Discours de Franck Riester, ministre de la Culture, prononcé à l’occasion du Conseil de surveillance de l’Association mondiale des Journaux le jeudi 12 décembre
Monsieur le Président de l'Association Mondiale des Éditeurs de Journaux, cher Fernando De Yarza,
Monsieur le Président du groupe Les Echos/Le Parisien, cher Pierre Louette,
Mesdames et messieurs les Présidentes et Présidents,
Mesdames et messieurs,
Chers amis,
Merci pour votre invitation.
Avant toute chose, permettez-moi de vous dire un mot sur la réforme des retraites : je me soucie particulièrement des conditions économiques d’exercice du métier de journaliste. C’est une question que nous abordons dans sa globalité à l’occasion des concertations en cours sur la mise en place du régime universel des retraites pour les journalistes.
Au-delà de cette question, il est très important pour moi de venir introduire cette journée.
Une journée de réflexion, de dialogue, de coopération, de partage de bonnes pratiques, par-delà les frontières.
Depuis plus de 70 ans, c’est la vocation de votre association. Et je veux vous remercier de la prolonger.
Oui, c’est la presse du monde entier que votre association représente.
La presse dans sa richesse, dans sa diversité, dans son pluralisme de courants d’opinion et de pensée.
La presse de pays profondément différents, aux traditions juridiques et aux habitudes parfois éloignées.
Mais la presse, aussi, dans ce qu’elle porte d’universel : dans ce symbole de la liberté d’expression qu’elle représente, dans sa valeur inestimable de ciment de nos démocraties, dans son rôle dans la lutte contre les infox.
Parce qu’il n’y a pas de démocratie sans vous.
Sans les éditeurs.
Sans les journalistes.
Sans une presse libre.
Tous, nous savons combien cette liberté est fragile.
Combien il est nécessaire de la protéger.
Aujourd’hui, elle doit faire face à de nouvelles menaces.
Des menaces que nous ne connaissions pas il y a dix ans.
Des menaces plus insidieuses que celles auxquelles nous étions habitués.
Je pense à la défiance généralisée à l’égard des médias et de l’information.
Je pense à la démultiplication des sources, des contenus, des modes d’expression.
Je pense au bouleversement de vos modèles économiques, du fait de la révolution numérique.
En vous privant de ressources qui devraient vous revenir, les plateformes mettent votre financement – et donc votre indépendance – en péril.
Certes, il est évident que les agrégateurs de contenus et les réseaux sociaux comptent pour une grande partie du trafic des sites de presse.
Mais il est aussi évident que nous sommes face à un déséquilibre manifeste du marché quand vous, éditeurs de presse, ne pouvez pas vous permettre de ne plus être disponibles sur un moteur de recherche parce que celui-ci a acquis une position trop dominante.
Et il est tout aussi évident que « Google Actualités » ne pourrait pas exister sans le travail que vous réalisez, les contenus que vous produisez, l’information que vous partagez.
Aujourd’hui, en France, 35 000 journalistes titulaires d’une carte de presse fournissent une information professionnelle, fiable et de qualité.
De l’autre côté, chez Google, combien de journalistes ?
Certains voudraient nous imposer un modèle dans lequel la valeur créée par les uns serait captée par les autres.
Par des acteurs mondiaux qui ne financent pas la production de vos contenus, et qui refusent de vous rémunérer.
C’est un modèle qui n’est ni soutenable, ni équitable, ni acceptable.
Et c’est tout l’objectif du droit voisin d’y remédier.
Avec le Président de la République, avec le Premier ministre, et avec vous professionnels, nous nous sommes battus pour le faire adopter au niveau européen, à travers la directive droit d’auteur.
Puis, en France, nous nous sommes battus pour le créer rapidement.
Je suis fier que nous ayons été les premiers à transposer la directive sur ce point.
Je veux remercier le Parlement, et tout particulièrement le Sénateur David Assouline et le député Patrick Mignola, de s’être mobilisés si rapidement.
Mais malheureusement, le combat n’est pas terminé.
Car les plateformes auxquelles s’adresse cette loi pensent pouvoir s’en affranchir.
Elles pensent pouvoir échapper à un juste partage de la valeur.
Laissez-moi vous dire une chose : elles se trompent. Oui, elles se trompent !
Une entreprise, si grande soit-elle, ne peut pas s’affranchir de la loi.
Le refus par Google de vous rémunérer est inacceptable. Je l’ai dit à leurs dirigeants : il est impératif que les négociations puissent s’ouvrir, conformément à la loi.
Je regrette également la méthode utilisée par Facebook, qui a fait connaître son intention d’appliquer la loi française, mais qui a modifié ses conditions d’affichage des contenus de presse postés par les utilisateurs avant même d’entamer toute négociation avec vous.
Le droit voisin, c’est au niveau européen que nous l’avons défendu.
C’est au niveau européen que nous l’avons adopté.
Et c’est au niveau européen que nous le ferons respecter.
Parce que l’Europe est notre meilleure protection.
Face aux géants du numérique, elle est même notre seule protection efficace et crédible.
Face à eux, nous ne ferons le poids que si nous faisons front commun.
Ils peuvent peut-être se passer de proposer leurs services dans un ou deux pays.
Ils peuvent peut-être renoncer à quelques dizaines de millions d’usagers.
Mais ils ne peuvent pas tourner le dos à l’Europe.
Ils ne peuvent pas se départir de 700 millions d’utilisateurs potentiels.
Alors oui, nous devrons être unis dans ce combat.
Les Etats européens devront l’être, et les éditeurs européens aussi.
Les Etats, d’abord.
Nous allons travailler ensemble à la construction d’une réponse commune, avec les autres Etats-membres.
Ils vont devoir transposer la directive. Et notre texte de loi pourra les inspirer.
Si l’on constate que notre loi n’est pas suffisante, nous pourrons la compléter. Le projet de loi audiovisuel, que j’ai présenté jeudi dernier en Conseil des ministres, pourrait être un bon véhicule.
Oui, la seule réponse possible, c’est l’union.
Le Président de la République et la Chancelière allemande l’ont rappelé, lors du conseil des ministres franco-allemand, le 16 octobre, à Toulouse.
Lequel a donné lieu à une déclaration commune dans laquelle « la France et l’Allemagne réaffirment leur détermination à mettre en œuvre la directive européenne sur le droit d’auteur et à assurer le plein respect de ces règles. »
J’ai fait inscrire ce sujet à l’ordre du jour, en Conseil des ministres européens de la culture, le mois dernier, à Bruxelles.
Tout le monde est très mobilisé, comme l’ont montré les nombreuses prises de parole des autres Etats membres – hormis la Pologne, qui s’est toujours opposée au texte.
Mon homologue croate, dont le pays assurera la prochaine présidence de l’Union européenne, m’a également assuré de sa mobilisation.
Cette mobilisation, évidemment, ce n’est pas une mobilisation de l’Europe contre les Etats-Unis, comme certains tentent de le faire croire.
Le droit voisin n’est pas un combat anti-américain.
Nous ne cherchons pas à combattre les plateformes américaines juste parce qu’elles sont américaines.
Mais parce que c’est notre souveraineté qui est en jeu.
Et ce souci de protéger notre souveraineté, tous les Etats le partagent.
Y compris les Etats-Unis.
Eux aussi s’emparent de cette réflexion sur la régulation des plateformes.
Des Etats se mettent à légiférer, craignant la concentration du pouvoir entre les mains de ces entreprises, leur influence néfaste dans le champ démocratique, et le risque qu’ils tuent l’innovation.
La Californie a adopté un texte de protection de la vie privée inspiré du RGPD.
Une loi sur l’interdiction de la reconnaissance faciale a été votée dans l’Etat de New York et en Californie.
Et plusieurs enquêtes relatives aux équilibres concurrentiels sont en cours au niveau fédéral.
Des équilibres concurrentiels qui ne sont, à l’évidence, pas atteints aujourd’hui.
Le rapport de force créé par les plateformes est inéquitable pour vous.
Ils captent une part trop importante des recettes publicitaires, et affaiblissent vos ressources.
Ils peuvent décider unilatéralement de modifier les conditions d’exposition ou de référencement des contenus.
Comme Facebook, qui a opéré l’an dernier une modification opaque et imprévisible de son algorithme.
Ils peuvent ainsi vous priver d’accès à votre public, et mettre à mal la diversité offerte aux internautes.
Et quand ils lancent des objets connectés, comment s’assurer qu’ils assurent un traitement équitable de tous les contenus, alors qu’ils en produisent eux-mêmes ?
La question se pose pour les assistants vocaux, notamment, qui peuvent imposer certains contenus d’information plutôt que d’autres.
Ces plateformes, qui ont une part de marché si large qu’elle leur permet de contrôler l’accès et le fonctionnement de l’ensemble de leur marché...
Ces plateformes, auxquelles on ne peut échapper lorsque nous souhaitons accéder à l’information en ligne…
Ces plateformes « structurantes », nous devons les réguler.
Nous devons leur imposer des règles spécifiques, sans empêcher l’innovation ni l’émergence de champions nationaux.
Face à elles, nous devons réaffirmer notre souveraineté.
Cette question doit être inscrite à l’agenda de la nouvelle Commission européenne.
Sa nouvelle Présidente, Ursula von der Leyen, s’est exprimée en faveur d’un agenda numérique propice à l’innovation et garant d’une responsabilisation des plateformes numériques.
J’ai rencontré la vice-présidente et commissaire en charge de la concurrence, Margrethe Vestager, pour parler ensemble des prochaines étapes.
Et je me réjouis de son volontarisme sur le sujet.
Comme elle, je pense que le temps est venu d‘actualiser les règles de la concurrence dans l'UE.
Nous le devons aux citoyens Européens.
A la liberté de chacun.
A cette diversité culturelle qui est notre richesse.
La France sera force de proposition sur ces sujets auprès de la Commission.
Nos éditeurs et agences de presse se sont déjà groupés pour déposer plainte auprès de l'Autorité de la concurrence.
Celle-ci a décidé de lancer une enquête sur les nouvelles règles qu'applique Google pour la présentation des contenus de la presse française dans son moteur de recherche.
Une enquête qui permettra d’établir s’ils abusent de leur position dominante sur le marché, où s’ils ont pratiqué ce que le droit français appelle un « abus de dépendance économique ».
Et qui, si c’est le cas, proposera les moyens pour y remédier.
La Commission européenne est très attentive aux travaux menés par l’Autorité de la concurrence, qui joue ici un rôle précurseur fondamental.
Oui, la France sera force de propositions, car il existe des solutions.
La solution, c’est de demander plus de transparence et de loyauté dans les rapports entre acteurs.
La solution, c’est de garantir la liberté de choix des utilisateurs.
La solution, c’est d’exiger un meilleur partage de l’accès aux données, une obligation de transparence des algorithmes, ou encore une garantie de l’interopérabilité des services, pour qu’aucune plateforme ne puisse poser de barrière d’accès à un service.
J’ai rencontré les éditeurs de presse européens, aussi.
Je les ai appelés à faire front uni.
A faire preuve, comme ils l’ont fait pour la négociation du texte, d’un esprit d’unité et de solidarité.
A se rassembler face à cette menace.
Parce que les réponses et les solutions, on ne les obtiendra pas sans vous.
Sans votre union. Sans votre mobilisation.
Parce qu’on n’obtiendra de rémunération équitable de la part des grandes plateformes numériques qu’en négociant collectivement.
Cette nécessité de jouer « collectif » ne concerne pas que la presse.
Elle concerne, plus largement, toutes les industries culturelles et créatives.
Elles doivent faire face au même problème, à la même concurrence des plateformes.
Et elles devront répondre avec la même union pour peser.
Cette question sera au cœur de la réflexion à mener sur la structuration de cette filière autour de projets communs.
C’est tout le sens des Etats généraux des industries culturelles et créatives, que j’ai lancés il y a deux semaines, avec le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian et le ministre de l’Economie et des Finances Bruno Le Maire.
Mesdames et messieurs,
Ce qui est en jeu, c’est votre liberté.
Elle est une des conditions de la démocratie.
Ce constat n’est pas nouveau.
Le 11 septembre 1848 déjà, dans son discours à l'Assemblée constituante, Victor Hugo défendait que votre liberté n’est « pas moins sacrée, pas moins essentielle que le suffrage universel. »
« Le jour où [...] on verrait la liberté de la presse s'amoindrir [...], ajoutait-il, ce serait en France, ce serait en Europe, ce serait dans la civilisation tout entière l'effet d'un flambeau qui s'éteint ! »
Ce flambeau, nous ne pouvons pas le laisser s'éteindre.
Et nous ne le laisserons pas s'éteindre.
Ni en France, ni en Europe, ni dans le monde.
Si nous voulons le maintenir allumé, il faut raviver sa flamme.
Si nous voulons protéger la presse, son indépendance, sa liberté, si nous voulons vous permettre d’informer, il faut préserver vos moyens.
Grâce, notamment, au droit voisin.
Sur cette question, l’Europe est attendue.
La France est attendue.
Le monde nous regarde.
Alors, soyons à la hauteur.
Soyons aux avant-postes de ce combat.
Pour garantir un juste partage de la valeur.
Pour le rééquilibrer, au profit des éditeurs, des agences de presse, des journalistes.
Pour assurer votre avenir.
J’aurai besoin de toute votre mobilisation.
Vous pouvez compter sur la mienne.