Que le lieu de résidence dessine pour chacun des univers de loisirs différents ne surprendra pas outre mesure. Mais pour les quinze pratiques étudiées, réparties en loisirs culturels, médiatiques et ordinaires, cet « effet territorial » est appréhendé de manière inédite par un croisement entre les résultats de l’enquête sur les pratiques culturelles et la nouvelle grille communale de densité de l’Insee.
L’approche fine et les enseignements qui en résultent sont particulièrement précieux au moment où le ministère de la Culture a lancé une grande consultation nationale : le Printemps de la ruralité. Retour sur les principaux enseignements de l’étude « Loisirs des villes, loisirs des champs ? », réalisée par Edwige Millery et Léa Garcia, respectivement chargée d’études et chargée d’études statistiques, au Département des études, de la prospective, des statistiques et de la documentation (DEPS) du ministère de la Culture. Entretien avec Edwige Millery.
Quel est le principal enseignement de l’étude « Loisirs des villes, loisirs des champs ? »
Le principal enseignement de notre étude est que l’engagement dans les pratiques culturelles n’est pas le même selon que l’on réside en ville ou à la campagne ; ensuite, que la diversité et le type de loisirs ne sont pas les mêmes non plus, conséquence, sans doute, de modes de vie et d’habitat, mais aussi de goûts et d’univers culturels, différents. Enfin, et c’est important, qu’une grande part de la population est située à moins de 30 minutes d’un équipement culturel. Mais que ce temps d’accès peut constituer un frein important à certaines pratiques culturelles.
Un effet territorial dites-vous s’ajoute aux caractéristiques sociales mais dans une moindre mesure pour les cadres ou les jeunes diplômés.
Il s’agit d’un résultat important qui cependant n’est pas si surprenant. En sociologie de la culture, on sait que le niveau de diplôme, la catégorie socio-professionnelle et l’âge des personnes sont des variables déterminantes pour expliquer la participation culturelle. Nous avons surtout voulu savoir si l’effet territorial renforçait ou atténuait ces différences. Force est de constater que cela varie selon les pratiques. Dans certains cas, l’effet territorial peut renforcer un moindre engagement, dans d’autres, on observe plutôt qu’il l’atténue.
Quinze pratiques culturelles sont passées au crible, elles-mêmes répertoriées en trois catégories, loisirs culturels, médiatiques, et ordinaires. Comment avez-vous procédé ?
Nous avons croisé les résultats de l’enquête sur les pratiques culturelles avec la nouvelle grille communale de densité de l’Insee qui, depuis 2021, détaille de façon beaucoup plus fine les différents territoires de l’urbain intermédiaire et du rural, lui-même subdivisé en bourgs ruraux, rural à habitat dispersé et rural à habitat très dispersé. Une approche qui diffère d’un autre zonage de l’Insee, celui de l’aire d’attraction des villes qui mesure l’influence d’un pôle de population et d’emploi sur les communes environnantes.
Avec ce nouveau zonage, nous ne nous en tenons donc plus, comme par le passé, à la seule taille de l’agglomération pour définir la ruralité. On peut en effet très bien avoir des communes de 5 000 habitants éloignées d’une aire d’attraction urbaine, et à l’inverse, des communes de petite taille, comptant moins de 2 000 habitants, qui sont situées dans les ceintures urbaines. Il faut noter que les temps d’accès ont été calculés à partir d’une base constituée de l’ensemble de l’offre culturelle ce qui est assez inédit. En face de déclarations de pratiques qui peuvent révéler des freins à la participation culturelle, nous sommes donc désormais capables d’objectiver la distance physique à l’équipement.
Qu’en est-il des loisirs culturels ?
On observe que la distribution de ces pratiques selon le niveau de diplôme ou la catégorie sociale est à peu près la même en ville ou en territoire rural mais que l’engagement dans les pratiques dites « de sortie » – théâtre, musée, bibliothèques notamment – est un peu moins partagé. Pour celles-ci, on retrouve la stratification sociale habituelle : les ouvriers et les employés des territoires ruraux pratiquent moins que les cadres des territoires ruraux, à cette nuance près que les pratiques des cadres, selon qu’ils résident en ville ou à la campagne, sont aussi un peu différentes en termes d’intensité.
En revanche, les festivals, qui sont autant prisé des habitants de la campagne que de la ville, semblent faire exception.
En effet. On n’observe pas d’effet territorial pour les festivals. On peut avancer différentes explications : le caractère festif de ces événements les rend peut-être plus accessibles et fait reculer voire tomber ce frein symbolique qui empêche une partie de la population de fréquenter certains équipements culturels.
L’étude met en évidence la densité remarquable du maillage des institutions culturelles sur le territoire.
Ce maillage culturel est en effet extrêmement riche et dense. L’exemple le plus emblématique est celui des bibliothèques, premier équipement culturel de proximité sur le territoire. Mais ce n’est pas le seul. On compte aussi plus de 2 000 cinémas et 6 000 écrans. Certes, la plupart d’entre eux sont gérés par des acteurs privés mais eux aussi participent à ce maillage du territoire, en particulier dans les territoires ruraux où une large part des cinémas sont classés Art et essai.
Cette densité en équipements culturels est-elle susceptible d’abolir la distinction entre habitants des villes et des campagnes ?
Il faut introduire ici quelques critères qualitatifs. Pour reprendre l’exemple des bibliothèques, on en trouve sur l’ensemble du territoire, mais toutes n’ont pas la même offre, ni le même volume d’ouverture, ni encore le même fonds, et les plus petites d’entre elles sont tenues par des bénévoles quelques heures par semaine alors que les bibliothécaires sont souvent des professionnels dans les bibliothèques de plus grande taille. Donc oui en effet, il y a aujourd’hui des lieux culturels un peu partout sur l’ensemble du territoire, y compris dans les territoires ruraux, et c’est heureux, mais les équipements les mieux dotés sont encore, pour une bonne part d’entre eux, situés dans les territoires urbains. Cela dit, ces équipements établis en ville ont pour certains des missions hors les murs, y compris dans les territoires les plus éloignés de l’attractivité urbaine. Ils participent donc aussi pleinement à l’offre culturelle même s’ils ne sont pas physiquement situés dans les territoires ruraux.
S’agissant des loisirs médiatiques, la différence est frappante entre des populations plus âgées, qui plébiscitent la télévision et la radio, et des populations plus jeunes, qui plébiscitent le podcast.
Absolument. Cette différence permet également de mettre en évidence des effets de structure : dans les territoires ruraux, on trouve une population plus âgée que dans les territoires urbains. Ainsi, la part des plus de 60 ans est trois fois plus élevée que celle des 15-24 ans dans les bourgs ruraux, et près de trois fois et demie supérieure dans le rural à habitat très dispersé, alors que cet écart se réduit dans les grands centres urbains (les plus de 60 ans sont une fois et demi plus importants que les 15-24 ans). Il faut toujours avoir en tête ces effets de structure de la population lorsqu’on lit les résultats. Certes, on commente des différences en matière d’engagement culturel mais les populations qui vivent dans les différents types de territoire ne sont pas les mêmes. Autre exemple : dans les ceintures urbaines, beaucoup de familles avec enfants habitent en pavillon ce qui conditionne des loisirs un peu différents.
Qu’en est-il des loisirs ordinaires ?
On observe un phénomène d’éclectisme pour ces loisirs. Les pratiques d’autoproduction, comme le jardinage, par exemple, autrefois associées aux catégories populaires, deviennent aujourd’hui distinctives, et font l’objet d’une valorisation notamment sous l’effet des médias et des réseaux sociaux, que ce soient les travaux de couture, de broderie, le bricolage ou encore la cuisine.
Printemps de la ruralité : méthode et propositions
A l’initiative du ministère de la Culture, une consultation nationale sur l’offre culturelle en territoire rural a été lancée en janvier 2024 : le Printemps de la ruralité. Le département des études, de la prospective, des statistiques et de la documentation (DEPS) du ministère de la Culture a été doublement associé à cette démarche. Edwige Millery nous éclaire sur les deux types d’interventions du DEPS.
« Le Printemps de la ruralité est piloté par la délégation à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle que nous avons aidée à concevoir le questionnaire de la consultation à destination des habitants, explique Edwige Millery. Le questionnaire reprend des questions administrées dans d’autres enquêtes barométriques, ce qui permettra de faire des comparaisons avec la population en général. Une consultation nationale permet en effet, et c’est bien dans ce but qu’elle est mise en œuvre, de recueillir l’opinion de la population et des propositions d’amélioration d’une politique publique mais elle ne permet pas de dégager des résultats en population générale. On sait en effet que les résultats peuvent sur- ou sous-représenter l’opinion des personnes sur une question donnée. C’est ce qui fait la différence entre un dispositif de consultation nationale et une enquête en population générale comme l’enquête sur les pratiques culturelles menée auprès d’un échantillon représentatif de la population nationale ».
« Outre la consultation nationale, poursuit Edwige Millery, le DEPS et l'Inspection générale des affaires culturelles (Igac) mènent une enquête sur un échantillon représentatif de la population rurale auquel sont posées les mêmes questions que celles de la consultation nationale. L'Igac est en effet saisie d'une mission d'observation des dispositifs déployés dans les territoires ruraux qui a vocation à enrichir la connaissance de ces espaces afin d'y déployer des politiques culturelles tenant compte de leurs spécificités territoriales ».
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