Le projet de Mignard et le chantier de construction
L’histoire de cette construction est complexe, elle est notamment marquée par une querelle entre entrepreneurs au sujet du voûtement de l’église. Les travaux sont d’abord confiés à un entrepreneur avignonnais en janvier 1708 qui se dessaisit de son contrat quelques mois plus tard. Ils sont ensuite confiés à Pierre Thibault qui construisit une importante partie de l’édifice jusqu’à ce qu’il soit contraint d’abandonner le chantier en 1732. Il refusait en effet de construire la voûte de la nef en pierre comme l’avait prévu Pierre Mignard. Le chantier fut enfin repris par Jean-Baptiste Peru qui le termina en 1736.
A la Révolution, la commune de Bédoin fut déclarée en état de contre-révolution. Pour cette raison, l’arbre de la liberté, planté sur la place du village fut abattu et les affiches des décrets de la convention saccagées. L’église servit de tribunal, de prison, son maître autel fut dépouillé de ses ornements et enfin, la voûte de sa nef s’écroula suite à l’explosion de barils de poudres lors de l’incendie qui détruisit le village le 28 mai 1794. Seule la voûte du chœur et le clocher restèrent intacts.
La reconstruction de Caristie
En 1808, le maire de Bédoin écrit au Préfet que l'église paroissiale ayant été détruite dans l'incendie du village, les fonctions paroissiales ne peuvent s’effectuer, depuis le rétablissement du culte, que dans une chapelle. La reconstruction de l’église ne sera finalement autorisée que sous la Seconde Restauration par une ordonnance du roi Louis XVIII datée du 30 août 1820 et les travaux de reconstruction qui s’en suivirent ont été exécutés en partie avant juillet 1821.
Le projet de restauration est réalisé par Philippe Joseph Marie Caristie (1775–1852), ingénieur du département du Vaucluse, poste qu’il occupe depuis 1804. Philippe Joseph Marie Caristie, appelé plus couramment Jean-Marie Caristie appartient à une famille d’architectes originaires du Piémont et installés en Bourgogne.1 Il a reçu une formation d’ingénieur à la toute nouvelle Ecole Polytechnique. Il fait partie de la première promotion de 1794 et à ce titre a pu participer à la première Campagne d’Egypte. A son retour en 1802, il débute une carrière d’ingénieur des Ponts et Chaussées d’abord à Lyon pendant deux ans puis dans le Vaucluse.2
Son frère, Augustin (ou Auguste) Nicolas Caristie (1783-1862), de 6 ans son cadet, est le plus célèbre des Caristie ; il fut premier Grand Prix de Rome d’architecture en 1813. Sur proposition de Prosper Mérimée, il entre à la Commission des Monuments Historiques dès sa création en 1837 ; il devient ensuite vice-président du Conseil des Bâtiments Civils en 1846 puis vice-président de la Commission des Monuments Historiques en 1852.
On ne connait que peu de chose des relations entre les deux frères mais on constate que leurs parcours se croisent parfois. Ce fut le cas en 1814 pour l’arc antique et le théâtre d’Orange où ils ont travaillé ensemble sur l’arc antique et parallèlement, Philippe-Joseph Caristie établissait à la demande du Préfet, un cadastre des constructions du Moyen-Age situées à l’intérieur du théâtre, sur la scène et les gradins, dans les couloirs… et c’est Augustin Nicolas Caristie qui en suivra les travaux de déblaiement en 1840-1849.
Pourrait-on envisager une influence du cadet sur l’aîné dans cette démarche de restauration de l’église de Bédoin ou s’agit-il simplement d’une intervention réalisée en bonne intelligence par une personnalité empreinte d’une culture architecturale ?
Il est toutefois intéressant de citer cet extrait de la « notice sur la vie et les ouvrages d’Augustin Caristie » qui fut lu par Baltard en 1870 en séance de l’académie des Beaux-Arts à propos de la restauration de l’arc antique d’Orange « Ses projets et son système adoptés, Augustin Caristie se mit à l’œuvre, secondé par son frère aîné, qui est ingénieur du département du Vaucluse et qui, comme ancien membre de la Commission d’Egypte et comme fils et frère d’architectes, n’était étranger ni aux théories, ni à la pratique de l’art. » 3
Il n’est pas étonnant de constater que le parti de reconstruction adopté par Philippe Joseph Caristie pour la restauration de l’église Saint-Pierre de Bédoin adopte pour une grande part une méthodologie de restauration des Monuments Historiques.
Le principe qui a dirigé la remise en état de l’église est la dépose des parties menaçant ruine, « l’entrepreneur commencera ces travaux par démolir toutes les parties de ces murs qui ont été ébranlé et dont quelque un ne tiennent pour ainsi dire à rien et de remonter les parties effondrées des murs latéraux dans leurs aplomb et alignement,[...] Dans l’exécution de ce travail on aura la plus grande attention de bien humecter l’ancienne maçonnerie pour que la nouvelle puisse y adhérer plus fortement. » 4
Un ingénieux parti de restauration du couvrement
Lorsque Jean-Marie Caristie établi son « Devis estimatif des ouvrages en Maçonnerie, Charpenterie, Serrurerie et Autres à faire pour réparer l’église de Bédoin », il dispose d’un budget limité. Il développe alors un parti de restauration du couvrement pour le moins ingénieux ou seuls les trois grands arcs de la nef sont reconstruits, lui permettant ainsi de supporter une charpente formant plafond à caissons
« Comme on est dans l’intention aujourd’hui de restituer cette église au culte, et que la modicité des fonds que cette commune a de disponible pour objet ne lui permet pas d’en reconstruire les voûtes, on a pensé pour plus d’économie qu’il convenait quant à présent, de se borner à faire un simple toit plafond dont la charpente serait supportée par de grands arcs en pierre de taille, comme on en voit de semblable dans l’église St-Symphorien d’Avignon. » 5
Philippe Joseph Marie Caristie fait référence à l’église Saint-Symphorien d’Avignon où les travaux de réaménagement et de reconstruction réalisés dans cette église au XVIIe siècle avaient laissé la charpente de la nef apparente jusqu’en 1836, époque à laquelle fut reconstruite en brique la voûte en plein cintre à lunettes actuelle. Lorsqu’il dresse les plans de la reconstruction de l’église de Bédoin, la nef de l’église Saint-Symphorien présentait ce type de couvrement.
« Les chevrons seront également en bois de sapin neuf de quinze centimètres d’équarrissage tous seront blanchis à la varloppe sur leur face apparente et placés à trente trois centimètres de distance l’un de l’autre, pour former avec les voliges qui seront cloués au droit des joints en lattis de ces combles une suite de caissons …. Afin d’éviter qu’il ne tombe de la poussière dans cette église, les joints de ces planches seront masqués par des petites voliges en bois de sapin de six centimètres de largeur sur un centimètre d’épaisseur ; ces voliges seront clouées sur le milieu de ces joints et formeront avec ces chevrons des espèces de caissons semblables à ceux qui existent au plafond du couvert de St-Symphorien d’Avignon. » 6
Cette démarche est intéressante, car au-delà de la question budgétaire qui est avancée, cela permet à Jean-Marie Caristie de ne pas se positionner sur la polémique qui avait opposé Pierre Thibault et ses fils à Antoine d’Alleman, plus de 80 ans auparavant et d’éviter de reconstruire une voûte dont on ne sait pas si elle a été construite en pierre de taille, moellons ou briques.
Finalement, une voûte constituée de moellons enduits fut construite. On peut supposer que le programme a changé au cours de l’exécution des travaux à moins qu’elle ait été construite quelques années plus tard à l’aide d’une souscription dont nous n’avons cependant pas connaissance.
Il apparait toutefois dans un compte rendu sur travaux de réparation de la couverture de l’église rédigé 60 ans plus tard par Joseph Lopès, architecte de la ville de Carpentras, que la voûte est reconstruite en briques.
« Il est aussi à remarquer que la voûte de la nef qui était en pierres, ayant été démolie pendant la Révolution et reconstruit en briques, tous les murs latéraux de l’Eglise ont une épaisseur beaucoup trop forte relativement au poids qu’ils sont destinés à soutenir. » 7
L’importance accordée aux matériaux de construction
Une attention particulière fut apportée aux matériaux, particulièrement dans l’utilisation de la pierre. Etant donné que le voûtement de la nef fut détruit par une explosion, le sol de l’édifice devait être chargé de gravats. Aussi, Caristie préconise l’utilisation de cette matière première déjà sur place.
« Les parements intérieurs de cette maçonnerie seront construit en pierre de taille dite Cairron, les Cairrons seront choisis parmi les plus beaux de ceux qui sont épars sur le carrelage de cette Eglise, le surplus sera en moellons posés à bain de mortier de chaux et de sable par rangées droites et parallèle. » 8
Les élévations et les arcs doubleaux sont ainsi relevés en réemployant les pierres d’origine de la construction de l’église. Une distinction est faite toutefois entre les pierres de parement et les pierres des voûtements. « Les voussoirs de ces arcs seront Construits en pierre de taille que l’on choisira parmi les plus beaux de ceux qui ont anciennement appartenu aux arcs doubleaux des voutes de Cette Eglise ... » 9
L’analyse des documents d’expertises résultant de la polémique entre Thibault et Alleman avait déjà permis d’identifier la pierre de construction de l’église comme étant la pierre de Crillon, issue d’une carrière locale qui par chance était et est toujours exploitée. Jean-Marie Caristie utilisa donc la pierre neuve de Crillon essentiellement pour la réalisation de dalles ; les dalles de couverture des chapelles et le carrelage de la nef. Seule l’origine des pierres du dallage du perron n’est pas spécifiée.
« ... on procèdera à la reconstruction de ce carrelage qui sera fait en grands carreaux de pierre de taille provenant des carrières de Crillon, Tous ces carreaux seront proprement taillés et relevés entre quatre cizelures bien avisés, tournées d’équerre sur leur joints ... » 10
La notion de restauration à l’identique
Au travers de la formulation « refaite à neuf », Jean-Marie Caristie développe le principe de restauration à l’identique employé ici lorsque les ouvrages sont encore présents mais trop endommagés pour être restaurés ou remontés. C’est le cas par exemple de la couverture des chapelles latérales qui avaient la particularité d’être couvertes par des dalles de pierre mais également du perron de l’église.
« Les chapelles latérales de la nef de cette Eglise sont couvertes en grandes dalles de pierre de tailles placées sur les reins des voutes de ces chapelles, avec une légère pente pour l’écoulement des Eaux pluviales comme on peut le voir sur la coupe ci-jointe.Ces dalles par l’effet de l’explosion dont nous avons déjà parlé ont été en partie Enfoncées ou brisées, ce qui fait que ces eaux filtrent à travert, et les dégradent de plus, pour obvier à cet inconvénient, il convient aujourd’hui de reconstruire la couverture de quatre de ces chapelles que l’on ne peut en aucune manière réparer tant cette couverture est dégradée, et de relever à bout le dallage des quatre autres, en ayant l’attention de remplacer les dalles de cette couverture qui seraient brisées ou avariée par des nouvelles que l’on choisira à cet effet parmi celles qui proviendront de la démolition du dallage des quatre chapelles à reconstruire, et qui seraient jugées pouvoir resservir.Les nouvelles dalles proviendront des carrières de Crillon.Ces dalles auront les mêmes dimensions que les anciennes, toutes seront posées à bain de mortier de chaux et de sable sur l’ancienne pente qui a été donnée dans le temps à cette Couverture. » 11
En réalité, l’ensemble de l’église devait posséder une couverture en dalles de pierre mais seules les couvertures des chapelles latérales encore en place en ce début du XIXe siècle seront conservées et restaurées à l’identique par Caristie. Les couvertures de la nef, du chœur et de la sacristie seront quant à elles modifiées autant dans leur conception que dans leur géométrie ; suppression des gargouilles, modification de l’altimétrie, modification des versants...
Le projet de reconstruction de l’église Saint-Pierre de Bédoin présenté par Jean-Marie Caristie en 1820 développe en somme un parti et des techniques de restauration précoces alors que la Commission des Monuments Historiques n’est pas encore créée et que commence à peine à s’établir les premiers recensements de Monuments. La notion de restauration à l’identique est utilisée ici, avant même que la première loi sur les Monuments Historiques ne soit votée, voire même que se formalise les théories de restauration de Viollet le Duc et de John Ruskin.
La qualité de cette intervention confirme les connaissances d’un homme, celle de Jean-Marie Caristie dans la mise en œuvre et l’utilisation des matériaux pour la construction de l’architecture ancienne à une époque où les techniques de constructions ne subissent pas encore de grands changements.
1 PIA-LACHAPELLE Leone, « Une dynastie d'architectes : les Caristie », Mémoires de la commission des antiquités de la Côte-d'Or,? 1974.
2 DUREY Denise, itinéraires de l’Avallonnais Philippe Joseph Caristie, Ingénieur des Ponts et Chaussées, Membre de l’Institut d’Egypte, Bulletin de la Société d’études d’Avallon n°79, 2001.
3 idem
4 Devis estimatif des ouvrages en Maçonnerie, Charpenterie, Serrurerie et Autres à faire pour réparer l’église de Bédoin, rédigé par Philippe Joseph Marie Caristie le 15 Février 1820. Archives Départementales du Vaucluse.
5 idem
6 idem
7 Compte rendu de visites suite à des travaux réalisés sans autorisation, rédigé par Joseph Lopès, architecte de la ville de Carpentras le 15 mai 1881. Archives Départementales du Vaucluse.
8 Devis estimatif des ouvrages en Maçonnerie, Charpenterie, Serrurerie et Autres à faire pour réparer l’église de Bédoin, rédigé par Philippe Joseph Marie Caristie le 15 Février 1820. Archives Départementales du Vaucluse.
9 idem
10 idem
11 idem
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