Le 9 avril, Fleur Pellerin a dévoilé une commande publique inédite : la création d’un caractère typographique. Lancée par le Centre national des arts plastiques pour mettre l’accent sur un pan méconnu de la création graphique, cette commande a été confiée à une designer de 29 ans, Sandrine Nugue. Portrait.

Inscriptions latines, affiches publicitaires, pictogrammes utilitaires, dalles funéraires, griffonnages fonctionnels... Rien, dans son environnement graphique quotidien, n’échappe à la curiosité – et à l’acuité – de Sandrine Nugue. Ni les formes aplaties du chiffre « 8 » aperçues dans la cathédrale d’Amiens, ni la stylisation démodée d’un « G » sur une enseigne des années 60, ni un panneau signalétique, sorte de totem des îles Marquises, qui indique « tabu »... A chacune de ces « récréations » visuelles, comme elle les désigne, c’est un nouveau micro-récit qu’elle raconte : celui des aventures du signe, souvent cocasses, toujours surprenantes. Il en va de même – à l’évidence – de son activité de designer graphique et de créatrice de caractères. « En créant l’Infini, explique la jeune femme, j’ai voulu raconter une histoire de l’écriture, de la typographie, montrer à quoi ça sert aujourd’hui. ».

En 2014, Sandrine Nugue a été choisie par le Centre national des arts plastiques (CNAP) pour répondre à une commande publique inédite : dessiner un caractère typographique. « Pour nous, souligne Yves Robert, directeur du CNAP, cette commande était l’occasion de mieux faire connaître le métier de dessinateur de caractères à un public qui ignore souvent la réalité de ces métiers, les qualités et le savoir-faire requis pour les pratiquer ». Après plusieurs mois de travail, le projet de l’Infini touche à son terme. Pourquoi ce nom ? « Parce que je voulais parler d’une continuité, d’une histoire sans fin, l’histoire de l’écriture, qui est partie des idéogrammes et qui est arrivée à l’alphabet », commente la jeune designer devant ses nombreux – et passionnants – croquis, études, dessins préparatoires, notes et fichiers numériques qui, selon Yves Robert, « font désormais partie des collections du CNAP ». « Ma référence, reprend Sandrine Nugue, c’est l’écriture grecque. L’un des premiers éléments de mon travail a été de mettre de l’harmonie entre toutes ces capitales, ces romains, ces gras. Ce travail stylistique renvoie à la gravure lapidaire, avec un côté assez brut, que je trouvais très contemporain ».

"L'Infini, parce que je voulais d'une histoire sans fin, celle de l'écriture" (Sandrine Nugue)

Pour donner une silhouette définitive à chacun de ses caractères, Sandrine Nugue, véritable architecte de la lettre, a réalisé un travail de haute précision, équilibrant les volumes, mesurant les écartements, vérifiant les casses. « Il fallait synthétiser dans une petite forme le plus d’informations possibles », confirme la dessinatrice de caractères  qui, de plus, a apporté un soin particulier aux pictogrammes et ligatures qui complètent l’Infini. « Avec les pictogrammes, j’ai voulu porter l’attention sur le signe. Plutôt que de se cacher derrière le sens, les pictogrammes deviennent le sens ». Ses pictogrammes ne s’inscrivent-ils pas dans le prolongement de l’un des maîtres de la typographie du XIXe siècle, Jules Didot, qui représentait en 1814 dans un alphabet un homard aux pinces écartées pour la lettre Y ou un chien assis sur ses pattes arrière pour la lettre I ? Dans l’Infini, Sandrine Nugue décide à son tour de prendre les signes au pied de la lettre en proposant une stylisation originale, singulière, de vingt-six mots (de arrosoir à zèbre) sélectionnés pour leur puissance sémiotique.

Les ligatures posent une autre question, celle de la création de nouveaux signes. « En latin, poursuit Sandrine Nugue, pour réduire l’espace entre les mots, il fallait relier les lettres entre elles. Le meilleur exemple – on oublie d’ailleurs souvent que c’est une ligature – c’est le signe de l’esperluette. A l’origine association du E et du T, c’est devenu un signe à part entière ». Dernière étape de la création du caractère : travailler la « contreforme ». « Lorsqu’on pense au dessin de caractère, on pense surtout au dessin de la lettre, au noir, à l’inscription de la lettre. Mais il y a quelque chose d’autre : travailler la contreforme, c’est-à-dire la lumière qui circule tout autour de la lettre ». Là aussi, sa proposition est singulière, graphique à l’évidence, et subtilement rigoureuse.

Si elle avoue son « émotion » devant le premier calage offset du spécimen et des cartes postales de l’Infini, Sandrine Nugue le sait bien : l’un des paradoxes du créateur de caractères, c’est que plus le travail est réussi, moins on le remarque. Question de fluidité, de confort, d'ergonomie, mais aussi d’histoire, de réflexion, d’intelligence. On sent qu’elle a beaucoup médité sur le travail des grands classiques de la typographie, les Garamond, Bodoni ou Caslon. Après des études de design graphique (Ecole Estienne, Arts déco à Strasbourg), elle se spécialise dans le dessin de caractères à Amiens qu'elle associe – c'est plus surprenant – à la neurobiologie. De son premier projet – la création d’un caractère qui permette de mieux lire les sous-titres des films –, elle retient l’importance de la « lisibilité ». « Au lieu de simplifier la lecture des films, je l’ai complexifiée », analyse-t-elle après coup. Aujourd’hui, Sandrine Nugue est en train de réussir son pari. Avec humour, toujours. Comme en témoigne cette « mise en scène typographique » qu’elle vient de proposer pour un livre du dessinateur Boll, L'Affaire est dans le sac à papier (éditions Tripode). Avec cette élégance naturelle qui n’appartient qu’à elle, la designer entend exprimer « nettement, clairement et fortement », notamment à travers l’Injurial, un caractère spécialement créé pour ce livre, des « choses qui méritent d'être dites même si elles n'ont guère été pensées ».

Fleur Pellerin : « La typographie pose la question du sens et de la compréhension »

Clôture en forme de point d’orgue d’une année d’événements consacrés à montrer l’étendue et la vitalité du graphisme en France, la commande publique d’un nouveau caractère dessiné par une jeune designer graphique, Sandrine Nugue, a été présentée le 9 mars par Fleur Pellerin. « Aujourd’hui, a souligné la ministre, alors que l'accès à l'information se démultiplie, la typographie, loin d’être un acte utilitaire ou purement esthétique, pose la question essentielle du sens et de la compréhension ». Pilotée par le Centre national des arts plastiques (CNAP), la commande de l’Infini a pour particularité de relire « la riche histoire de la typographie » et d’être « accessible gratuitement à tous ». « Parce qu’à l’instar de la typographie et plus largement du graphisme, le design est un secteur clef de nos industries culturelle et créative, le ministère de la Culture et de la Communication a mis en œuvre une politique ambitieuse en faveur de la profession », a-t-elle ajouté.