Chère Jeanne Cherhal,
« L’œil véritable de la terre, c’est l’eau » écrit Gaston Bachelard pour qui elle est la forme poétique la plus complète, la matière même de nos rêves.« Liquide » comme vous le chantez dans l’album si justement intitulé Eau, vous êtes « comme la rosée sur les feuilles » qui devient « flaque en un clin d’œil». Une flaque qui chez le philosophe de l’imaginaire, contient un univers, un instant de rêve.
Cette fluidité des mélodies et cette souplesse des mots et de l’esprit, vous les devez sans doute à vos études de philosophie et à cette passion pour la danse que vous nourrissez très jeune. Puis délaissez pour la musique, parce que dans la danse, il « manque les mots » dites-vous.
Equilibriste, jouant des sonorités et de leurs répétitions qui retentissent comme des incantations et des obsessions sensorielles, vous êtes une artiste libre qui nourrit son inspiration, avec une légèreté qui n’est pas sans gravité, des choses de la vie qui l’émeuvent, l’amusent ou la révoltent. « Je ne veux pas qu'on me porte », « je ne veux pas qu’on m’escorte », chantez-vous. On pense alors à Francis Ponge qui nous dit que liquide « est par définition ce qui refuse toute forme pour obéir à sa pesanteur […], ce qui échappe à toute définition, mais laisse […] des traces ».
« Liquide comme la lave en fusion » vous n’hésitez pas à mettre des mots et des notes sur vos colères et vos révoltes. Comme cette prière que vous faites « avec la tête et le majeur » pour exiger la libération des Pussy Riots, vos « soeurs cagoulées de rose ». Ou pour saluer le combat et les droits acquis par les pionnières de l’émancipation féminine dont vous chantez l’ « audace et le courage » car elles « ont su desserrer les coutures/Des générations futures », plus que jamais d’actualité. Des droits que vous défendez avec « Colonel, j’ai 16 ans » contre tous les assauts réactionnaires.
Ces convictions, votre engagement auprès des sans papiers ou contre la montée de l’extrémisme en France, vous les exprimez avec fermeté mais toujours avec justesse et avec une rare élégance. Le 2 décembre dernier au Théâtre du Rond Point, vous avez interprété « Tissu », un texte tout en finesse et poésie, appel à la tolérance et ode à la femme libre, par-delà les clichés qui obstruent notre regard.
Auteure, compositrice, interprète, vous êtes une figure incontournable de la scène musicale française, une artiste singulière dont le talent et l’univers poétique ont su conquérir le public. En 2005, vous êtes consacrée aux Victoires de la musique comme Révélation de l’année pour votre album Douze fois par an. Aux côtés de Camille, Olivia Ruiz, Emilie Loizau ou la Grande Sophie, avec lesquelles vous formez Les Françoises pour le Printemps de Bourges, vous incarnez la belle jeunesse de la chanson française, tout ce qu’elle a à dire à notre société, et illustrez la vitalité et la créativité des artistes de la scène musicale contemporaine.
« Mon tout, je le cherche en vain ici ou là-bas » reprenez en refrain dans l’album Charade. Vous le cherchez à l’écran où vous incarnez Coralie dans le court-métrage de Nicolas Engel, La Copie de Coralie, ode à la tendresse et à l’onirisme, doucement mélancolique, sélectionné à la Semaine de la critique en 2008. Ou encore sur les planches dans les Monologues du Vagin en 2005 ou en 2011 dans l’opéra contemporain The Second Woman de Frédéric Verrières.
Artiste émancipée, liquide et affranchie, qui affirme, au gré de ses albums et de ses humeurs, avec fermeté et courage, drôlerie et subtilité, une liberté de ton etune sensibilité qui ont séduit le cœur du public français, vous êtes aussi une femme de cœur et de conviction, une femme de tête, citoyenne engagée, qui porte haut les couleurs de la scène musicale française actuelle et les valeurs de la République. Parce que ce Ministère est votre maison, comme il est celle de tous les artistes et de tous ceux qui les aiment, c’est un grand plaisir pour moi de vous adresser ici les hommages de la République.
Chère Jeanne Cherhal, au nom de la République française, nous vous faisons Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres.
Cher André Manoukian,
Boris Vian, dans ses Chroniques sur le jazz, évoque ceux qui « touchés d’abord par les sens, l’intelligence, un souvenir, une association d‘idées […] cherchent à approfondir […] et se penchent sur cet art qu’est le jazz avec les yeux neufs de la découverte pour extraire de lui sa vraie substance». Sur les pas d’un Vian chroniqueur, c’est vers cet horizon que semble tendre toute votre carrière placée sous le signe du jazz : donner envie à l’auditeur ou au spectateur de se pencher sur le jazz ou toute forme musicale, avec les yeux neufs de la découverte.
Comme Sartre qui disait que le jazz comme les bananes se consomment sur place, c’est en Amérique que vous développez votre passion en faisant vos classes au très prestigieux Berklee College of Music. C’est là que vous découvrez l’ivresse des sons et des bruits, la rigueur de l’improvisation qui a fait les grands noms du jazz. Votre piano résonne des harmonies et variations en réponse aux accents arméniens et aux cuivres slaves d’un univers inspiré qui se fait l’écho d’une douce mélancolie, l’Arménie de vos parents ancrée dans l’histoire de notre pays. Une mélancolie, Melanchology pour reprendre le titre de votre album, dont Hugo disait qu’elle est bonheur d’être triste.
Pygmalion, vous écrivez pour de nombreux jeunes talents que vous contribuez par ailleurs à révéler dans une émission musicale qui a la faveur de nos écrans. Dans So in Love vous réunissez la jeune scène française autour des plus grands standards du jazz. Créer et encourager ce lien précieux entre le public et au-delà du jazz, de toute forme musicale, c’est la voie que vous avez choisie.
Pas de limites, de démarcations ou de cloisonnement en musique. Pas de territoire défini. Et chaque matin sur France Inter comme sur nos écrans de télévision, vous montrez que la musique, comme l’art, ne connaît ni limites, ni barrières. Elle est déterritorialisée pour reprendre l’expression deleuzienne qui vous est chère. Vous êtes un passeur, un pédagogue. Chaque matin sur les ondes, vous réalisez une des plus belles missions de la Radio de service public : faire tomber les murs entre le public et la culture, plus précisément la musique.
Lorsqu’Isabelle Giordano vous ouvre l’antenne des Affranchis, c’est le début d’une belle aventure radiophonique. Vous découvrez un nouveau territoire sonore. Celui des ondes de France Inter. Dans la matinale de Patrick Cohen, vous succédez à Didier Varrod, enjeu de taille, pour incarner cette voix de la musique qui impose sa propre temporalité dans le flot rythmé de l’actualité. Une invitation au lâcher prise et au voyage vers des horizons sonores oubliés ou inconnus, une méditation intérieure qui nous donne la distance et la force nécessaires pour nous saisir de l’actualité, renouvelées chaque matin pour le plus grand bonheur des auditeurs de la radio publique.
A rebours de l’immédiateté qui caractérise notre société contemporaine, votre première chronique donne le ton de cette parenthèse suspendue : une plongée dans les racines du folk et du blues, au cœur du métissage sonore de l’univers méconnu de Karen Dolton dont la voix singulière qui s’est tue prématurément ouvre une brèche, point d’orgue enchanté, dans l’actualité mouvementée.
A travers l’émission populaire qui a fait de vous une figure incontournable du petit écran, vos carnets de voyages musicaux réalisés avec Tété pour France 5, vos émissions radiophoniques ou le festival de jazz que vous organisez en altitude, vous contribuez à alimenter cette proximité entre le public et la musique. Et tous, l’auditeur de France Inter, le téléspectateur de la Nouvelle Star, le festivalier de Chamonix, de partager ce que Nietzsche formulait en ces termes : « la vie sans musique est une erreur, une fatigue, un exil ».
Grâce à vous la musique, dans ce qu’elle a de plus populaire mais aussi de plus exigeant, est un peu mieux partagée. C’est pour ce talent que vous avez de nous ouvrir à la nouveauté ou aux moments de grâce oubliés, à inviter à la découverte ou à la redécouverte de notre patrimoine musical que la République des Arts et des Lettres, que vous contribuez à faire vivre auprès du plus grand nombre et dont vous maniez si élégamment le verbe, vous rend hommage ce soir.
Cher André Manoukian, au nom de la République française, nous vous faisons Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres.