Mesdames, Messieurs,
J’hésite toujours à commencer un discours par « c’est la première fois
que… ». Le ministère de la Culture et de la Communication a 50 ans. Des
premières fois, il en a vu passer. Il y a d’ailleurs toujours quelqu’un pour
vous le faire remarquer. Une fois n’est pas coutume, je vais pourtant me
lancer - on ne pourra que se féliciter si je me trompe.
C’est donc la première fois que le monde du graphisme est reçu en tant
que tel dans les salons du ministère de la Culture et de la Communication.
Cette première fois tient sans doute à la difficulté que le monde du
graphisme connaît, en France, pour être reconnu à part entière. Difficulté
que l’on retrouve jusque dans les problèmes de sécurité sociale des
graphistes. Mais, cette première fois tient surtout à une volonté nouvelle du
ministère de la Culture et de la Communication de prendre le sujet de cette
reconnaissance au sérieux.
Cette volonté nouvelle se traduit par des efforts en terme de commande
publique et de soutien à la création. Elle s’inscrit aussi dans une ambition
plus large : celle de favoriser l’émergence d’une vraie « culture visuelle »
en France, à laquelle le graphisme participe évidemment de manière
essentielle.
Il est clair que dans cette mondialisation que nous vivons, la culture
visuelle est un outil, on pourrait dire une arme fondamentale comme l’ont
bien compris les anglo-saxons. Et nous ne serons pas en mesure de
mener une grande politique pour nos créateurs, même pour nos marques
et nos produits, sans avoir pris pleinement conscience de son importance.
J’aurais l’occasion d’annoncer bientôt un plan pour développer la culture
visuelle, qui se veut très ambitieux. Je le ferai au terme des entretiens sur
les arts plastiques ; le graphisme y aura une large place. D’ici là, je suis
d’autant plus heureux aujourd’hui de décorer des personnalités qui
comptent dans le monde du design graphique, à commencer par Etienne
Robial, qui nous a fait l’honneur d’un don considérable de ses archives au
Centre national des arts plastiques (CNAP). Je l’en remercie.
Cher Etienne Robial,
À l’instar de la sculpture et de la poésie parfois, le graphisme est un art de
la mise en espace, de la mise dans un espace, qu’il s’agisse de la page de
papier ou de l’image projetée, de réalités tout aussi matérielles que le
marbre ou le mot : celles du signe et de l’image. À la fois parrain de la
bande dessinée et inventeur de l’habillage télévisuel ; tour à tour directeur
artistique, concepteur, fabricant de systèmes visuels, manipulateur de
signes, metteur en scène de leurs apparitions à l’écran, sur le papier ou
sur produits dérivés, grand éditeur, vous êtes aussi un pionnier du concept
d’identité visuelle des chaînes de télévision.
Après un passage remarqué aux Beaux Arts de Paris, école qui eut pour
vous un rôle d’éveil, vous apprenez le métier de graphiste à l’école suisse
des arts et métiers de Vevey. Dès vos débuts vous vous intéressez aux
systèmes de combinaisons, et votre thèse porte d’ailleurs sur les dominos.
Votre oeuvre, inspirée par le Bauhaus, l’avant-garde russe et l’Américain
Paul Rand, dialogue également avec celles de Robert Crumb ou d’Art
Spiegelman. Ritournelle des cercles et des droites, déconstruction
figurative, sémiologie des couleurs et des degrés-radians sont les
signatures d’un monument du graphisme français.
Une fois diplômé vous faites vos débuts entre autres chez Barclay pour
réaliser des jaquettes de disques, avant de participer en 1977 au collectif
de graphistes Bazooka. Passionné de bande-dessinée et conscient des
réalités financières d’un tel projet, vous créez avec Florence Cestac la
première librairie consacrée à l’image et la bande-dessinée qui deviendra
deux ans plus tard la maison d’édition Futuropolis, dont vous empruntez le
nom à la magistrale oeuvre d’anticipation de René Pellos. Cette librairie
consacrée à l’image en tant que telle attire de nombreux artistes, Eric
Rohmer, Marcello Mastroianni, Eddy Mitchell, Federico Fellini, et - last but
not least - Pierre Lescure, avec qui vous vous liez d’amitié et avec qui vous
ne tarderez pas à collaborer. En vous faisant l’avocat de la notion d’auteur
pour les bandes-dessinées, vous éditez Tardi, Moebius, Calvo, Bilal, ou
Saint-Ogan en bousculant le monde de la fabrique des livres et de ses
habitudes, ne serait-ce que par le format de vos albums, volontairement et
parfaitement inadapté aux bibliothèques de l’époque. La modernité
éditoriale de Futuropolis, c’est aussi l’extraordinaire collaboration avec
Gallimard pour la mise en image des textes classiques dont le plus célèbre
est le Voyage au bout de la nuit de Céline illustré par Tardi.
Dans le monde de la télévision, vous avez appliqué les préceptes de
l’architecture graphique de la presse en concevant de multiples habillages
de chaînes françaises ou étrangères. L’aventure commence par une
commande de Pierre Lescure pour Les enfants du rock sur Antenne 2.
Pour vous qui avez été le concepteur de nombreux numéros zéro pour la
presse, la logique de mise en image est identique à celle de la mise en
page : seul le support diffère. Entre 1983 et 1984, vous définissez l’identité
visuelle de Canal + avec un travail sur les accords de couleurs ( 6 couleurs
+ le noir + le blanc) conçus comme un module déclinable. Avec leurs
quelque 16 000 combinaisons possibles, les carrés de Canal + se sont
gravés dans notre mémoire. Ces blocs d’images que vous divisez,
subdivisez, juxtaposez, recadrez sont la signature Robial : combiner,
identifier, organiser, choisir un système astucieux et créer un cohérence
typographique.
La commission design, arts décoratifs et métiers d’art du Centre national
des arts plastiques (CNAP) est très honorée d’accueillir aujourd’hui, dans
ses collections, l’ensemble de l’identité graphique et visuelle de Canal +
entre 1984 et 2009 dont vous lui avez fait don. Si votre charte graphique
rejoint désormais le CNAP, c’est qu’elle incarne à merveille ce mariage
singulier de modernité et d’efficacité que seul le design graphique peut
produire. Avec vous, à la surface des écrans, c’est l’habillage qui façonne
l’identité dans toute sa profondeur.
La télévision n’est pas votre seul domaine d’élection car vous êtes avant
tout un homme de presse, un amoureux des caractères et des « choses
tâchées », comme vous dites. Outre les numéros zéros que vous avez
conçus, Métal Hurlant et À suivre dans les années 1970, vous renouvelez
votre collaboration avec le quotidien Le Jour en 1993. En 2010, vous êtes
à l’origine de la nouvelle identité visuelle des InRockuptibles, qui fait
mouche dans le milieu et vous vaut plusieurs prix.
Sous la multitude des logos que vous avez imaginés se dégage toujours
avec clarté la signature Robial, à la fois simple, pragmatique et savante.
Je suis particulièrement heureux de rendre hommage au libre-penseur du
signifiant, au grammairien provocateur des signalétiques, à l’une des plus
grandes signatures du graphisme français. Cher Etienne Robial, au nom
de la République française, nous vous faisons Officier dans l’ordre des Arts
et des Lettres.
Cher Peter Knapp,
Derrière le vidéaste, le graphiste, le typographe, le photographe, il y a un
créateur qui se sera intéressé à tous les supports visuels. Photographe
fétiche des plus grands magazines de mode, l’amoureux de l’image que
vous êtes serait, selon vos propres dires, « tombé dans la mode par
hasard ». Le hasard aura donc bien fait les choses, vous qui aurez
révolutionné la photographie de mode par vos clichés qui mettent le
vêtement au coeur des mises en scène du désir.
C’est la peinture qui vous attire d’abord, mais vous pratiquez l’art de la
photographie dès votre adolescence. Vous suivez les cours de l’École des
Arts et Métiers de Zurich, où l’enseignement que l’on vous donne s’inscrit
encore sur les traces du Bauhaus. Votre carrière débute dans le Paris du
début des années 1950, où vous vous liez à des artistes comme César.
Recruté aux Galeries Lafayette dont vous deviendrez le directeur
artistique, vous êtes repéré en 1959 par Hélène Lazareff, notamment pour
le lancement de son magazine, Nouveau Femina. Hélène Lazareff
recherche un directeur artistique : c’est ainsi que vous voyez confier les
rênes de son magazine phare dédié à la mode féminine, Elle, dont vous
allez définir une ligne marquée du sceau de la libération de la femme. On y
enlève les gants, et l’on y marche chaussures à la main. À partir de 1966,
vous travaillez également pour les magazines Sunday Time, Vogue ou
encore Stern. Votre travail de photographe de mode trouve alors une
renommée mondiale.
En contact avec les plus grands noms de la photographie, de Sarah Moon
et Jean-Loup Sieff à Olivero Toscani, vous réinventez avec vos arrêts sur
image le langage photographique. Parallèlement à votre longue
collaboration avec Hélène Lazareff, vous travaillez avec le couturier André
Courrèges en tant que directeur artistique.
Influencé par les propos d'Andy Warhol, vous exposez en 1975 sur « la
photo et l'art contemporain » et délaissez progressivement la photo de
mode au profit du Sky art, un mouvement artistique avec lequel la
photographie se fait tableau, qui devient pour vous un travail de
décomposition et de recomposition. Influencé par les épures
architecturales, vous composez des images dans lesquelles l'espace, le
vide et le bleu sont structurants. C'est à cette même époque que vous
réalisez plusieurs films pour des émissions télévisées, notamment la
célèbre émission de mode Dim Dam Dom, pour laquelle vous jouez avec
plaisir et humour sur son esprit de dérision unique. Votre carrière de
réalisateur est lancée.
Depuis vos studios parisiens, du passage Choiseul au Studio Moulin-
Rouge, votre créativité a été à de nombreuses reprises saluée dans le
monde entier. Vos expositions, comme « Le siècle du corps » au
Culturgest de Lisbonne, « Mutations Mode 1960-2000 » au Musée
Galliera, et les « années POP » au Centre Pompidou, jusqu’aux
Transphotographiques de Lille, sont marquées par la générosité de votre
souci de transmettre : vous n’avez jamais hésité à multiplier les
conférences, au Musée des Arts Décoratifs, au Centre Georges Pompidou,
au Centre Culturel Suisse de Paris qui est l’un des plus actifs de la
capitale. Je garde encore en mémoire l’interview que j’ai eu le plaisir et
l’honneur de faire avec vous pour France Culture.
La renommée vous donne l’occasion de développer une pratique plus
personnelle de la photographie. Fasciné par le ciel et ses couleurs, vous
proposez notamment une série de 17 clichés pris à intervalles réguliers
pendant le vol Paris-Zurich, « portrait de vol », qui tranche avec votre
passé de photographe de mode. En 2008, la Maison Européenne de la
Photographie a présenté une exposition rétrospective de vos créations,
dans laquelle on retrouvait également vos films, vos livres et vos courts
métrages.
À travers une oeuvre très large, aux frontières des disciplines, le
typographe, le concepteur d’affiches, le peintre et le photographe, le
vidéaste que vous êtes promène son regard sur tout et sur tous les
supports, pour construire d’année en année une oeuvre majeure signée par
celui qu’Annie Le Brun avait si justement appelé « l’oeil ».
Cher Peter Knapp, au nom de la République Française, nous vous faisons
Officier dans l’ordre des Arts et des Lettres.
Chère Catherine de Smet,
Le graphisme est un « idiome international » : ainsi s’exprime Jean
Cocteau dans son Journal d’un inconnu, expliquant ainsi la fortune des
fascinants dessins de Léonard de Vinci. Depuis une quinzaine d’années,
vous apportez votre pierre à cet édifice, jetant des ponts entre les rives de
l’architecture et celles du graphisme, développant une réflexion critique et
historique sur le design graphique en France.
Docteur en histoire de l’art de l’Ecole des hautes études en sciences
sociales (EHESS), vos recherches ont permis de mettre en lumière les
méthodes de travail de Le Corbusier et en particulier les relations qu’il
engage avec les acteurs de ce que l’on nomme aujourd’hui – avec
l’impudente maîtrise que nous donne plusieurs siècles d’imprimerie - la
« chaîne graphique ». Votre ouvrage Vers une architecture du livre - Le
Corbusier, Edition et mise en page 1912 – 1965, est profondément original
dans la mesure où il s’intéresse à l’objet livre dans sa conception et sa
construction typographique, dans sa dimension de monument de papier.
Votre plume précise et ciselée mais aussi votre expertise contribuent à
enrichir la revue annuelle du Centre national d’arts plastiques (CNAP) ou
encore les Cahiers du Musée national d’art moderne (MNAM) sans oublier
Art Press. Dans un article emblématique consacré au logo du Centre
Pompidou créé par Jean Widmer, vous mettez en évidence comment ce
logo, véritable patrimoine visuel, participe de l’identité du Centre
Pompidou, tant il se rattache à son bâtiment et à l’esprit de sa conception.
Eprise de découvertes, passionnée d’édition et de typographie - ce
continent immense exploré par l’historien du livre Robert Darnton à travers
les archives de la Société typographique de Neuchâtel - vous êtes
également une éditrice indépendante à l’enseigne du Centre d’art imprimé.
Dans ce cadre, vous avez publié deux ouvrages d’art qui ont fait date :
Lumières 1987 – 1993 de Jean-Marc Bustamante et 9 installations de
Jessica Stockholder (1998).
Permettez-moi de m’arrêter un instant sur votre parcours universitaire tant
il est vrai que votre place tient à la reconnaissance de l’histoire du design
graphique comme discipline à part entière. Tour à tour chargée de cours
d’histoire du design graphique à l’Université Paris X Nanterre, à l’Ecole des
Beaux-arts de Rennes, et à l’Ecole supérieure d’art et de design d’Amiens,
mais aussi chargée de mission au sein de l’Ecole nationale supérieure des
arts décoratifs (ENSAD), votre carrière d’enseignant-chercheur s’inscrit
dans l’élaboration d’un corpus théorique sur le design graphique. Vous
êtes de ceux qui, avec résolution et talent, ont fait avancer le programme
de recherche innovant « Archives et collections de design graphique, quels
enjeux pour une discipline en construction ? » en partenariat avec le
Rochester Institute of Technology et la bibliothèque de Rennes Métropole.
Vous avez également contribué à la mise en place d’un pôle de recherche
sur la typologie et le design graphique à l’Ecole supérieure d’art et design
d’Amiens. Votre investissement constant et passionné dans les projets de
recherche et de création a permis de faire rayonner cette discipline, mais
aussi de constituer un patrimoine d’oeuvres graphiques connues ou
méconnues.
Chez vous, la recherche ne cède en rien face à la passion de la
transmission. Commissaire de plusieurs expositions, vous avez manifesté
votre volonté de partager, de transmettre et de faire découvrir les créations
typographiques les plus audacieuses et les patrimoines graphiques les
plus divers. En témoignent les magnifiques expositions pour lesquelles
vous avez été commissaire, l’exposition « Wim Crouwel - Architectures
typographiques, 1956 – 1972 », présentée à la Galerie Anatome en 2007
ou encore l’exposition « Doubles pages » présentée à l’Ecole des Beauxarts
de Rennes.
A vos yeux, étudier et enseigner le graphisme c’est d’abord comprendre
les mécanismes sociaux à l’oeuvre dans la formation du goût et dans
l’économie des échanges symboliques, en d’autres termes explorer sa
fonction sociale, c’est aussi interroger les frontières et leurs porosités entre
les différentes disciplines qui le façonnent, l’art graphique étant
intrinsèquement lié aux autres formes artistiques. Des calligrammes
d’Apollinaire au mouvement lettriste d’Isidore Isou, bien des exemples le
révèlent.
Formidable observatoire unissant les sciences humaines et les arts,
l’histoire du design graphique est un véritable creuset. Vous avez
grandement contribué à son inscription dans le paysage culturel et
intellectuel, vous en avez fait un champ de connaissances à part entière,
sans oublier de mettre en exergue la profession de « designer graphique »
qui investit, sans que nous le mesurions toujours, notre univers quotidien.
Chère Catherine de Smet, pour toutes ces raisons, au nom de la
République française, nous vous faisons Chevalier dans l’ordre des Arts et
des Lettres.
Cher François Alaux, Cher Hervé de Crécy, Cher Ludovic Houplain,
Logorama : mélange savant et maîtrisé entre le logos et le diaporama
pourrait affirmer un Dictionnaire flaubertien des idées reçues en ce début
de XXIe siècle. Graphistes de formation, vous avez une riche expérience
du monde de la publicité, et plus largement, de l’image. Pourtant, vous
avez su conserver une vraie distance avec votre travail en détournant les
codes avec le petit chef-d’oeuvre d’animation qu’est Logorama.
Ce court-métrage a été plébiscité par des festivals prestigieux tels celui du
Cinanima International Animated Film Festival, celui du Stockolm
International Film Festival. Il a été repéré au Festival du Film de Sundance
et surtout récompensé par un Oscar en 2010, un César en 2011, ou
encore à Cannes et à Clermont-Ferrand.
Votre association au sein du collectif H5 a permis de faire émerger vos
atouts personnels dans des activités extrêmement diversifiées. Depuis
2002, vous êtes réunis autour de différents projets de réalisation et de
création graphique. Films, affiches, pochettes de disques, le collectif H5
s’est implanté dans le monde comme un incontournable dans la
représentativité et la visibilité des personnes comme des produits.
Sur le modèle de la publicité justement, ou des stars internationales, vous
avez assuré une forte identité visuelle aux compositeurs de la French
Touch, ces artistes des musiques électro qui s’exportent partout dans le
monde tels Air ou Alex Gopher. Vos choix se sont avérés fort judicieux
puisque des groupes internationaux, comme Massive Attack ou des
artistes français de renom, je pense à Etienne Daho, ont souhaité faire
appel à vous.
Ces premières armes de graphiste vous ont ouvert la porte des plus
grandes entreprises, Areva ou Dior pour n’en citer que quelques-unes, qui
ont souhaité vous confier la réalisation de leurs clips publicitaires. Outre la
publicité, vous avez réalisé la couverture du catalogue de Peter Knapp,
également décoré aujourd’hui, publié aux Editions du Chêne en 2008. Il y a
d’ailleurs un parallèle entre votre parcours et celui de Peter Knapp
puisque, comme lui, vous avez pu mettre en place vos propres projets
grâce à votre expérience de la publicité.
Finalement, si au départ le collectif H5 peut sembler n’être qu’un collectif
d’artistes masqués sous un étrange pseudonymes aux accents chimiques,
on s’aperçoit, en y regardant de plus près, que vos créations étaient déjà
depuis de nombreuses années partout sur nos écrans et sur bon nombre
de supports.
Ce sont toutes ces années d’étroite collaboration qui ont pu faire fructifier
votre travail et développer de nouveaux projets. Le premier film de H5 joue
déjà avec un procédé étonnant en remplaçant le signifié par son signifiant,
un principe cher aux artistes conceptuels depuis Lawrence Weiner. Dans
ce clip du Child d’Alex Gopher, le mot est employé à la place de la chose.
Au lieu de voir une voiture sur le pont de Brooklyn, c’est le mot « car » qui
se déplace sur un pont où les colonnes sont figurées par le mot
« Brooklyn ». Cette création étonnante préfigure ce que sera Logorama,
lorsque les personnages, les rues, les voitures, les décors, ne seront en
fait que des logos de grandes marques publicitaires. Par le truchement des
arts numériques, vous donnez raison au magnifique poète Francis Ponge
pour qui le mot c’est avant tout la chose.
Dans une ambiance cinématographique où Tex Avery le dispute au genre
du road movie, les bibendums Michelin font régner la loi et l’ordre tandis
que l’infâme Ronald Mac Donald vole un camion de marchandise. Le petit
Haribo est réprimandé par le Géant Vert alors qu’il se moquait du lion
attristé de la MGM, tranquillement installé dans sa cage au zoo de Los
Angeles.
Cité des Anges, la ville abrite alors tous les marqueurs de la société de
consommation contemporaine transformant les fameux anges protecteurs
en démons du marketing. Heureusement, il y a la pin-up Esso qui sauve le
petit Big Boy des mains de Ronald puis du gigantesque tremblement de
terre pour trouver refuge dans le seul lieu qui subsiste alors, un espace
calme et verdoyant.
Vous dites, cher Ludovic Houplain, que Logorama se situe « entre deux
mondes : l’art et le cinéma. » Vous utilisez le cinéma comme moyen
d’expression artistique graphique et visuel. Récupérant la logique du ready
made, vous parvenez à faire de l’art avec de produits et des objets
banalisés de notre quotidien, de ceux que l’on ne regarde plus à force de
les avoir trop vu. Pour vous citer, cher Hervé de Crécy, « Les oeuvres d’art
sont le seul moment où l’on reprend le contrôle sur les marques ». Vous
avez ainsi fait du carcan imposé par la « dictature des marques » le terrain
privilégié de votre liberté de créateurs.
Il est amusant de voir comment vous avez détourné les codes de votre
travail en utilisant 3 000 logos pour orchestrer ce film. Libérés de la
contrainte du discours de la marque, vous avez redonné à ces logos une
fonction nouvelle quitte à caricaturer parfois le propos, notamment lorsque
l’un des personnages se trouve écrasé par le logo Weight Watchers.
Votre film a d’ailleurs échappé de justesse à une réaction massive des
marques dans la mesure où aucun droit d’image n’avait été demandé.
Mais très justement, vous remarquez, Hervé de Crécy, que ce film « n’est
pas un pamphlet, mais un droit de réponse à tout ce à quoi on est soumis
quotidiennement », le logo étant à vos yeux ce qu’il y a de plus protégé
quand les valeurs et les symboles culturels peuvent être caricaturés ou
tournés en dérision.
Alchimistes de la société numérique, vous avez associé dans un ensemble
homogène l’art, le cinéma, l’image et la publicité. Vos efforts conjugués ont
donné naissance à une création qui fera date, j’en suis convaincu, dans
l’histoire de l’animation comme dans celle de la publicité. Et même si
aujourd’hui deux d’entre vous ont quitté le collectif H5, je n’ignore pas que
vous avez encore, chacun d’entre vous, des projets ambitieux et innovants.
Votre succès traduit combien le terrain de la « société des écrans », le
terrain de la création numérique ne peut être pensé et développé sans les
valeurs et les principes qui sous-tendent la création et l’innovation
artistique : une vision du monde, une poétique du regard.
Cher François Alaux, cher Hervé de Crécy, cher Ludovic Houplain, au nom
de la République Française, nous vous faisons Chevaliers dans l’ordre des
Arts et des Lettres.