Au tournant des années 1930 Paul Cavrois, riche filateur roubaisien, souhaite faire construire à Croix, près de Roubaix, une maison moderne qui se démarque des habitudes de son milieu. Pourquoi fait-il appel à l'architecte Mallet-Stevens?
En tant qu'industriel du textile, au fait des progrès techniques, Paul Cavrois a sans doute été sensible à la quête de modernité de Robert Mallet-Stevens. Peut-être a-t-il été aussi charmé par son élégance – Mallet-Stevens portait de très beaux costumes et la maison Cavrois-Mailleux fabriquait des tissus pour les grandes maisons de couture – et par son urbanité. Ensuite, lorsqu’il a vu les immeubles de Mallet-Stevens à Paris ou lorsque ce dernier lui a fait découvrir l’Hôtel-de-ville de Dudok à Hilversum (Pays-Bas) couvert de briquettes jaunes, il a dû être rassuré par cet homme à la fois avant-gardiste et classique. Cette relation de confiance transparaît dans la dédicace de Mallet-Stevens à Paul et Lucie Cavrois dans l’ouvrage édité après la construction de la villa, Une demeure 34 : « À Monsieur et Madame Cavrois qui m’ont permis, grâce à leur clairvoyance, leur mépris de la routine et leur enthousiasme, de réaliser cette demeure ». Ce qui intéressait Paul Cavrois, c’est que Mallet-Stevens lui proposait une maison très moderne dans ses formes (recherche de la précision géométrique, toits terrasses), dans son rapport à la lumière et dans ce que la technologie pouvait offrir de mieux à l’époque (chauffage central, ascenseur, TSF partout intégrée dans les murs, aspiration par le vide). La Villa Cavrois marque d’une certaine manière l’histoire de la modernité construite en France, en 1932.
« La villa Cavrois, c’est l’élégance et le raffinement, un style presque austère, jamais démonstratif »
Précisément, que symbolise la Villa Cavrois dans le contexte architectural de l'époque ?
Dans la région, la norme pour la bourgeoisie était de se faire construire des maisons anglo-normandes. Beaucoup d’ailleurs raillèrent ce « péril jaune » ou la « folie Cavrois », qui en était si différent.La villa Cavrois, c’est en effet l’élégance et le raffinement, presque austère. Le style n’est pas du tout démonstratif avec des effets de miroir ou autres. Mallet-Stevens a utilisé les plus beaux matériaux, les meilleurs artisans. D’une certaine manière, on peut considérer que c’est le comble du luxe. Pour ce courant, l’architecture, complètement dépouillée, se suffit à elle-même et n’a pas besoin d’éléments décoratifs. Ce qui en fait la modernité est aussi l’usage de techniques très novatrices pour l’époque. Robert Mallet-Stevens a réalisé des toits-terrasse pour ne pas perdre de place, il a opté pour des très grandes fenêtres, ce qui ne se faisait pas du tout à l’époque. Elles se lèvent verticalement et certaines s’enfoncent dans les murs pour disparaître.
L’histoire de la Villa Cavrois est marquée par de nombreuses vicissitudes : abandonnée, vandalisée, promise aux bulldozers, elle est finalement classée monument historique en 1990 et rachetée par l'Etat en 2001... A quels défis l'impressionnante restauration menée par la Drac Nord-Pas-de-Calais en 2003, puis par le Centre des monuments nationaux à partir de 2008, a-t-elle dû faire face ?
La villa était dans un état déplorable : il y avait des infiltrations d’eau partout, des arbres poussaient à l’intérieur... Il a fallu d’abord refaire le clos et le couvert pour arrêter le processus de dégradation. Il a ensuite été décidé de restituer la villa telle qu’elle était en 1932. Cela a été possible grâce à la documentation disponible malgré la destruction des archives de Mallet Stevens : une campagne photographique avait été réalisée peu après la construction, dont les clichés ont été retrouvés au Canada, et l’association de sauvegarde avait aussi rassemblé une documentation importante. Et puis on a trouvé des traces de tout, des planchers, des différents types de marbre, des couches de peinture. Ce n’est pas qu’on approche de ce qui existait, on y est. On a collé au plus près de ce qu’était la villa en 1932. On a gardé seulement un témoin de l’état catastrophique de la villa avant son sauvetage : une pièce a été laissée dans cet état, avec les murs à nu. Cela permet de se rendre compte à quel point il s’agit d’une véritable renaissance.
« A la villa, Renzo Piano, Norman Foster, Dominique Perrault, Tadao Ando pourront venir discuter de l’architecture comme d’un art majeur »
La Villa Cavrois réhabilitée ouvre aujourd'hui au public. Quels sont vos projets ?
Je souhaite que la villa soit à la fois un manifeste en faveur d’une vision moderne de l’architecture, du savoir-faire des artisans et des entreprises, ainsi qu’un plaidoyer en faveur de la création architecturale contemporaine. Qu’elle devienne un lieu de parole pour tous ces architectes qui inventent et créent dans le monde, à travers des conférences et des projections de films sur d’autres œuvres partageant des problématiques comparables, comme la Villa Tugendhat de Mies Van der Rohe à Brno en République tchèque. L’un des mes projet, c’est de demander à tous les architectes qui, à la fin des années 1980, avaient signé une pétition en faveur de la sauvegarde de cette maison – Renzo Piano, Norman Foster, Dominique Perrault, Coop Himmelb(l)au, Tadao Ando... –, de venir discuter de l’architecture comme d’un art majeur. Ce lieu doit également s’inscrire dans des perceptions patrimoniales, avec la présentation des créations de design de cette période de l’entre-deux-guerres qui a été formidable, tout en créant un lien avec l’art contemporain, beaucoup d’artistes travaillant sur cette relation entre l’art et l’architecture. De plus, dans toute cette Europe du nord, il y a un réseau d’écoles d’architecture et d’institutions avec lesquelles j’aimerais associer la villa. Après avoir frôlé le néant, la villa doit être un lieu vivant à l’écoute du monde d’aujourd’hui.
L’échelle et le degré de perfection de la Villa Cavrois en font son œuvre la plus aboutie. En quoi est-elle le « chef d’œuvre d'art total » qu’y voient les historiens d'art ?
Le qualificatif d'œuvre d'art totale s'explique par la maîtrise totale du projet par Robert Mallet-Stevens, y compris le jardin, mais aussi la décoration intérieure et le mobilier. Elle est exceptionnelle dans sa conception, dans sa réalisation. Pas un détail n’a échappé à la construction de l’ensemble. Tout obéit à une pensée unique. C’est une manifestation incroyable d’intelligence. Chaque détail a été pensé par Mallet-Stevens ; non seulement l’architecture, mais l’orientation, la disposition, le dessin du parc, les allées.Le travail sur la lumière est aussi tout à fait exceptionnel. Aucun éclairage n'est direct. La lumière, qui vient de sources cachées, est flottante.L’attention qu’il a portée à la maison, la rigueur et la précision des détails, des plans jusqu’aux têtes de vis, est, simplement exceptionnel.
Les dates de la Villa Cavrois
1929 : conception de la Villa Cavrois, qui sera livrée en 1932
1988- 2001 : période d'abandon et de vandalisme
1990 : classement au titre des Monuments historiques
2001 acquisition par l'Etat
2003 : campagne de restauration de la Direction régionale des affaires culturelles du Nord-Pas-de-Calais
2008 : le Centre des monuments nationaux est chargé par l’Etat d’assurer la restauration du parc et des intérieurs, la mise en valeur et la présentation au public
2013 : lors des Journées européennes du patrimoine, l'ouverture au public du chantier de restauration attire 26 000 visiteurs
2015 : achèvement, par le CMN, de la campagne de restauration, d’un montant de 23 millions d'euros
13 juin 2015 : ouverture au public
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