C’est comme s’il s’agissait d’une immense fusée qui ne consomme que de l’énergie spirituelle : la flèche de Notre-Dame. Son énergie, c’est l’esprit, le cœur, le désir, en un mot la puissance vitale du peuple de Paris. Lorsqu’on l’a vue s'enflammer, le 15 avril 2019, et lorsqu’on l’a vue s’effondrer, le cri du public, puis ses larmes, en ont témoigné clairement : la perte d'un élément emblématique du patrimoine nous regarde, nous autres Parisiens, Français, visiteurs et pèlerins du monde entier.
La flèche de Notre-Dame de Paris, couronnement de ce chantier immense, fut conçue en 1857 par Viollet-Leduc, le fameux architecte restaurateur de la cathédrale au XIXe siècle, puis construite et édifiée par les entreprises les plus qualifiées de leur époque, entre 1858 et 1861.
Les architectes et les artisans du XXIe siècle, articulant savamment les savoir-faire traditionnels et les techniques contemporaines les plus pointues, ont édifié à leur tour cette nouvelle flèche, « à l’identique », prête à orner à nouveau le ciel de Paris. Retour sur l’un des objets spectaculaires de la restauration de la cathédrale.
Le moment des experts
S’inscrire dans la continuité historique des générations d'architectes et d'artisans anonymes, et tenter, après eux, d’approcher la perfection de l’art gothique, tel était l'objectif de Viollet-le-Duc. « Il avait étudié les vestiges de la flèche du XIIIe siècle, explique Rémi Fromont, architecte en chef des monuments historiques (La Fabrique de Notre Dame, n°2, p 54). Il en a amélioré la conception. Il a fait de même avec les charpentes du transept, sur lesquelles s’appuyait la flèche. Il a opéré une synthèse dont on comprend toute la pertinence lorsqu’on regarde les charpentes gothiques de la nef et du chœur. »
Restait à faire aussi bien que lui. D’abord (2020-2021) analyser les documents anciens laissés par Viollet-le-Duc et son charpentier Auguste Bellu, les transcrire dans le langage technique contemporain. « Les documents de Bellu sont cotés au millimètre. En les comparant aux nuages de points que nous avons, on se rend compte de leur justesse. » Puis décrire les assemblages, identifier les types de bois, déterminer les sections.
« Grâce à l’expertise de François Auger, architecte du patrimoine et Compagnon charpentier du devoir, nous avons établi une liste de prédébits de toutes les dimensions des mille chênes dont nous avions besoin pour la flèche, le transept et ses travées. Des experts forestiers ont sélectionné les arbres un par un. » Provenant à part égales de forêts publiques et privées de toutes les régions métropolitaines, mille chênes ont été donnés à Notre-Dame par leurs propriétaires.
D'autres experts entrent alors en jeu. En 2022, une étude de l’impact des vents violents sur la flèche (La Fabrique de Notre-Dame, n°3, p 68) permet de visualiser les efforts d’arrachement et de compression qu’une tempête exceptionnelle exercerait, et de confirmer, s’il était besoin après 150 ans de présence, la résistance de l’objet conçu par Viollet-le-Duc. La même année, les cabinets d’étude ECSB (Étude charpente et structure bois) et BET Calvi (bureau d’études techniques) produisent 150 plans génériques d’assemblages des sections de bois de la flèche (La Fabrique de Notre-Dame, n°4, p 72). Gaëtan Genès, président d’ECSB : « Viollet-le-Duc n’avait ni les capacités de calcul qu’offrent nos logiciels, ni les connaissances que nous possédons des matériaux et de leurs caractéristiques mécaniques. Il fonctionnait de façon empirique. Sur certains assemblages, la partie intérieure (les épaisseurs de tenons, les largeurs d’embrèvement, les contacts bois sur bois) est parfois modifiée pour une meilleure transition des efforts. »
La précision se doit ici d’être incroyable : l’usage du chêne massif, un matériau vivant, commande d’établir les caractéristiques physiques de chaque pièce : son taux d’humidité, ses fentes, la position de ses nœuds, pour construire des modèles permettant de prévoir et d’anticiper le jeu dont les assemblages sont susceptibles avec le temps.
Le moment des charpentiers
L’année 2023 voit enfin la reconstruction de la charpente de la flèche chef-d’œuvre de 1000 pièces de bois en chêne massif. Cette charpente se compose de six éléments étagés : le tabouret, la souche, le fût, deux niveaux à claire-voie et enfin, bien sûr, l’aiguille. Ils sont taillés à Briey en Meurthe-et-Moselle et acheminés au fur et à mesure sur le chantier par le regroupement des entreprises Le Bras Frères, Asselin, Cruard Charpente et MdB Métiers du bois, retenus par l'établissement public Rebâtir Notre-Dame de Paris, maître d'ouvrage, sur la base des études réalisées par les architectes en chefs des monuments historiques, maîtres d’œuvre.
Avant le voyage, les 1000 pièces de bois, immenses, auront été assemblées « à blanc », devant l’atelier – une répétition générale indispensable. Une fois arrivées à Notre-Dame, elles sont pré-assemblées sur une plateforme intermédiaire installée au pied de la grue à tour, qui les enlève dans les airs jusqu’à la croisée du transept, à 30 mètres de hauteur, où elles sont montées par une quinzaine de charpentiers.
Ces derniers n’auraient pu installer le tabouret (le 15 avril 2023, quatre ans jour pour jour après l’incendie) sans que d’énormes travaux n’aient été achevés auparavant : la reconstruction des arcs diagonaux de la voûte de la croisée du transept, dont la clef est un magnifique oculus orné de quatre têtes d’anges, situé à quelques dizaines de centimètres sous le tabouret, ainsi que la restauration des parties hautes de la nef et du chœur, où se trouvent notamment les « murs-bahuts » dont la partie supérieure les pierres d’arase. Le tabouret prend appui à 33 mètres du sol sur les quatre piliers de la croisée du transept. Il monte jusqu’aux arases. « Grâce à son tabouret, souligne Rémi Fromont (La Fabrique de Notre-Dame, n°6, p31), la flèche s’ancre profondément dans le bâti, ce qui lui donne une excellente assise et une meilleure résistance au vent. »
Des échafaudeurs pour aller toujours plus haut
Tous ces travaux avaient eux-mêmes été rendu possibles par la construction d’un gigantesque échafaudage placé au sol à la croisée du transept, sur un radier (plateforme servant de fondation) en bois, pour répartir au mieux son poids de 600 tonnes.
Une fois le tabouret posé, l’échafaudage a poursuivi son ascension au fur et à mesure des besoins des charpentiers. Un enchaînement savamment calculé entre les échafaudeurs et ces derniers, lesquels s’affairaient aussi à la taille en atelier des éléments suivants, montant chaque grand ensemble à blanc avant de venir les placer à leur tour tout là-haut – sous l’œil des Parisiens ravis d’admirer cette partie spectaculaire du chantier à l’air libre.
Un montage complexe en altitude
Reliant les éléments de la flèche (souche, fût, étages ajourés, aiguille), le poinçon, invisible en son centre, mesure 52 mètres de haut, depuis sa base dans le tabouret jusqu’au faîte de l’aiguille. Huit poteaux reposent également sur le tabouret, contreventés par des croix de Saint-André, et forment ainsi le fût octogonal, qui émerge à l’air libre, avec des baies quadrilobées qui avalent le vent. Il est suivi de deux étages à claire-voie : baies avec colonnettes et garde-corps, corniche ornée de seize gargouilles. L’espace se réduit avec l’altitude, jusqu’à la pointe de l’aiguille (celle-ci de 25 mètres) qui culmine à 96 mètres de hauteur. Des enrayures placées à l’horizontale autour du poinçon assurent sa stabilité (La Fabrique de Notre-Dame, n°6). Or à une telle hauteur, la grue à tour, de 80 mètres, devenait encombrante, ne parvenant plus à passer au-dessus de l’échafaudage et son bras risquant de heurter la flèche… Il faudra une autre grue pour amener l’échafaudage à 100 mètres. Le 28 novembre 2023, le montage de la flèche est terminé.
Des finitions hautement symboliques
Restait à poser sur la pointe de l’aiguille la croix et le coq, choses faites le 16 décembre 2023, un an avant la réouverture (La Fabrique de Notre-Dame, n°7). Le coq initial, conçu par Viollet-le-Duc et le sculpteur Geoffroy-Dechaume, restauré en 1935, était tombé avec la flèche lors de l'incendie. Retrouvé sur les toitures des bas-côtés, il était déformé et bien dégradé. L’architecte en chef des monuments historiques Philippe Villeneuve a donc actualisé cet emblème : les ailes de l'animal « rappelle[nt] que la cathédrale peut renaître de ses cendres tel le phénix », explique l'auteur du nouveau dessin. Quant à la croix, c’est un ouvrage de ferronnerie de 12 mètres de hauteur, d’acier, de cuivre et de laiton, comprenant une corbeille sur laquelle est posée une couronne d’où elle surgit.
Enfin, après les charpentiers, les couvreurs ! Il leur fallait profiter, sans attendre, de l’échafaudage enserrant la flèche, malgré la saison peu clémente (janvier et février 2024). Ils vinrent donc munis de leurs grandes feuilles de plomb et des éléments décoratifs coulés dans ce même métal et pré-façonnés en atelier (112 crochets gothiques à fixer sur les arêtes de l’aiguille, ainsi que huit grands-ducs et huit griffons à placer sur les faces intérieures des pinacles) (La Fabrique de Notre-Dame, n°7).
Vers l’inauguration
Les couvreurs sont à présent descendus et l’échafaudage est démonté. La couverture actuelle s’arrête au début des niveaux à claire-voie. La suite est programmée pour le début de l'année 2025, après la réouverture de la cathédrale. Les statues des douze apôtres et des symboles des quatre évangélistes feront alors leur grand retour.
Partager la page