Six épisodes coordonnés par le ministère de la Culture nous emmènent dans le monde entier à la rencontre d’œuvres d’art spoliées et à la découverte de la politique de réparation de ces spoliations.

Partir sur les traces d’une tapisserie vendue sous la contrainte par une famille juive en 1936, suivre trois tableaux de Fédor Löwenstein coincés au port de Bordeaux ou plonger dans un ensemble d’archives littéraires et personnelles ayant traversé l’Europe jusqu’en URSS avant de revenir en France. Toutes ces histoires passionnantes – et parfois aux multiples rebondissements – sont racontées dans « À la trace », un podcast original conçu par le ministère de la Culture, dont les six épisodes viennent d’être mis en ligne. Ce podcast est l'un des rendez-vous de l’Année du documentaire 2023, lancée en janvier dernier.

À l’origine de ce projet, la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 (M2RS) du ministère de la Culture. Cette mission a été créée en 2019 pour piloter et animer la politique publique de recherche, de réparation et de mémoire des spoliations de biens culturels. Elle se penche notamment sur les cas individuels de spoliations en travaillant avec les institutions culturelles concernées afin de parvenir à une mesure de réparation (restitution ou indemnisation).

À travers six épisodes d’une vingtaine de minutes réalisés par Léa Veinstein et racontés par la comédienne Florence Loiret Caille, l’auditeur remonte le fil de ces œuvres spoliées à Paris, Bordeaux, Vienne ou Munich, dont il a fallu identifier et retrouver les propriétaires et leurs ayants droit. Chaque épisode permet aussi de découvrir la voix des descendants ou représentants des personnes spoliées, mais aussi de la plupart de ceux qui ont participé à l’enquête : chercheurs de provenance, représentants des musées qui conservaient les œuvres… Retour sur ce projet atypique et passionnant avec David Zivie, chef de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945, et Elsa Vernier-Lopin, chargée de recherche au sein de cette mission. 

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Annonce, le 15 mars 2021, de la restitution de Rosiers sous les arbres de Klimt par le musée d'Orsay.

Vous venez de lancer une série de six podcasts sur des œuvres spoliées dont l’origine a été retracée. Pourquoi avoir choisi ce support ?

Elsa Vernier-Lopin : Nous avons commencé à parler de ce podcast peu après la création de la mission dont l’un des objectifs est la sensibilisation aux questions de spoliation. Le podcast est un média qui a acquis une grande visibilité ces dernières années, assez simple à mettre en place, et qui permet de s’adresser au plus grand nombre du fait de sa gratuité.

Nous disposons déjà d’un espace spécifique assez technique sur le site internet du ministère de la Culture, et nous voulions trouver un moyen de parler de nos sujets de manière plus accessible pour le grand public. Les spoliations sont multiples et certaines histoires, souvent complexes, peuvent être difficiles à expliquer. Ce podcast nous permet donc d’être assez concrets et pédagogiques : ce sont de vraies histoires, de vraies œuvres, qui concernent de vraies familles. La voix, et plus globalement le son, permettent de témoigner d’une manière plus incarnée que l’écrit.

Nous voulions également avoir le temps, l’espace et la maîtrise de notre contenu avec un double enjeu : être le plus précis possible pour ne pas faire d’approximation tout en restant accessible par le biais de l’histoire. Les épisodes permettent aussi d’entendre les voix des différents acteurs car la mission ne travaille pas seule mais en réseau avec des musées, des chercheurs, des familles...

David Zivie : Nous avions en effet envie de présenter ce travail collectif tout en racontant ces histoires dures, tragiques, compliquées, parfois rocambolesques, mais toujours très fortes. Nous sommes impliqués dans les six épisodes : certains dossiers ont commencé avant la création de la mission, ce qui montre le temps nécessairement long de ces recherches, d’autres non, mais tous ont abouti après 2019.

Comment s’est fait le choix des six œuvres ou groupes d’œuvres ? Avez-vous veillé à une certaine représentativité des dossiers que vous traitez au quotidien ?

E.V.-L. : Nous avons en effet choisi des cas qui montrent la diversité des œuvres. Quatre des six épisodes concernent des tableaux. Dans les faits, ils représentent la majorité de notre travail : ce sont des œuvres mieux référencées dans les catalogues de vente et dont les descriptions sont plus simples. Mais nous voulions montrer également la diversité de notre approche avec deux autres épisodes, l’un sur une tapisserie et l’autre sur des archives personnelles.

D.Z. : Nous avons voulu varier les interlocuteurs, les institutions qui ont conservé ces œuvres, comme le musée d’Orsay, celui du Louvre, le musée national d’Art moderne, mais aussi un musée en région, le musée Labenche de Brive-la-Gaillarde, et des archives conservées chez un acteur associatif historique, la Société des Gens de Lettres. C’est le même principe qui a présidé au choix des lieux de spoliation (Paris, Bordeaux, l’Allemagne, l’Autriche) et des types de spoliation (pillages, vente sous la contrainte...). 

La relation avec les ayants droit a également appelé des traitements différents. Dans certains cas, la demande de recherche émanait directement d’eux et dans d’autres, elle venait d’une démarche proactive de la part du ministère. Pour la famille Javal, quarante-sept ayants droit ont été retrouvés grâce à l’aide des Généalogistes de France : l’État est ainsi allé à leur rencontre alors qu’ils n’avaient eux-mêmes engagé aucune démarche.

E.V.-L. : Enfin, il a fallu trouver presque autant de solutions qu’il y a de restitutions : il a fallu une loi pour restituer l’œuvre de Klimt à ses ayants droit, un accord entre le musée de Brive-la-Gaillarde et la famille pour que la tapisserie L’Odorat de la Manufacture de Mortlake puisse rester dans le musée…

Nous voulions trouver
un moyen de parler
de nos sujets
de manière plus accessible

Pour réaliser cette série de podcasts, il fallait une personnalité qui ait une réelle appétence pour les enjeux mémoriels comme Léa Veinstein…

E.V.-L. : Le déclencheur était son commissariat de l’exposition « La voix des témoins » au Mémorial de la Shoah et son podcast sur l’évolution des témoignages autour de cette période. Son travail sur la mémoire et la transmission entrait fortement en résonance avec notre questionnement. Elle a un regard professionnel très différent du nôtre, qui nous a permis de rendre le podcast accessible au grand public. 

Son travail nous a séduits car, plus que le sujet de la Seconde Guerre mondiale, c’était la question de la mémoire qui nous intéressait. Les œuvres d’art sont les témoins de l’Histoire. Par exemple, dans un des épisodes, on entend Rose Valland (attachée de conservation au musée du Jeu de Paume qui a joué un rôle décisif en collectant de nombreuses informations sur les œuvres d'art et objets spoliés par les nazis pendant l'Occupation ndlr). C’est un moment très fort d’entendre la voix de cette femme incontournable.

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Restitution des archives de Michel Georges-Michel à la SGDL le 22 juin 2020.

La prise de conscience sur ces sujets de spoliation se fait-elle sentir depuis la création de la mission, en 2019 ?

D.Z. : On constate une évolution, un progrès de la sensibilisation des musées, notamment des musées territoriaux qui s’interrogent sur l’origine de leurs collections. On reçoit par exemple de plus en plus de questions au moment de l’acquisition d’une œuvre dont la provenance est floue. Des recherches qui n’ont pas été faites lors d’acquisitions antérieures ont été lancées dans quelques grands musées nationaux comme le Louvre, le musée d’Orsay et le Musée national d’art moderne. Un musée est d’ailleurs en train d’ouvrir un poste de recherche spécifiquement sur ces questions-là, ce qui n’existait pas il y a quelques années. On voit aussi, sur le marché de l’art, une préoccupation grandissante des différents acteurs, afin que ne soient pas mises en vente des œuvres spoliées.

De plus en plus d’acteurs publics s’intéressent à cette question avec des formations pour les étudiants et les professionnels à l’Institut national du patrimoine ou à l’École du Louvre ou dans des masters en droit ou consacrés aux métiers de la culture. On voit de plus en plus de musées s’y intéresser sous l’angle de la médiation et de la présentation de ces œuvres au public : ouverture d’une salle spécifique, d’une page sur leur site internet, parcours de visite particulier…

E.V.-L. : Nous sommes aussi un interlocuteur plus identifié et nous mettons en place une méthodologie avec la mise à disposition de cartels spécifiques, des indications de médiation mais aussi des outils de recherche de provenance. Et donc – côté valorisation – cette série de podcasts.

Une mission pour amplifier les recherches sur les œuvres d’art spoliées

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Le 25 janvier 2022, l'Assemblée nationale votait le projet de loi relatif à la remise ou la restitution d'œuvres d'art à des victimes de spoliations.

Près de 100 000 œuvres ou objets d’art et entre 5 et 10 millions de livres : le patrimoine estimé de biens culturels spoliés en France est considérable. « Il est sans doute sous-évalué, puisque ces chiffres se fondent sur les déclarations faites après la guerre par les victimes, qui ne sont pas exhaustives », précise David Zivie. Pour mieux identifier ces biens et retracer leur histoire, la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 (M2RS) a été créée en 2019 au sein du Secrétariat général du ministère de la Culture. Son objectif : poursuivre, prolonger et amplifier la politique de réparation et de spoliation en développant le volet des recherches sur les œuvres culturelles. Elle travaille notamment, au sein du ministère, avec le Service des musées de France et le Service du livre et de la lecture, et, au-delà, avec la CIVS (Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations), rattachée à la Première ministre, qui recommande des mesures de réparation des spoliations antisémites indemnisation ou restitution.

La M2RS a plusieurs missions. Celle, tout d’abord, de coordonner, mobiliser et sensibiliser les équipes scientifiques dans les musées et bibliothèques et le marché de l’art sur ces questions de spoliation. Elle mène ensuite l’étude et la recherche au cas par cas sur des œuvres spoliées disparues ou sur des œuvres à l’origine douteuse conservées dans les institutions publiques, soit à la demande des familles, soit de sa propre initiative ou de celle des musées et des bibliothèques. Elle travaille notamment, avec les musées, sur les œuvres dites MNR (Musées nationaux récupération) – un peu moins de 2 000 dans plus d’une centaine de musées en France – retrouvées en Allemagne après la guerre et renvoyées en France, dont un certain nombre ont été spoliées. Enfin, elle encourage et soutient la recherche sur les œuvres entrées dans les collections publiques depuis 1933, dont la provenance demeure incertaine.