A première vue, ces deux arts sont bien différents : la peinture et la danse. A première vue seulement, car chez l’un comme chez l’autre, la lumière danse et l’expression formelle illumine. Angelin Preljocaj le sait bien. Le chorégraphe de renommée internationale dirige sa compagnie à Aix-en-Provence depuis 1996, près des sources cézanniennes : peut-être n’est-ce pas par hasard. Le danseur fréquente le peintre depuis toujours, et il s’en est ouvert, en public, au côté de Bruno Ely, le directeur du musée Granet, le 18 juin dernier, au collège même où Cézanne fut élève. Et le 1er juillet, sa compagnie dansait en plein air pour l’inauguration du nouveau Jas de Bouffan, signant ainsi, avec le soutien de la ville d’Aix-en-Provence et de la Direction Régionale des Affaires Culturelles de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, l’hommage du chorégraphe et de ses danseurs au grand artiste aixois.
Nous avons souhaité en savoir plus sur l’intimité du danseur avec le peintre, et Angelin Preljocaj s’est prêté généreusement à l’exercice. Entretien.
Vous avez témoigné plusieurs fois de votre profond intérêt pour Cézanne. Comment avez-vous rencontré son œuvre et pourquoi vous a-t-elle tant marqué ?
J’étais à New York où j’étudiais la danse auprès de Merce Cunningham, quand, un beau jour, visitant le Metropolitan Museum, je suis tombé dans cette sorte de triangle des Bermudes qu’est la salle des peintres impressionnistes. C’est un espace plutôt petit où l’on se retrouve entouré de Gauguin, de Monet et de Cézanne. Et là, j’ai subi, en quelque sorte, le syndrome de Stendhal : j’étais pris de vertiges et de palpitations, et notamment – surtout – devant les pommes que Cézanne a peintes.
Bien sûr, je connaissais l’œuvre de Cézanne. Mais je n’avais jamais été confronté de cette façon à ses tableaux. J’ai compris, à ce moment précis, que loin de s’intéresser à la symbolique des pommes, loin de renvoyer à toutes les images de l’histoire de la peinture qui peuplent nos cerveaux, Cézanne cherche à restituer une essence. En regardant ses pommes, en effet, je ne retrouvais pas les pommes que j’imaginais, ni les images que je connaissais : c’était complètement singulier. Et cette touche de peinture si singulière me donnait l’impression, littéralement, de rentrer dans la substance même de la pomme.
C’est que Cézanne utilise la peinture pour nous parler de la matière – la matière de l’univers, pour ainsi dire ! Même effet quand il peint la montagne Sainte-Victoire : il nous donne à sentir et percevoir la matérialité. La minéralité du paysage, ce soleil-là sur ce mur-là. C’est fantastique : il n’y aucune narration, il n’y a que la matière. Et c’est la matière picturale qui s’exprime ainsi comme matière. C’est là ce qui est magnifique.
A quelles correspondances cette leçon cézannienne vous a-t-elle conduit dans vos propres créations ?
Pour une partie de mes ouvrages, je m’adonne sans réserve à la narration. Je peux monter un Roméo et Juliette, car j’aime beaucoup raconter. Mais, par une sorte de schizophrénie qui vient cliver ma réflexion, j’aime aussi beaucoup travailler sur l’abstraction, c’est-à-dire sur la matière pure de la danse.
Ainsi, plusieurs des pièces que j’ai composées, qui sont du reste des œuvres plus prospectives, ne racontent rien, sinon simplement ce que la danse produit, à savoir un langage ouvert qui se suffit à lui-même – un langage qui nous parle, directement, à nous tous, un langage qui fait sens à lui seul.
Qu’entendez-vous par « matière pure de la danse » ?
Ce que j’appelle la matière pure de la danse, c’est non seulement le geste et la rencontre entre l’espace et les corps, mais c’est aussi, plus primordial encore : l’espace entre les corps. Entre deux artistes qui dansent sur scène, il y a en effet autre chose encore qui danse, et cette chose qui danse, c’est l’espace. Ce vide mystérieux rempli de la substance des corps.
En ce sens, les corps inséminent l’espace. Cette idée me hante vraiment quand je travaille. Or on retrouve parfaitement ceci chez Cézanne : nous sommes pris par les rapports entre les textures, par les entrechocs des choses, sur sa toile.
Et puis la musique s’invite bien sûr à la fête. Les sons et le silence s’entre-parlent eux aussi, et lorsque nous dansons en plein air, comme récemment aux Chorégies d’Orange, à Châteauvallon ou Vaison-la-Romaine, les bruits et les silences de la nature nous sont offerts pour enrichir encore nos expériences.
Le 28 juin dernier, à l’occasion de l’année Cézanne organisée par la ville d’Aix, vous avez dialogué, avec Bruno Ely, conservateur et directeur du musée Granet. La rencontre s’est tenue au collège Mignet, qui s’appelait, du temps où Cézanne en fut l’élève, collège Bourbon. Quelles idées fortes ont surgi de cet échange ?
Beaucoup de choses ont été évoquées. Pour ma part, j’y ai développé notamment cette formule de Marcel Duchamps : l’art d’une époque n’est pas toujours du goût de cette époque. Ce fut sûrement, en effet, une grande déception pour Cézanne, de sentir que son œuvre ne rencontrait pas ses contemporains. Alors qu’aujourd’hui la moindre de ses toiles vaut des millions, lui-même, il n’a rien vendu.
Quand il y a un tel décalage entre l’œuvre d’un si grand artiste et le public de son temps, je ne peux m’empêcher de penser à ces signaux qui arrivent sur nos télescopes et autres récepteurs radio depuis le fin fond du cosmos. Un rendez-vous manqué de quelques milliers d’années-lumière ! Comme quoi une rencontre n’est pas seulement affaire d’espace, mais bien certainement aussi affaire de temps. A l’époque de Cézanne, les esthètes regardaient ailleurs.
Pour cette même Année Cézanne, la ville d’Aix a mis à l’honneur trois lieux emblématiques : le Jas de Bouffan, l’atelier des Lauves, les carrières de Bibemus. Avez-vous une expérience personnelle de ces lieux ? Votre travail s’enracine-t-il, de son côté, dans des lieux singuliers ?
Nous, le Pavillon noir, et plus exactement notre Groupe Urbain d’Intervention Dansée (GUID), nous avons dansé au jas de Bouffan le 1er juillet dernier, pour son inauguration. Une soirée estivale très douce, où la mémoire de Cézanne planait sur ce public qui redécouvrait le site après sa restauration. Le GUID va porter la danse dans les quartiers, les places de village, les lycées, les prisons, les hôpitaux, partout où elle ne va jamais, pour la mettre à portée de tous.
Mais pour en venir à la question des lieux, à mon sens, ils exercent une influence très importante sur la créativité des artistes. Les vibrations ne sont pas identiques à Berlin, à New York, à Aix-en-Provence ou à Tokyo. Il y a là aussi une rencontre : celle des lieux, d’une population, d’une société, de traditions, et aussi de lumières différentes. Pour les peintres, il est évident que les lieux imprègnent leur créativité : qu’on pense à Gauguin (Pont-Aven, Les îles Marquises…), à Van Gogh (Arles, Auvers-sur-Oise…), et bien sûr à Cézanne.
A Aix-en-Provence (depuis 1996 – et au Pavillon noir depuis 2006), je me sens particulièrement bien. J’ai toujours un égal plaisir à en partir pour tourner nos spectacles – la prochaine fois c’est aux États-Unis, au mois d’octobre – et à y revenir avec bonheur pour m’y retrouver, pour m’y reconcentrer, car, dans cette ville, je me sens tout à fait à même d’approfondir des réflexions et des concepts de travail.
Et ceci d’autant plus que nous y disposons d’un lieu magnifique, le Pavillon noir, conçu par l’architecte Rudy Ricciotti pour ma compagnie. C’est un petit chef-d’œuvre d’architecture moderne entièrement destiné au processus de création chorégraphique. Sa structure est comme un « exo-squelette » : elle porte les plateaux de danse depuis l’extérieur. Ainsi, les espaces de travail sont immenses et sans aucune colonne porteuse qui en romprait la continuité. Rudy Ricciotti a imaginé une sorte de maillage extérieur et porteur qui fait ainsi de notre Pavillon noir un bâtiment d’une élégance rare. On en revient encore et toujours à la matière, et ici aux lois de la physique qui déterminent cet espace où toute création devient possible, tel l’atelier du peintre, tel son « motif » (la montagne Sainte-Victoire, les carrières de Bibémus).
Année Cézanne : pleins feux sur les sites incontournables de la vie du peintre
Découvrir l’atelier de Cézanne sur la colline des Lauves, sa maison familiale au Jas de Bouffan ou encore « sa retraite » dans son cabanon au milieu des carrières de Bibémus, c’est entrer dans la vie du peintre : son foyer, sa famille, ses journées de travail.
Demeure familiale des Cézanne pendant 40 ans (1859-1899), la bastide du Jas de Bouffan, entourée autrefois de vignes et de vergers, a vu toutes les étapes de l’évolution artistique du peintre. Avec l’accord de son père, l’artiste y prit possession des murs du « Grand Salon ». Ses œuvres de jeunesse, 9 grands panneaux muraux qui se composent désormais de 22 fragments, ont été directement peints sur les plâtres. Par la suite, il s’inspire souvent de la bastide elle-même, des bâtiments d’exploitation agricole ou encore des nombreux motifs du parc. Paysans et ouvriers travaillant sur le domaine servent de modèles dans les compositions des Joueurs de Cartes…
Quant à l’atelier des Lauves, Cézanne l’avait fait construire pour se rapprocher de la montagne Sainte-Victoire. Il fut ouvert au public en 1954. Il vient d’être restauré pour offrir, à partir de l’été 2025, une expérience immersive inédite au cœur de l’univers du maître provençal. Son jardin, soigné à l’image de ce qu’il était du temps de Cézanne, offrira aux visiteurs des conditions uniques de contemplation !
Enfin, troisième site remarquable : il reste, dans les collections publiques et privées du monde entier (musée de l’Orangerie, Fondation Barnes, Fondation Stephen Hahn, musée de Baltimore et une collection particulière à Kansas City), au moins sept motifs emblématiques puisés par Cézanne, entre 1890 et 1904, dans les carrières de Bibémus.
Le site, à quelques kilomètres d’Aix-en-Provence, est désormais un vrai musée à ciel ouvert, grâce à un projet de réaménagement mené par la ville d’Aix-en-Provence dès 2022. Par ailleurs, ces carrières se prêtent admirablement à des manifestations culturelles ponctuelles, offrant ainsi un espace de dialogue entre art et nature.
Partager la page