Avocat, ministre, sénateur, Robert Badinter est d’abord connu pour ses engagement politiques et moraux. Mais sa vie est aussi intimement liée à sa passion profonde pour l’art et la littérature. Selon l’ancien Garde des Sceaux, les combats humanistes ne peuvent être menés sans un solide socle culturel. Retour sur l’héritage de cette grande figure de la vie intellectuelle française.
C’est une facette importante, quoique moins connue, de la figure de Robert Badinter. En plus de ses engagements politiques, sait-on que l’ancien Garde des Sceaux de François Mitterrand était un grand connaisseur des philosophes des Lumières, un écrivain, historien, commissaire d’expositions, auteur de théâtre et conférencier de talent ? Aujourd’hui, son héritage dépasse largement les seuls champs politique ou judiciaire : il apparaît comme l’une des grandes personnalités intellectuelles et morales du XXe siècle, faisant de la culture un outil majeur de ses combats humanistes, en particulier contre la peine de mort.
Très tôt, Robert Badinter nourrit une passion pour l’histoire, la littérature française et les… manuscrits. Une passion que le grand public découvre à l’occasion d’une exposition magistrale que la BnF lui a consacrée en 2021, 40 ans après la promulgation de la loi pour l’abolition de la peine de mort. Pièces rares, exemplaire calligraphié de la Déclaration des Droits de l’homme datant de 1790, législation et traités criminels, manuscrits relatifs à la prison, documents d’archives, ouvrages de grands écrivains français, la collection de Robert Badinter est le reflet des combats d’une vie et d’un amour véritable pour la culture.
La littérature, un outil puissant au service de ses combats humanistes
« La lecture est inhérente à la vie, en tout cas à la mienne. Mon école buissonnière à moi c'était de m'évader dans la littérature et de quitter les manuels de droit pour Camus », confie Robert Badinter le 10 mars 2021 dans l’émission « La Grande Librairie » sur France 5. Lecteur assidu, Robert Badinter cite souvent dans ses discours les écrivains qui l’accompagnent, notamment ceux qui évoquent la justice. Victor Hugo, Albert Camus ou – moins attendu – Jean de La Fontaine font partie de son panthéon littéraire. Badinter utilise ces références comme des sources de conscience morale : « Camus fut une grande source dans ma vie. Ce n’était pas seulement de la lecture de divertissement, mais elle fit partie de la formation de mon caractère et de mon idéal et me fit prendre conscience de la valeur du mot ‘‘juste’’», poursuit-il dans « La Grande Librairie ».
Autre genre littéraire qui revêt une importance particulière selon lui, le théâtre, « un amour de jeunesse qui n’a jamais cessé » (« Le Nouvel Obs », 11 avril 2021). Le genre s’impose comme une source d'inspiration qui trouve une résonance dans les affaires judiciaires, dont celles qu’il a suivies. L’ancien ministre de la Justice aime citer Eugène Ionesco, fils d’un juriste roumain, dramaturge majeur du théâtre de l’absurde qui interroge dans ses pièces la condition humaine.
Mais c’est Victor Hugo, « le plus grand des abolitionnistes du XIXe siècle », d’après Badinter, qui occupe une place particulière dans sa bibliothèque. Le Dernier jour d’un condamné, qui dénonce la peine de mort, a inspiré l’ancien Garde des Sceaux lors de son combat pour son abolition. Robert Badinter, qui se définissait lui-même comme « hugolâtre », a souvent évoqué l’engagement qui les réunit contre ce qu’Hugo appelle « la barbarie judiciaire ». De l’écrivain, et devant une centaine de détenus de la maison d’arrêt de Villepinte où il était invité en 2017 lors d’une rencontre organisée dans le cadre d'un programme d'assouplissement des conditions de détention, il cite cette phrase : « Le droit qu’on ne peut retirer à personne, c’est le droit de devenir meilleur. » Une phrase qui sonnera comme un mantra dans sa vision de la justice comme garants de la dignité humaine.
Badinter, l’écrivain : une œuvre prolifique autour de la justice et des progrès humains
Robert Badinter a produit une œuvre littéraire abondante publiée pendant près de 70 ans, mêlant essais, récits historiques, autobiographie et même un livret d’opéra. Parmi ses ouvrages les plus marquants autour de ses réflexions sur la justice, L'Exécution, paru en 1973, retrace le récit de l’affaire Roger Bontems, dont il n’a pu épargner la peine capitale. Dans L’Abolition (2000), il décrit son long combat pour l'abolition de la peine de mort en France. Le témoignage sur son engagement contre la peine capitale est également au cœur d’un recueil de documents et de discours, véritable objet historique, intitulé Contre la peine de mort : écrits 1970-2006, (éd. Fayard). Autre livre, majeur, retraçant son combat pour des conditions de détention plus humaines, La Prison républicaine. 1871-1914 » (1992, éd. Fayard). Dans un travail d’historien, il analyse en profondeur l’évolution des prisons françaises, ainsi que l’opposition entre les ambitions de la France et les réalités du système carcéral.
Au-delà des questions de justice, Robert Badinter laisse une œuvre riche autour de ses autres combats, dont celui contre l’antisémitisme. Parmi ses ouvrages sur le sujet, Un antisémitisme ordinaire (1997, éd. Fayard) retrace dans une analyse historique rigoureuse l’exclusion d’avocats de confession juive sous le régime de Vichy ; ou encore Libres et égaux : L'émancipation des Juifs (1789-1791), paru en 1989. En 2018, l’ouvrage Idiss, plus personnel, rend hommage à sa famille qui a fui les pogroms russes, à travers la vie de sa grand-mère.
L’écriture de pièces de théâtre lui permettront par ailleurs d’illustrer ses autres combats progressistes. La première pièce de Robert Badinter, intitulée C.3.3, mise en scène en 1995 au théâtre national de La Colline, retrace le procès et l’incarcération de l’écrivain Oscar Wilde, condamné en 1895 à Londres pour son homosexualité. Un écho puissant au combat de Robert Badinter pour la cause des personnes homosexuelles, lui qui a fait voter, en 1982, l’abolition du « délit d’homosexualité » créé par le régime de Vichy.
Enfin, la voix de Robert Badinter s’est exprimée plus récemment sur la situation internationale et géopolitique actuelle. Ainsi, il publie en 2023 Vladimir Poutine : L'accusation, avec Bruno Cotte et Alain Pellet, un plaidoyer pour un tribunal international après la guerre Russie-Ukraine.
Quand l’art interroge la justice, l’autre héritage culturel de Robert Badinter
Robert Badinter a joué un rôle important dans plusieurs expositions qui mettent en valeur ses engagements en faveur de la justice. La volonté de transmettre, d’expliquer la justice, le droit, trouve un écho puissant grâce à l’histoire de l’art et la création. Des expositions ou encore de nombreuses conférences dont il est à l’origine, notamment présentées au sein de grandes institutions culturelles telles que le musée d’Orsay ou encore le musée du Louvre, apparaissent comme des manifestes.
C’est ainsi qu’en 2005, le Louvre invite Robert Badinter sur un cycle de conférences intitulé « Regards sur la prison ». L’ancien Garde des Sceaux y développe alors une programmation pluridisciplinaire qui approche l’univers carcéral à partir de la culture artistique.
Autre événement artistique majeur dont Robert Badinter fut l'initiateur et le porteur du projet, l’exposition « Crime et châtiment » au musée d'Orsay, présentée en 2010. L’objectif était de susciter la réflexion sur la justice et le droit à travers le regard artistique, en tentant d’apporter un éclairage sur le mystère de l'homme criminel et la justice punitive. L'exposition, dont le parcours a été imaginé par Badinter et mis en scène par Jean Clair, historien de l’art, interroge sur la part sombre de l’humanité, la figure du criminel, la violence et le sens du châtiment. L’exposition, véritable manifeste humaniste et abolitionniste, propose une réflexion profonde sur la rédemption et la réforme pénitentiaire.
C’est cette dimension culturelle et littéraire de Robert Badinter, particulièrement forte, qui sera aussi célébrée par son entrée au Panthéon le 9 octobre prochain, non loin de celui qu’il admirait tant, Victor Hugo.
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