Cette année, le parcours dédié aux femmes photographes au sein de Paris Photo, a fêté dignement ses cinq ans. Une nouvelle édition de « Elles x Paris Photo » et un livre anniversaire ont contribué au succès de la manifestation, qui s'est prolongée par une journée de témoignages et de débats sur la place des femmes dans le monde de la photographie. A cette occasion, une table-ronde sur les modes de résistance en temps de conflit s'est tenue le 10 novembre avec un plateau international relevé. Qu'on juge : la première des photographes invitées vit et travaille à Beyrouth ; la deuxième, aujourd’hui installée en Australie, est née en Iran, et la troisième, originaire de Kiev, a immigré aux États-Unis avec ses parents à l’âge de onze ans… A l’évidence, le rôle de la géographie est tout sauf neutre dans le parcours de Myriam Boulos, Hoda Afshar et Yelena Yemchuk. Elle apparaît même comme un puissant révélateur, qui renseigne en profondeur sur leur travail avant même de le voir. Et éclaire d’un jour très personnel le débat passionnant conduit avec finesse par Fiona Rogers, commissaire du parcours dédié aux femmes photographes : « Actes de résistance : de nouvelles approches pour couvrir les conflits ».
Beyrouth aux multiples facettes
« Lors d’un trajet en voiture en famille, mon frère a jeté mon appareil photo par la fenêtre, raconte Myriam Boulos. Soudain, c’était comme si la réalité disparaissait ». Il est des entrées en photographie moins tapageuses. C’est en effet à partir de ce moment fondateur, que Myriam Boulos, photographe précoce – elle a commencé à prendre des clichés à l’âge de cinq ans – est passée aux choses sérieuses. Au début de son parcours professionnel, toutes ses images, qu’il s’agisse de « vues de l’espace public ou de captures de moments d’intimité » étaient « en noir et blanc et prises la nuit », dit-elle. En 2019, un mouvement de protestation national submerge le Liban. « Du jour au lendemain, ma pratique s’est trouvée totalement bouleversée : j’ai pris des photos de jour et en couleurs », explique la jeune photographe, lauréate en 2021 du Grand Prix ISEM de la photographie documentaire.
Le réel, singulièrement celui de sa ville et de son pays en proie aux violences et aux changements qu’elle capture avec une rare sensibilité – comme en témoigne la série What’s Ours, ode à la tendresse, présentée à la galerie Madé jusqu’au 23 décembre dans le cadre du parcours PhotoSaintGermain – est en effet l’objet d’une interrogation constante. « Je me pose toujours une question : comment montrer le réel ? » La jeune photographe, qui inclut de plus en plus le texte dans son travail, parle de sa responsabilité (« une photo aussi forte soit-elle ne peut pas être utilisée si elle met en danger les personnes photographiées ») et de son métier (c’est un « privilège, qu’il est d’autant plus important d’utiliser que nous ne sommes pas sous les bombes »).
Partager les images d’Iran
Un propos auquel l’Iranienne Hoda Afshar souscrit pleinement. Pour elle, il est nécessaire de « dialoguer avec les personnes photographiées » et de s’interroger sur l’approche documentaire. « Celle-ci est parfois utilisée d’une mauvaise manière, d’où l’importance de renverser les dynamiques », dit-elle. Pour autant, ces interrogations n’enlèvent rien à la force incomparable du témoignage photographique, bien au contraire. En 2021, dans le cadre de l’installation « Women Life Freedom » commandée par le Museums Quartier de Vienne, la photographe a utilisé des images des manifestations en Iran à la suite de la mort de Mahsa Amini et les a données à voir sur d’immenses dalles sur le parvis du musée. « Il n’y avait rien de plus important que de diffuser les images faites dans le pays », assure-t-elle. Une intervention qui fait écho aux propos de Marie Sumalla, rédactrice au service photo du Monde qui soulignait la complémentarité entre les démarches artistique et journalistique. Quelle que soit la qualité de ces images, leur pouvoir symbolique, lui, est immense.
Hoda Afshar est l’auteure de la photographie choisie cette année pour illustrer le parcours « Elles x Paris Photo ». On y voit une femme tenir délicatement la longue tresse d’une autre femme, référence directe « aux femmes kurdes porteuses d’idées féministes et à la mythologie associée aux cheveux dans la région ». C’est, dit-elle, « le signe que les idées des femmes kurdes ont tracé leur chemin dans les rues d’Iran ». Cette photo, emblématique d’une pratique qui perturbe les conventions traditionnelles de la création d’images, fait partie du corpus réuni pour « A curve is a broken line », l’exposition célébrant le travail d’Hoda Afshar présentée actuellement à la galerie d’art de Nouvelle-Galles du Sud, la galerie publique la plus importante de Sidney.
Urgence à documenter la vie d’avant en Ukraine
« Ces séjours ont fait de moi la photographe que je suis », assure Yelena Yemchuk, en faisant référence à son retour dans son pays d’origine, l’Ukraine, peu après que celui-ci ait proclamé son indépendance, en 1991. Elle n’était plus revenue dans son pays depuis que ses parents avaient immigré aux États-Unis, lorsqu’elle avait onze ans. Le livre Gidropark (éditions Damiani), du nom de la petite ville de la rivière Dnieper qu’elle fréquentait quand elle était enfant en témoigne. Sur les plages, les terrains de sport et dans les bois, la photographe, diplômée de la Parsons School of Design de New York, a capturé la vie dans toute sa simplicité, accordant une attention particulière aux enfants. « Je me sentais de plain-pied avec eux car ils représentaient une époque dont j’avais la nostalgie ». Elle sentait l’urgence à documenter cette période empreinte de turbulences, à commencer par la corruption, mais sur laquelle soufflait un grand vent de liberté. « Quand on voit dans quelle situation le pays se trouve aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de penser que j’ai eu la prescience de ce qui allait arriver », se désole-t-elle.
C’est la même urgence qui l’a animée pour Odesa (GOST books) paru en 2022, hommage à la ville portuaire de la Mer Noire, qu’elle a visitée une première fois en 2003 et où elle est retournée en 2015, un an après l’invasion puis l’annexion de la Crimée par la Russie. Elle a commencé par photographier des garçons et des filles à l’Académie militaire d’Odessa, puis a élargi son approche avec des images de la ville et de ses habitants. Le livre a fait l’objet d’une collaboration avec le poète Ilya Kaminsky, l’une des grandes voix de la poésie contemporaine : « Ilya met les mots sur ce que je vois ». La photographe salue un peuple qui reste résolument du côté de la vie en dépit de la tourmente « Comment ne pas être en empathie immédiate avec des gens dont on voit tout de suite l’humanité ? Il est important de continuer à parler de l’Ukraine, important de mettre ces images dans l’espace public. Les gens ont besoin de savoir pourquoi nous nous battons », conclut la photographe, la voix étranglée par l’émotion.
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