Situés principalement sur les côtes atlantiques françaises, les bunkers du mur de l’Atlantique connaissent une seconde vie inattendue : ils servent de « toiles ouvertes » aux street artistes. Stigmates douloureux de la Seconde Guerre mondiale, ces vestiges, issus des constructions défensives érigées par le régime nazi entre 1942 et 1944, sont devenus depuis quelques années un support inattendu d’expression et de création.
Longtemps abandonnés, transformés par l’érosion et les aléas environnementaux, il est difficile de retrouver les premières traces de création artistique sur les bunkers. Apparues probablement dans les années 1980, artistes, mais aussi associations, collectifs d’artistes et initiatives de collectivités voient de plus en plus dans ces supports de béton un terrain idéal pour transmettre un nouveau message, celui de la création.
Les blockhaus du mur de l’Atlantique, une renaissance artistique
A Saint-Malo, Lacanau ou encore Saint-Nazaire et dans bien d’autres villes côtières françaises, des fresques monumentales s’emparent des façades des bunkers. Les artistes de l’art urbain y déploient des univers variés : portraits, scènes de vie, références à la pop culture, messages engagés ou non... « La tendance à peindre des graffitis sur les bunkers a peut-être commencé dans les années 1980, avec l’essor du mouvement graffiti américain et street art en France en 1984 », assure Patrice Poch, artiste breton qui pratique le graffiti depuis la fin des années 1980.
A cette période, les premiers graffitis, réalisés au briquet, à l’acrylique ou à la bombe, décorent surtout l’intérieur des blockhaus et parfois, des slogans sont visibles sur les façades extérieures, comme le confie l’artiste breton, témoin de ces apparitions à Saint-Malo : « J’aimais entrer dans les blockhaus pour y découvrir des réseaux souterrains. Donc, beaucoup de gens ont pratiqué cela sans vraiment penser à les peindre dans un premier temps ». Un art d’abord non visible, né à l’intérieur de ces bunkers, en parallèle à l’essor de l’urbex (exploration urbaine de lieux abandonnés). Les façades des bâtiments sont encore vierges. L’art se veut alors discret, voire secret.
Le graffeur concarnois Julien Beloni, alias Mites, installé depuis une vingtaine d'années sur la côte atlantique, témoigne de l’évolution de cette pratique : « J’ai commencé dans les années 1990 et il y a eu un véritable essor dans les années 2000-2010. Je ne m'y connaissais pas beaucoup sur le sujet et je me suis vraiment passionné, en cherchant des livres, des cartes, qui répertorient les différents blockhaus du Médoc, ceux qui existent toujours, parce qu'il y en a qui sont complètement perdus dans la végétation. » Un art dont l’essor se médiatise, parfois même avec des initiatives de collectivités lançant des appels à projet ou encore des festivals pour la préservation patrimoniale et mémorielle de ces lieux, à l’image de la ville de Pornichet en 2024. Des installations d'art contemporain qui donnent une véritable identité visuelle à ces municipalités.
Aujourd’hui, des collectifs d’artistes internationaux se sont également réunis pour la réalisation de fresques communes. « Aujourd’hui, cette pratique se fait plus régulièrement, explique Mites, et cela nous a permis, avec certains collectifs, d'organiser des vrais événements, des vraies résidences artistiques où on a accueilli des artistes qui sont très connus et influents dans le milieu même de l'art contemporain. Je peux citer Carlos Mare de New York ou Remi Rough d'Angleterre, Augustine Kofie de Londres. Ces artistes sont ravis de venir ici peindre sur les blockhaus. »
Peindre sur des bunkers, « un endroit unique au monde »
Les bunkers représentent un support atypique pour les artistes au sein d’un environnement tout aussi particulier auquel il faut s’adapter. Ces deux particularités appellent une logistique et une réflexion élaborées en fonction du thème qui sera peint, mais aussi du matériel utilisé. Une action rarement spontanée. « Peindre sur la plage, ça change quand même des terrains vagues. Les formes sont atypiques par rapport à des murs plats et lisses qu'on a l'habitude de peindre généralement en graffiti. C'est une logistique assez différente : il faut des échelles, du matériel spécifique, plusieurs pots de peinture. », relate Mites.
L’environnement et ses contraintes doivent être évalués. Si le littoral offre un cadre inspirant et original, peindre en fonction de la marée et du mouvement du sable révèle certaines difficultés que les artistes doivent prendre en compte, d’après l’artiste : « il faut jouer avec les marées, avec la densité du sable. Les bunkers peuvent s'ensabler ou se désensabler. Un même mur peut être haut de 3 m en été et de 5 m en hiver. Donc le sujet dépendra de la surface disponible. En général, c'est toujours un petit chantier. Il s’agit rarement de peintures très vite réalisées. » Au-delà des difficultés auxquelles ils peuvent être confrontés, les artistes restent passionnés, attirés vers ces lieux historiques et devenus hors du temps. Une passion partagée par des artistes venus d’ailleurs, comme l’assure Mites : « Au printemps dernier, j'ai reçu des Italiens qui sont très reconnus dans le milieu du graffiti, qui sont sollicités à travers le monde et qui disent que ces lieux, en France, restent uniques au monde. »
« On amène de la couleur à la mort », la transformation d’un héritage douloureux
Si des voix peuvent s’inquiéter d’un éventuel effacement de l’histoire de ces bunkers, dont l’héritage est lourd et douloureux, certaines démarchent visent bien au contraire à raconter le passé. Certains artistes peuvent faire référence à la guerre, à la fragilité du littoral ou encore aux conflits actuels. C’est d’ailleurs ainsi que Patrice Poch a débuté : « j'ai commencé à intervenir sur les bunkers en faisant des collages de soldats de la Seconde Guerre mondiale. Je voulais les recontextualiser, en leur redonnant un lien avec le passé. Ces personnages étaient issus des bandes dessinées militaires que je lisais quand j'étais jeune. ».
Un moyen de conserver et transmettre, autrement, la mémoire. Un rôle de garant et de veilleur que l’art endosse. Pour Mites, la démarche est claire : « On amène de la couleur dans la mort. C'est « le fait de faire » qui est le message. Le message, c'est de transformer ces verrues de béton avec toute leur histoire traumatique. Aujourd'hui, sans ces interventions, cela resterait juste des blocs de béton. Une fonction nouvelle leur est donnée aujourd’hui, une deuxième vie, un nouveau symbole. Et l’art est emmené dans un endroit où il n'y est pas. »
Documenter un art en perpétuel mouvement, un enjeu essentiel
Préserver la trace d’un art éphémère. Le street art sur les bunkers est exposé aux intempéries, aux interventions des autorités ou à de nouvelles créations par d’autres artistes. Un art qui se renouvelle « comme les collections dans les musées », sourit Mites, et dessine perpétuellement de nouveaux visages aux bunkers. Documenter ces œuvres devient essentiel afin de témoigner de l’évolution des pratiques, valoriser l’expression artistique contemporaine en même temps que le patrimoine historique. La démarche participe à créer des ponts avec le public et observer le rôle de l’art urbain dans l’évolution du regard que l’on porte sur lui. Mites témoigne ainsi des réactions positives des locaux ou des touristes venus sur ces sites : « Le bunker suscite de nouveau un intérêt, les locaux reviennent régulièrement pour voir les nouvelles peintures. Cela favorise aussi un échange car les réactions sont très intéressées et positives. » Aider à comprendre l’art urbain et son influence sur l’espace public, le patrimoine et susciter le dialogue, tels sont aussi les objectifs de la documentation.
Un travail d’envergure, quasi archéologique, souligné par les deux artistes qui participent eux-mêmes à cette documentation, grâce à la photographie. Mites le signale : « Le travail d’archivage est énorme, parce que justement, il y a une quantité importante d'œuvres, souvent éphémères, qui ont été réalisées et qui subissent les aléas climatiques. » C’est dans un objectif plus large de documenter le street art depuis ses débuts que la fédération de l’art urbain a initié le projet ARCANES, que présente Cécile Cloutour, coordinatrice générale de la fédération : « Nous agissons sur ce cas de conscience-là, qui est que l'art urbain dans l’espace public est soumis, entre autres, aux aléas climatiques d'effacement. ARCANES est vraiment une réponse très concrète à cet enjeu, en valorisant ces archives qui racontent tout ce qui n'a jamais été raconté sur l'histoire de l'art urbain. »
Le centre de ressources ARCANES émane de l'étude nationale sur l'art urbain, qui, dans ses conclusions, soulignait certains manques et besoins. « La question de la documentation était vraiment un point central de notre conclusion. On insistait vraiment sur le fait de manquer d'accessibilité aux sources primaires de travail. Il y a une certaine urgence. » Le centre travaille ainsi avec les artistes, des photographes, et d'autres types de profils qui se complètent pour un croisement de sources. Documenter ces interventions sur les bunkers donnera ainsi une visibilité aux créations qui s’y succèdent, en suscitant la réflexion et en renforçant le lien entre art et histoire.
Zoom sur la fédération de l’art urbain
La fédération de l’art urbain, fondée en 2018 afin de mieux défendre les enjeux artistiques et professionnels de cet art, réunit associations, personnes morales et physiques, artistes, collectionneurs et amateurs d'art urbain. Le ministère de la Culture, par l’intermédiaire de la Direction générale de la création artistique (DGCA), a apporté son soutien à cette démarche après la commande d’une Étude nationale sur l’art urbain. « Notre action est de portée nationale », précise Cécile Cloutour. « Notre objectif, c’est le soutien et la promotion en France à travers des actions d'accompagnement, de valorisation à la fois des acteurs et actrices de l'art urbain, mais aussi en tant qu'interface avec les commanditaires publics et privés », ajoute-t-elle. Ces enjeux de valorisation vont s’organiser autour de rencontres dans des centres d’art, des musées pour inviter à la réflexion et questionner l’histoire de l’art urbain et les problématiques actuelles.
La fédération soutient les chercheurs, la formation professionnelle et les projets tels que le Centre ARCANES. L’objectif est aussi de sensibiliser le public le plus large et de valoriser l'art urbain sous toutes ses formes : « C'est quelque chose qu'on explique quand il y a des problématiques de cohabitation de formes dans l'espace public, notamment entre le graffiti writing et entre le street art, qui peut être du pochoir, de l'affichage, ou une part peut-être un peu plus décorative. Il persiste quand même des paradoxes entre des politiques d'effacement qui sont toujours présentes dans l'espace public face à certaines formes esthétiques qui ne sont pas acceptées », explique la coordinatrice.
En parallèle, la fédération se veut aussi observatrice de la place des artistes femmes. « Nous avons demandé en 2024 au centre de ressources et de recherches Opale de mener une étude sur la place des femmes dans la rue . L’étude sera rendue très prochainement, avec notamment des outils et des préconisations pour plus d'inclusivité dans notre secteur », souligne Cécile Cloutour. Un annuaire d'artistes femmes est ainsi disponible sur le site de la fédération.
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