« Le dessin humoristique s’appuie sur une vision de l’existence plus ou moins curieuse », disait celui qui observait tendrement les villes dans leur temps, Paris ou New York ; le mélomane, fan de Duke Ellington, qui croquait les vivants comme des notes glissant sur les lignes d’une partition baroque, comme emportés par le vent de la vitesse contemporaine, noyés dans des pensées complexes, des foules denses et des paysages détaillés qui tantôt les révèlent, tantôt les dépassent. L’artiste travaillait en long, la vue planant au-dessus des toits de la capitale, parfois pendant trois semaines, et en large, pour mieux réduire à l’impression la beauté détaillée, réaliste mais irréelle, de ses dessins. La finesse de son trait, inspirée de son maître Chaval, autorisait la moquerie douce, la satire littéraire qui use de litotes et de métaphores pour élever le visible au deuxième degré, le sens littéral au sens figuré, suggéré : « Le dessin est un antidote à ces autoroutes de sens, ne serait-ce que parce qu’il prend un temps fou ».
Sempé se moque, mais jamais ne raille. À l’instar du Flaubert de Bouvard et Pécuchet, qu’il lit et admire, ou d’un Maupassant, il cherche la justesse du point de vue et la perfection de la forme. Ses couvertures pour le New Yorker, rejoint en 1978 et dont il devient la star à la suite de ses pères, Steinberg, Peter Arno, ses dessins de presse dans France-Dimanche, Le Nouvel Observateur, où Françoise Giroud le fait venir en 1965, Paris Match, Le Figaro, presque toute la presse française, ses albums en rafale, un par an, sont en effet autant œuvres d’art qu’œuvres de rire critique.
Sempé s’excuse : « Mes clarinettes sont fausses et mes vélos ne peuvent pas rouler ! ». Pourtant, son Petit Nicolas né en 1959 d’une amitié et d’une complicité singulières avec René Goscinny, existait, et ce, dans le monde entier. Ses bonshommes au nez en péninsule, ses vélos, ses musiciens, sont aussi vrais que ce monde qu’il observait avec malice, et rendus libres par son génie et son parti pris des gens. Du titre de son dernier dessin publié, « Pense à ne pas m’oublier », nous n’aurons certainement pas besoin, pour nous souvenir de Sempé.
J’adresse à son épouse, Martine Gossieaux, à sa fille, Inga Sempé, ainsi qu’à ses proches, mes plus sincères condoléances.