et femmes, après l’épidémie, quel est l’avenir que nous pourrons leur proposer ? Pour nous, c’est l’enjeu le plus important aujourd’hui.