Madame la présidente,
Madame la présidente de la commission, chère Isabelle Rauch,
Madame la rapporteure, chère Fabienne Colboc,
Mesdames et Messieurs les députés,
Je suis particulièrement émue d’être devant vous aujourd’hui.
Je suis émue de vous présenter ce projet de loi qui est le premier projet de loi qui, depuis la Libération, reconnaît la spoliation spécifique subie par les Juifs, en France et partout, du fait de l’Allemagne nazie et des diverses autorités qui lui ont été liées.
Je suis émue, alors que tant de sujets nous fracturent en ce moment, que nous puissions nous retrouver autour de ce texte de reconnaissance, de justice et de valeurs.
Ce texte a été voté à l’unanimité au Sénat, qui l’a à la fois adopté et enrichi.
J’espère qu’à votre tour vous lui accorderez toutes et tous votre confiance, c’est-à-dire celle de la Nation.
Nous vivons dans un pays dont on évoque souvent dans cette assemblée l’histoire, l’héritage, la culture. Nous ne pouvons le faire sans nous souvenir, toujours, que notre solidarité, nos idéaux et une part de notre humanité collective se sont brisées pendant la période du nazisme et de la collaboration.
Une partie du peuple de France, les Juifs, qu’ils soient nés ici ou ailleurs, a été persécutée dans notre pays. Leurs biens ont été pillés, leurs vies ont été prises ou leurs existences contraintes à la clandestinité ou à l’exil.
Nous ne pouvons l’oublier.
En 1995, le Président Jacques Chirac a reconnu pour la première fois la complicité de la France dans la déportation des Juifs de France au cours de l’occupation du pays par l’Allemagne nazie. Il a reconnu que nous conservions à leur égard une dette imprescriptible. C’est-à-dire éternelle.
Ce discours résonne aujourd’hui fortement dans nos esprits : « La France – disait-il- patrie des Lumières et des Droits de l'Homme, terre d'accueil et d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. »
Grâce au travail des chercheurs et des historiens, grâce à nos archives et aux enquêtes menées par les familles elles-mêmes, notre connaissance de cette période est de plus en plus importante et précise.
Les nazis ont fait main basse sur tout ce qui avait de la valeur, des tableaux, des objets du quotidien – des livres, de la vaisselle, des photographies. Autant de souvenirs dont on n’a jamais pu retrouver la trace, sans en perdre pour autant la mémoire.
Mais nous savons aussi que l’État français, c’est-à-dire celui qui gouvernait depuis Vichy, tout à sa volonté de collaborer avec le régime nazi mais aussi de sa propre initiative, a procédé à l’« aryanisation » de milliers de petites entreprises, de baux locatifs, ou de biens divers, confisqués, vendus, arrachés à leurs détenteurs.
Nous savons, depuis la mission Mattéoli en 1997, que les œuvres et objets d’art ont été spécifiquement et massivement spoliés aux familles juives, par les Allemands comme par l’État français.
On estime à au moins 5 millions le nombre de livres arrachés à ces familles et à 100 000 le nombre d’œuvres, d’objets d’arts et d’instruments de musique spoliés aux juifs pour la seule France.
Toutes les recherches menées nous ont aussi rappelé combien les spoliations participaient de l’horreur du génocide, puisqu’elles procédaient de la même volonté d’anéantissement en faisant disparaitre les êtres, leurs biens, leurs créations, leur mémoire.
« Aryaniser », piller et spolier les biens culturels des juifs, c’était essayer d’effacer non seulement les êtres que l’on brise mais aussi leur héritage que l’on vole, leur histoire, leur individualité, leur postérité. Les réduire à un numéro sans voix, sans bagage, sans droits.
L’histoire ne peut être réécrite. Rien ne saurait réparer la tragédie de la Shoah.
Mais nous pouvons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que ces biens culturels puissent être rendus aux ayants droits de celles et ceux qui en ont été privés.
Cela implique de faire évoluer la loi. Nous le devons aux victimes d’hier et à leurs héritiers d’aujourd’hui : pour leur rendre un fragment d’histoire familiale.
Le projet de loi que je porte devant vous aujourd’hui, nous le construisons depuis de nombreux mois
Durant ces mois, j’ai appris le nom de femmes et d’hommes dont les tableaux ont disparu pendant des dizaines d’années. Des tableaux qu’ils chérissaient et qui leur ont été volés. Des tableaux qu’ils avaient vendus, désespérés, pour essayer de fuir.
Des tableaux qui constituaient, souvent, le dernier lien possible avec leurs ayant droits et que nous ne pouvions pourtant pas, dans l’état actuel du droit, leur restituer.
Nous leur devons de nous plonger dans cette histoire.
Je l’ai dit, nous estimons aujourd’hui que plus de 100 000 œuvres et objets d’art ont été spoliés en France, majoritairement dans le cadre des persécutions antisémites.
Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, les alliés ont tenté de récupérer ces œuvres spoliées avant qu’elles ne soient dispersées dans le contexte trouble de la fin du conflit.
Une grande partie de ces œuvres a pu être identifiée grâce à une héroïne de la résistance, qui a risqué sa vie pour faire ce qui est juste, sans rien attendre en retour : Rose Valland, attachée de conservation bénévole au Musée du Jeu de Paume.
L’historienne de l’art Emmanuelle Polack, que j’aimerais remercier dans cette assemblée pour son travail colossal sur le sujet des spoliations d’œuvres d’art par le régime nazi, a contribué à mieux faire connaître son histoire.
À l’automne 1940 s’installe au musée du Jeu de paume une organisation culturelle du parti nazi dirigée par l’idéologue du Reich, Alfred Rosenberg, dont la mission consiste à confisquer systématiquement les collections privées appartenant aux juifs. Pendant toute la période de l’Occupation, Rose Valland parvient à se maintenir à son poste et réussit à soustraire au service Rosenberg les renseignements les plus précieux sur la localisation des œuvres emportées en Allemagne. Elle consigne tout dans ses carnets. Les titres, les artistes, les propriétaires, les origines et les destinations. Au péril de sa vie. À l’armistice, elle intègre l’état-major de la première armée du général de Lattre de Tassigny, se rend en Allemagne et y mène des enquêtes pour identifier et ramener des biens culturels reconnus comme appartenant au patrimoine artistique français. Son action d’agent de liaison au sein de la Commission de récupération artistique, conjuguée à celle des Alliés, va permettre le retour d’environ 60 000 œuvres sur les 100 000 qui avaient été transférées en Allemagne et en Autriche. Nous devons tant à Rose Valland, à son courage, à son sens de la justice.
Sur ces 60 000 biens culturels revenus d’Allemagne, plus de 2200 ont été confiés à la garde des musées nationaux sans entrer dans leurs collections. Ce sont les œuvres dites MNR, « Musées Nationaux Récupération », qui peuvent être restituées sans passer par la loi, car elles n’appartiennent pas aux collections nationales. L’Etat n’en est que le détenteur provisoire.
Mais ces œuvres, dites « MNR » ne sont pas les seules à avoir fait l’objet de spoliations. Certaines sont passées de mains en mains, des spoliateurs aux acheteurs peu scrupuleux, puis d’une collection à l’autre, d’un marchand à l’autre, jusqu’à se retrouver parfois dans les collections publiques.
Démêler le parcours tortueux de ces œuvres, fait souvent de dissimulations et de manipulations, est extrêmement complexe. C’est un travail d’enquête de longue haleine, qui nécessite une grande détermination, mais aussi une expertise extrêmement pointue.
Ce que le législateur permettra aujourd’hui si votre assemblée vote ce texte, c’est l’historien qui l’a construit.
Ces dernières décennies, de nombreuses études conduites en Europe, et surtout en France et en Allemagne, ont révélé, numérisé et mis en partage des sources d’archives qui permettent de lutter contre l’oubli. Nul ne peut désormais ignorer ces ressources.
A l’occasion de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv en 2018, le Premier ministre s’était engagé à « faire mieux » en matière de recherche et de restitution des œuvres d’art spoliées aux familles juives.
A cet effet, nous avons créé en 2019 la Mission de Recherche et de Restitutions des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 au sein du ministère de la Culture, afin de piloter et d’animer cette politique publique de recherche, de réparation et de mémoire. Je veux ici à remercier personnellement David Zivie et son équipe dont l’expertise et l’engagement, mis au service des musées, contribuent, justement, chaque jour à « faire mieux ».
Longtemps, ces recherches se sont concentrées sur les œuvres siglées MNR qui n'ont pu, malgré bien des efforts, être restituées à des propriétaires restés inconnus. Mais depuis la création de notre Mission de Recherche et de Restitutions des biens culturels spoliés, les recherches ont été étendues à d’autres types d’œuvres, entrées en toute légalité dans les collections, parfois bien des années ou même des décennies après la guerre.
Dans deux cas sur trois aujourd’hui, deux cas sur trois, c’est à l’initiative du ministère de la Culture, que les œuvres spoliées sont identifiées et restituées aux descendants.
Ces travaux, ces enquêtes, ces restitutions ont tissé un lien entre les chercheurs et experts d’hier et ceux d’aujourd’hui. Car désormais une nouvelle génération d’historiens s’engage avec détermination dans les recherches de provenance, examine, pas à pas, l’ensemble des collections publiques pour y déceler, parmi les œuvres acquises depuis 1933, les origines douteuses.
Ce chantier, les professionnels de l’art sont plus que jamais prêts à le conduire et le ministère de la Culture ne cesse de l’encourager. Ces préoccupations figurent aujourd'hui dans la formation initiale des conservateurs du patrimoine, des conservateurs des bibliothèques et des commissaires-priseurs, à l’Ecole du Louvre, à l’Institut national du patrimoine, et depuis 2022 dans un diplôme de l’université Paris Nanterre dédié à la « Recherche de provenance » ; et à la rentrée prochaine, à l’Ecole du Louvre dans un nouveau master consacré lui aussi à la recherche de provenance. Ces efforts de formation sont véritablement indispensables et nous continuerons à les amplifier.
Les musées sont désormais pleinement mobilisés, parfois en créant des postes spécifiquement dédiés aux études de provenance comme au Louvre ou à Orsay, ou en missionnant des chercheurs pour évaluer leurs collections, comme l’a fait le musée des Beaux-Arts de Rouen.
Les outils méthodologiques existent, les formations produisent de nouvelles générations d’experts, cette préoccupation citoyenne est devenue générale : aucun musée ne peut rester désormais à l’écart de cette quête.
C’est dans cette perspective que j’engage également mon ministère dans le soutien aux musées territoriaux qui relèvent des collectivités, pour que des aides puissent être attribuées aux recherches de provenance qu’ils souhaitent mener.
Pour autant, lorsque ces longues et difficiles recherches aboutissent, lorsqu’une œuvre spoliée est repérée comme telle dans les collections publiques, lorsque l’on en a identifié les propriétaires, lorsque toutes les parties s’accordent sur le principe de la restitution, il reste impossible de la restituer sans passer par une loi pour déroger au principe d’inaliénabilité des collections publiques.
Or cette loi ne peut intervenir qu’après une certaine attente, au terme d’un processus législatif nécessairement long.
Et plutôt que de multiplier ces lois spécifiques et de prendre encore des années et des années, cette loi cadre sur les biens spoliés dans le contexte des persécutions antisémites est la première de trois lois cadres sur lesquelles je travaille assidûment avec l’ensemble des parlementaires.
La seconde est portée par une proposition de loi de la sénatrice Catherine Morin-Desailly pour encadrer et faciliter les restitutions de restes humains – son engagement de longue date sur ce sujet est exceptionnel. Cette PPL vient d’être adoptée au Sénat et sera prochainement examinée à l’Assemblée.
La troisième loi-cadre, portée par le gouvernement, concernera les biens culturels mal acquis à l’étranger, et en particulier en Afrique. Nous prendrons le temps nécessaire pour la préparer en lien avec les parlementaires, en prenant appui sur les propositions soumises par Jean-Luc Martinez dans son récent rapport et sur les diverses consultations que nous menons.
Ces trois lois cadres concernent des contextes très différents, très spécifiques. Il m’importait de distinguer clairement les trois débats, mais toutes participent à un même mouvement de reconnaissance, d’apaisement des mémoires et de justice.
En modifiant le code du patrimoine, ce projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945, va ouvrir un nouveau chapitre du rapport que nous entretenons avec notre histoire, dans le sens de la justice et de la vérité historique.
Sur la base d’un travail rigoureux mené par des experts et sous réserve de l’avis de la CIVS (la commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations, créée en 1999), chaque bien culturel entré dans les collections publiques, qui sera identifié comme ayant été spolié, pourra être restitué aux ayants droits de son propriétaire, sans délai supplémentaire. Pour l’Etat, un décret simple de la Première ministre suffira. Pour les collectivités, une décision de l’organe délibérant.
Nous élargissons le champ de compétence de la CIVS pour qu’elle puisse traiter des dossiers de spoliations antisémites intervenues entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945 quel que soit le lieu de spoliation, et non pas seulement en France pendant l’Occupation, parce que même volées à l’étranger, des œuvres spoliées peuvent se trouver aujourd’hui dans une collection publique française.
Telle est désormais la portée de cette nouvelle ambition, qui nous engage et nous oblige.
Nous souhaitons, par ailleurs, nous en donner les moyens.
Comme l’a recommandé le Sénat suite à l’examen de la loi, le Gouvernement s’est engagé à remettre au Parlement un rapport tous les deux ans. Il y sera fait régulièrement état non seulement des restitutions opérées, mais aussi du budget consacré par chaque musée national aux recherches en provenance, et de l’aide, technique et/ou financière, qu’aura apportée mon ministère aux autres musées qui en exprimaient le besoin.
Ici, j’aimerais remercier sincèrement les parlementaires engagés dans la construction et l’enrichissement de ce projet de loi.
D’abord au Sénat, grâce au travail de la rapporteure Béatrice Gosselin, puis à l’Assemblée, notamment grâce à vous, Madame la rapporteure, chère Fabienne Colboc. Vous vous êtes pleinement investie pour que ce texte soit le plus précis, pour que les mots choisis soient les plus justes possibles, et pour qu’il puisse rassembler le plus largement possible.
Merci.
Pour conclure, je souhaite vous lire les mots que j’ai lus au Sénat parce qu’ils m’accompagnent depuis mon arrivée au ministère de la Culture et ont éclairé ma décision de faire de cette loi de Justice le premier projet de loi que je porterai devant votre assemblée.
Il s’agit de ce qu’écrivait Patrick Modiano dans Dora Bruder, il y a un peu plus de vingt-cinq ans, alors que nous commencions à prendre la mesure de l’ampleur du drame des spoliations.
“Il faut longtemps – écrit-il – pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé. Des traces subsistent dans des registres et l'on ignore où ils sont cachés et quels gardiens veillent sur eux et si ces gardiens consentiront à vous les montrer. Ou peut-être ont-ils oublié tout simplement que ces registres existaient” (…) « En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phare dont je doute malheureusement qu'ils puissent éclairer la nuit. »
Chercheurs, historiens, associations, descendants des familles, élus : ils ont été nombreux à entendre ces appels et nous ont aidés à éclairer la nuit.
Je voudrais ici les remercier. Leur mobilisation depuis des décennies a rendu cette proposition de loi possible.
Les derniers témoins de la Shoah sont encore parmi nous, mais plus pour très longtemps. Et malheureusement, l’antisémitisme n’appartient toujours pas au passé. Le combattre reste un engagement absolu, un engagement quotidien.
Pour que l’on ne puisse plus jamais dire que la Shoah serait un détail de l’histoire.
Dans son livre, La carte postale, Anne Berest relie sa généalogie familiale au présent. « Je suis fille et petite-fille de survivants – écrit-elle. Et je me rends compte aujourd’hui que j’avais l’âge de ma mère, le même âge que ma grand-mère, au moment où elles avaient reçu les insultes et les jets de pierres. L’âge de ma fille quand, dans une cour de récréation, on lui avait dit qu’on n’aimait pas les Juifs dans sa famille. » Ces mots, ces insultes, ces agressions, nous ne voulons plus jamais les vivre.
Ce projet de loi n’est qu’une modeste contribution à ce combat permanent. Mais il n’en reste pas moins historique. Il s’inscrit dans un chemin ouvert par les résistants, dans le maquis, à Londres, en Afrique du Nord, mais aussi dans nos musées. Ouvert par Rose Valland, ouvert par tous ceux, toutes celles, qui se sont battus pour la justice et l’humanité.
Avec cette loi, nous rendons hommage à leur engagement, à leur courage, et nous nous en montrons dignes.