La rencontre a tenu toutes ses promesses. Barbara Cassin, de l'Académie française, philosophe et philologue, Constantin Sigov, philosophe et professeur à l'université de Kiev, et Pouria Amirshashi, directeur du Campus francophone en Seine-Saint-Denis, ont échangé le 22 mai 2024 leur vue sur la question (fondamentale au moins depuis Babel et sans doute bien auparavant!) de la pluralité des langues et de la relation entre les peuples : « Traduire ou migrer d'une langue à l'autre ».
L’échange sera précédé d’une présentation des Glossaires bilingues de l’administration française – Pour une compréhension réciproque, publiés par l’association des Maisons de la sagesse – Traduire sous l’égide de Barbara Cassin. Ces glossaires bilingues sont disponibles en arabe, persan et soninké. Ils ont bénéficié du soutien de nombreux partenaires : la Délégation générale à la langue française et aux langues de France du ministère de la Culture, au premier chef, mais aussi le ministère de l’Intérieur, la Délégation Interministérielle à l’accueil et à l’intégration des réfugiés, les éditions le Robert, la Maison des Sciences de l’Homme et Paris Nord. Une ambition hautement généreuse, comme seule peut l’être l’hospitalité, ce trait de civilisation à prendre très au sérieux.
De quoi s’agit-il ? D’aider à la compréhension mutuelle des personnes qui arrivent et des agents administratifs qui reçoivent. Quel est l’obstacle ? La méconnaissance des deux langues, sans nul doute, mais aussi, surtout de deux conceptions de l’administration. Barbara Cassin et Danièle Wozny se sont intéressées à la confrontation, à l’occasion d’un simple formulaire à remplir, de deux représentations différentes de tant de formes culturelles et juridiques qui nous touchent de si près : la naissance, le mariage, la filiation, mais aussi les droits du travail, de la santé, du commerce…
Mis à disposition des principaux acteurs de l’accueil, les étrangers aussi trouvent dans ces Glossaires l’explication de nos usages administratifs, tandis que les agents celle des usages des pays d’origine de leurs interlocuteurs. Ils seront numérisés, afin de faciliter à la fois leur consultation et leur enrichissement permanent. Ils constitueront la référence d’un programme de sensibilisation des acteurs locaux en charge de ces questions (services de l’accueil, administrations publiques, associations et ONG).
Danièle Wozny, vice-présidente de l’association Maisons de la sagesse-Traduire, a dirigé l’élaboration de ces Glossaires dans leur moindre détail. Retour d’expérience.
Danièle Wozny, pourquoi ces Glossaires bilingues de l’administration française ?
L’accueil administratif des migrants est nécessaire, tout le monde en convient, et il est souvent une expérience éprouvante, d’un côté comme de l’autre. C’est le cas quand les primo-arrivants ne comprennent pas ce que les agents de l’administration leur demandent et que ces derniers se trouvent très embarrassés de constater que leurs interlocuteurs ne peuvent pas leur répondre. Or, ce blocage est le plus souvent, et tout simplement, le fait de différences culturelles entre les uns et les autres – et nous ne nous en apercevons pas.
C’est pourquoi notre idée a été d’élaborer ces Glossaires pour fournir un outil susceptible de débloquer ce genre de situation : expliquer les mots et les notions de l’administration aux étrangers, en leur précisant, aussi simplement que possible, comment et pourquoi ces formes administratives et juridiques sont là, dans la culture française, d’une part, et , d’autre part, expliquer aux personnes qui accueillent les raisons culturelles de l’incompréhension des personnes qui arrivent.
Nous pensons que, grâce en partie à nos Glossaires, l'administration peut devenir ce qu’elle devrait être en réalité, à savoir hospitalière. Les traducteurs qui se sont plongés très concrètement dans cet univers de l’administration nous l’ont confirmé : l’administration est une garantie de démocratie. Pourquoi, en effet, prendre la peine d’enregistrer l’état civil des gens, sinon pour acter leur citoyenneté et dresser des listes électorales sans lesquelles on ne peut pas organiser de scrutin légitime ? Faciliter l’accueil des étrangers, lors des premiers contacts avec l’administration, c’est aussi faire preuve d’une forme d’hospitalité propre à la démocratie.
C’est aussi pourquoi, au risque de surprendre, je ne suis pas favorable à une simplification excessive du vocabulaire administratif, qui rognerait toutes les spécificités culturelles qui nous différencient. Pour qui sait regarder, en effet, l’administration est une leçon d’histoire formidable, l’histoire infiniment variée de la construction de l’état de droit, même si le millefeuille est parfois indigeste !
Comment votre projet a-t-il été accueilli par les intéressés ?
Lorsque nous avons réuni une toute première fois le personnel de l’Etat civil d’Aubervilliers, ses policiers municipaux, et les membres des associations locales, la pertinence des Glossaires n’était une évidence pour aucun d’entre eux ! Heureusement, nous étions venues avec un ami Malien, auquel nous avons demandé d’expliquer pourquoi si nombreux sont les Africains nés le 31 décembre. Ce fait est difficile à comprendre pour de nombreux agents de l’administration et la méfiance s’installe des deux côtés.
Quand un Malien souhaite obtenir un passeport, en effet, il s’adresse à l’administration de son pays, et, dans l’ignorance de sa date de naissance, on inscrit le 31 décembre. Mais pourquoi n’a-t-il pas été déclaré à sa naissance ? La raison peut en être technique (pas de service d’état civil dans son village) ou culturelle : la date de naissance d’un nouveau-né doit, pour protéger ce dernier, rester secrète. Et le prénom peut également faire question. En pays tamoul, par exemple, le prénom d’un enfant ne peut survenir qu’après coup, lorsque la famille a fait connaissance avec le nouveau-né, que les rites ont été accomplis, que le porutham (accord du nom avec l’être de l’enfant) a été trouvé. Et cela ne peut se faire en trois jours.
Une fois que nous avons pu faire comprendre à chacun l’importance des différences culturelles, notre projet a pris, aux yeux de nos partenaires d’Aubervilliers, un sens tout différent. Eplucher en commun les formulaires administratifs pour en éclaircir les termes un par un, dans cette optique à la fois linguistique et anthropologique, et dans l’esprit d’une rencontre mutuelle, n’a plus fait question. Quant aux traducteurs, nous avons pris soin de les choisir parmi ceux qui ont vécu eux-mêmes la difficile expérience des premiers formulaires à remplir lors de l’arrivée en France. Ils sont devenus ainsi des passeurs de langues et de cultures.
Il arrive que certaines notions n’existent pas dans une autre culture. Comment vous y êtes-vous pris ?
La différence entre faute légère, faute grave, faute lourde, par exemple, qui est déjà un casse-tête en droit du travail, l’est encore plus lorsqu’il s’agit de traduire. Or, en cas de licenciement, les droits qui découlent de chacune de ses situations sont différents ! La notion de foyer fiscal, autre terme difficile, est devenu en arabe personnes vivant sous un même toit, mais cette périphrase ne peut valoir en soninké, une culture où les familles peuvent compter 60 à 70 personnes ! Les mondes de la finance, du commerce, de la médecine…, nous ont apporté encore d’autres différences intraduisibles, qu’il a fallu décrypter et expliquer.
Et il y a enfin la question de notre rapport au temps : vous savez qu’on demande à un demandeur d’asile de respecter, dans son récit à l’OFPRA, la « chronologie des faits ». Or, les étrangers ont souvent des difficultés à pratiquer la concordance des temps en français. L’absence de concordance des temps dans un récit ne désigne pas nécessairement un manque de cohérence. Par exemple, il faut avoir en tête que le mot boukra, qui signifie « demain » en arabe dialectal, n’est pas à prendre au sens littéral et désigne le futur, à échéance plus ou moins longue. Les usagers de ces Glossaires sont confrontés à une reconfiguration assez radicale de leur vision du monde, non seulement dans l’espace mais dans le temps !
Les traducteurs ont donc été amenés à créer des néologismes. Mais l’essentiel, encore une fois, a été pour chacun d’entre eux d’évaluer tant de subtiles différences, de ne pas succomber aux jugements de valeur dans des contextes difficiles (je pense à l’Iran) et de voir comment mettre à profit ces différences pour enrichir la réflexion de chacun.
De ce point de vue, le travail sur le glossaire Français-Soninké nous a valu des discussions passionnantes avec des réfugiés et des traducteurs. Le soninké connaît globalement quatre dialectes entre lesquels existe une intercompréhension quasi-totale. Le processus de traduction du glossaire a été l’occasion de longues discussions entre les traducteurs des quatre dialectes soninkés sur la richesse de leur propre diversité.
Au fond, l’écriture des Glossaires, et leur publication, sont déjà en elles-mêmes un geste d’accueil et d’intérêt pour l’autre…
Il faut comprendre que du côté des journalistes africains notamment, et cela se voit sur les réseaux sociaux, le Glossaire, qui traite la langue soninké et la langue française, la culture soninké et la culture française à dignité égale, prend une dimension symbolique voire politique. J’ai rencontré à la Bourse du travail de Saint-Denis, dans une salle bondée où je venais présenter notre Glossaire, une personne très respectée au sein de la communauté malienne qui m’a dit cette phrase, que je n’ai pas tout de suite comprise : « Madame, bravo ! C’était par-là qu’il fallait commencer. » Sans doute le plus beau des remerciements !
La place de la culture dans la politique d’accueil et d’intégration
L’expérience l’a montré bien souvent : le détour par la culture peut permettre le déclic de l’apprentissage du français chez les primo-arrivants. C’est pourquoi, depuis maintenant plusieurs années, le ministère de la Culture renforce l’action culturelle en faveur des étrangers, grâce à un faisceau de dispositions essentielles.
C’est, par exemple, la mission « Vivre Ensemble », mise en commun des moyens des opérateurs nationaux du ministère à l’adresse des publics du champ social. Les étrangers primo-arrivants sont intégrés à ces publics, afin de bénéficier d’un accès aux arts et à la culture.
C’est, autre grand exemple, la délégation à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) et son programme « Action culturelle et langue française » qui a ouvert ce programme, depuis 2015, avec le soutien du ministère de l’Intérieur, aux projets tournés vers l’acquisition de la langue par les étrangers primo-arrivants. Lecture publique, théâtre, arts de la parole, cinéma, patrimoine, de nombreuses disciplines de la culture sont ainsi sollicitées, avec le concours inestimable des artistes et des professionnels de la culture, en partenariat avec les acteurs de l’apprentissage du français.
D’autres soutiens, plus ponctuels, ne manquent pas non plus d’allure : soutenir RFI et ses programmes linguistiques très bien identifiés par les étrangers dans les médiathèques (« Les Voisins du 12bis »), et, plus récemment (juillet 2022), mettre les monuments nationaux à la disposition des signataires du Contrat d’Insertion Républicain (CIR), et à leurs formateurs, pour des visites qui complètent à la fois leur apprentissage de la langue et leur formation civique – un dispositif qui résulte d’un partenariat étroit entre le Centre des monuments nationaux (CMN), le ministère de l’Intérieur et l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII).
C’est aussi un soutien aux artistes et professionnels du secteur culturel touchés par l’exil, à travers des projets dans les théâtres, des ateliers d’écriture, des résidences, et c’est, notamment, toutes les initiatives du Musée national de l’histoire de l’immigration (MNHI), par ses expositions et ses événements, pour faire évoluer le regard porté par notre société sur les populations migrantes.
Enfin, plus solennel, les monuments nationaux ouvrent désormais leurs portes aux cérémonies d’entrée dans la nationalité française, là aussi une expérience d’accueil fraternel qu’on n’oublie pas !
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